Un toit… et nous ?

Sommaire

contribution à l’étude « Un toit et moi » d’ATD-Quart-Monde octobre 2019

L’habitat en quelques cas

Toi et moi, nous avons toujours eu un toit qui nous abritait de la pluie, nous protégeait de la chaleur, de la froidure, du vent, des orages, de la grêle. Un appartement moderne dans un petit immeuble où chacun se connaissait. Cela avait les caractéristiques de la convivialité. Pourtant, il nous semblait petit pour six personnes parce que nous avions toujours vécu dans des pièces vastes et des grands jardins. J’étouffais en ville par manque d’espace, d’horizon, de verdure. Nous partîmes à la campagne rénover une vieille et grande bâtisse où nous nous sentons à l’aise au milieu d’un village qui nous épargne plus ou moins de ses ragots.

Parfois, nous rendons visite à Sarah qui, après vingt ans de mariage avec un cadre supérieur, a toujours autant de mal à se faire à une grande maison. Jusqu’à son mariage, elle a vécu dans deux pièces qui accueillait sa famille de huit personnes. Cela ne posait de problème à personne puisqu’un jour ses parents avaient troqué leur roulotte contre ce toit qui leur semblait moins précaire. Pour Sarah, sa maison si belle lui fait peur, la nuit venue, parce qu’il y manque la chaleur sécurisante des corps qui se touchent, les cris, la pagaille, les disputes. Même lorsque les enfants se manifestent très bruyamment, l’espace des pièces diluent la densité de leurs bruits.

J‘aime aussi me rendre chez tes amis qui habitent un immeuble en forme de tour très haute, perchée au bord de la falaise qui domine la grande ville. Les pièces ont une forme particulière, pittoresque, la vue est panoramique. J’aime y aller, de temps en temps, mais je n’y habiterai pas : ce panorama sans limite est trop vaste pour moi. Nos amis n’en partiraient pour rien au monde.

Par sa fille, j’ai connu Zoé qui vit dans un grand ensemble au-dessus de la ville, mais loin de son centre. Auparavant, elle habitait le centre historique de la ville qui fut rasé pour cause (officielle) d’insalubrité. Elle a été transplantée là, dans un immeuble où elle bénéficie de tout le confort moderne et d’une vue superbe sur la ville et sur ses pentes boisées. Rien de cela ne l’intéresse : elle y a perdu tout un mode de vie, définitivement disparu.

Les parents de Maria ont, un jour, troqué le merveilleux roulis qui l’endormait dans son réduit de la péniche familiale contre un travail en usine et une maison louée par l’entreprise. Finies l’observation des rives et de sa faune, la vie lente et paisible au fil de l’eau, les nuits estivales à la belle étoile sur le pont, les rencontres et les fêtes entre mariniers, lors des haltes. Une vie de famille, celle des mariniers, une vie de partages, de rencontres diverses et inattendues. « Quand je serai grande, je conduirai la péniche », rêvait-elle. Son frère, plus âgé, sombre dans la mélancolie et l’inaction parce qu’il n’y aura pas de relève à assurer.

Quant à Liza, elle se désespère de ne point trouver de logement social, elle qui vit dans trois pièces avec ses deux fils, tous deux musiciens, qui ont besoin d’un espace personnel.

Habitat et urbanisme

À partir de ces quelques vignettes, il est possible d’envisager que le concept d’habitabilité ne peut avoir de définition univoque car il est dépendant du passé et du vécu de la personne, de sa culture, de son éducation, des habitudes acquises au long d’une vie (en particulier, l’appropriation physique et corporel d’un espace fermé, d’un espace ouvert), des problèmes (familiaux, financiers…) du moment. Chacun de ses éléments dont certains sont anciens et bien ancrés, d’autres plus récents, déterminent une plasticité naturelle ou forcée plus ou moins importante. Pour une personne, cette plasticité sera la base de la capacité d’adaptation qu’elle pourra mettre en œuvre pour accepter et habiter un nouveau logement. En général, on se pose la question de cette plasticité pour les personnes très âgées ou pour celles qui ont des maladies invalidantes ou des handicaps. Je voudrais montrer dans les lignes qui suivent que cette plasticité concerne tout le monde y compris les personnes nomades et gens du voyage dont on pourrait penser que l’absence de domicile fixe a créé en eux une plasticité d’adaptation optimum.

Pour les plus pauvres ou ceux qui avaient peu de relais pour se défendre, la période des années 1950-1960 fut particulièrement éprouvante. Ce fut l’époque de grands travaux (barrage qui aboutit à la suppression d’une agriculture de montagne sur une vaste surface et à la création de Val d’Isère) (autoroutes en région parisienne qui éventrèrent des villages, coupèrent en deux des communautés urbaines ou villageoises, rompirent des liens sociaux) ; époque aussi de grands projets urbanistiques qui mirent au panier les idéaux du préfet Hausmann pour qui une ville habitable devait aussi être une belle ville. Des populations furent ainsi déplacées de force et durent réinventer une vie sociale à partir de ce qu’il n’avait ni demandé ni choisi.

Souvent ces transplantations du centre vers l’extérieur de la ville se faisaient sur de vertueux critères hygiénistes et une croisade pour offrir à des gens pauvres tous les avantages du confort moderne. L’administration, sous les traits de la bonne fée, réalisait ainsi les rêves fous de personnes qui n’aurait jamais imaginé habiter un jour d’aussi beaux logements. En réalité, Zoé n’en a jamais rêvé et n’a jamais demandé que l’on décide de son bonheur en dehors d’elle. Comme ceux qui ont bénéficié de ces changements, elle appartenait à la communauté séculaire d’un quartier du centre ville. Dans son nouveau logement, elle a eu le confort et une vue magnifique qui lui donnait le droit de payer un supplément de taxe d’habitation pour avantage exceptionnel que ne payaient pas les habitants plus huppés de quartiers historiques pour cause d’ancienneté de leur immeuble.

Il est à noter que toute personne qui, dans son jardin, plante ou transplante quelque chose va s’inquiéter du nouvel environnement de sa plante pour qu’elle s’épanouisse au mieux. Je ne suis pas sûre qu’il en soit ainsi pour les humains, sauf cas rares.

La zone d’habitation où fut transplantée Zoé se composait de grandes barres qui dessinait sur le ciel leur profil blanc net, rectiligne géométrique. Un beau tableau pour amateur d’art abstrait. Pour faire ses courses, il y avait plusieurs centaines de mètres à longer d’un côté, la linéarité du béton et de l’autre, le no mans land de pelouses sans fantaisie avant l’arrivée au centre commercial. En effet, quand on sortait de son immeuble, il n’y avait plus de rue où flâner en côtoyant des chalands parmi lesquels on frayait son passage, plus de rue où se presser, son cabas à la main vers l’épicerie, puis la boulangerie… Juste un centre où se regroupaient les commerces considérés comme nécessaires, où l’on arrivait après une marche solitaire, nécessaire elle aussi, et sans plaisir. Dans le centre ville, les immeubles et les rues étaient tous différents. Chaque immeuble avait ses particularités propres. Bien qu’ils soient contigus, il n’y avait aucune uniformité linéaire. Dans cette zone, il fallait chercher ou créer la vie : elle ne s’offrait pas spontanément à celui qui sortait de chez lui.

Le nouveau quartier de Zoé était loin du centre ville. Mais qu’est-ce qu’une longue distance lorsqu’elle est compensée par un service de transports en commun efficace, pensait les créateurs du projet ? Zoé aurait pu leur répondre : « Qu’est-ce qu’un service de bus pour des personnes qui n’en n’ont jamais eu l’usage parce que tous les commerces étaient à portée de leurs pieds ? » Qu’est-ce qu’un beau paysage pour qui a côtoyé, sa vie durant, des monuments anciens à l’architecture et aux ornements élaborés et se retrouve dans un univers de barres uniformément grises et sans aucun ornement où l’oeil puisse s’attarder ? Qu’est-ce qu’un logement bien éclairé, bénéficiant du confort moderne, pour des personnes arrachées à leur milieu, coupées de la réalité de la cité, dépendantes des horaires d’un bus pour leurs déplacements, bouleversées dans leur mode de vie et dans leurs habitudes, dans leurs repères amicaux, dans leurs complicités solidaires. On aurait pu réhabiliter les logements et les laisser vivre dans leur quartier ; réhabiliter le quartier et lui redonnait sa dimension historique et architecturale. Le choix a été fait de tout raser au nom de la salubrité pour créer une sorte de Manhattan par une opération immobilière lucrative qui ne disait pas son nom et préférait utiliser le concept plus glorieux d’entrée dans la modernité.

Habitat et transplantation

Ce type d’urbanisme au nom de la modernité, de l’hygiène et au profit d’opérations immobilières qui ont nettoyé un centre ville d’une certaine « faune » pour y faire venir des habitants plus respectables, furent nombreux, un peu partout en France. Ce fut un grand mouvement après la guerre jusque dans les années 1970, qui repart depuis quelques années avec ce que l’on appelle la « gentrification ». À chaque fois, la diversité sociologique s’appauvrit au profit de ceux qui ont les moyens économiques d’habiter dans les nouveaux quartiers ainsi créés, et les plus pauvres sont relégués toujours plus loin à la périphérie des villes, toujours plus loin des lieux de travail. Il fut un temps où les membres d’une famille se retrouvaient au repas de midi car le lieu de travail n’était jamais bien loin. Ce n’est plus le cas et le « métro-boulot-dodo » est devenu RER-métro-RER-boulot-dodo. J’ai eu ainsi l’occasion de parler, un jour, vers onze heures du soir à une personne qui rentrait de son travail à Parly2 et regagnait son logement situé au Val fourré (Mantes-la-jolie). Elle gagnait de quoi faire vivre sa famille, mais n’en voyait les membres que le dimanche ou lors de ses vacances. Elle s’inquiétait de savoir ses enfants laissés à eux-mêmes et aux influences destructrices qu’ils pouvaient subir en grandissant.

Je ne crois pas que l’on se soit beaucoup intéressé aux cas de dépression mentale, de suicides, d’alcoolisme qui touchait essentiellement les mères au foyer et dont le taux était anormalement élevé dans les grands ensembles habités par des populations transplantés d’office. J’étais encore jeune lorsque j’entendais l’autosatisfaction du président de l’office HLM, fier d’une opération d’urbanisme au service des plus défavorisés (j’avais même visité le chantier en voie de finition où m’avait été montrée la buanderie commune au sous-sol, les étendoirs à linge sur le toit, preuve pour lui que les concepteurs du projet voulait préserver la communauté de vie des nouveaux habitants). Un jour, après que ces immeubles eussent été remplis de leur population, j’ai entendu des assistantes sociales parler avec mépris de ces personnes à qui on donnait les conditions de vie les meilleures possibles et dont les femmes et les vieillards se mettaient à déprimer et à dépérir au détriment de toute logique et de toute reconnaissance pour ceux qui avaient accompli le miracle de leur faire quitter leur habitat misérable vers un modèle de confort qui leur était inaccessible.

Plus tard, je lirai le résumé d’une étude sur les effets moraux et psychologiques dévastateurs résultant d’une transplantation de ce type dans la commune nouvelle de Val d’Isère : une population qui vivait dans des chalets et pratiquait une agriculture de montagne s’est retrouvée du jour au lendemain dans des immeubles de plusieurs étages et obligée de se reconvertir professionnellement.

Il y eut d’autres cas similaires, à l’époque, tels l’éventration de villages pour cause de grands travaux et sans tenir aucunement compte d’un cadre de vie ancestral et du choc psychologique qui pouvait s’en suivre. Je me souviens ainsi d’un charmant village de la région parisienne. Je suivais une rue qui montait vers l’église en serpentant, me régalant de ce que j’avais sous les yeux. J’arrivais à une place tout aussi charmante d’aspect, mais il n’y en avait qu’une moitié, barrée par un immense grillage qui surmontait la tranchée au fond de laquelle circulaient les véhicules d’une autoroute. Tout ce qui avait été l’autre moitié du village, au-delà de la place, avait disparu.

À propos du confort et de l’hygiène, je voudrais terminer par une autre de ces remarques émanant de personnes à la conscience sociale. Remarque qui m’a longtemps fait cogiter sur les incohérences (apparemment scandaleuses) qu’elle dénonçait et m’a amené à envisager que si le respect des différences était bien difficile à respecter, sa mise en oeuvre concrète l’était encore plus. « Pensez-vous, disaient ces dames, ils utilisent les bidets et les baignoires pour élever des poules et des lapins. » Hè oui ! Les transplantés ne connaissaient que l’eau à la pompe ou au robinet dans la cour et les bains publics quand ils voulaient aller plus loin dans le nettoyage de leur corps. Parfois, un immeuble était mieux loti que d’autres et proposait un robinet sur le palier où remplir un broc ou une bassine devenait un vrai plaisir. Dans leur nouvel appartement, il y avait l’eau qui sortait du robinet. Parfait ! Ce serait beaucoup plus simple pour emplir les bassines de la toilette quotidienne. Quant à la salle de bains et à son mobilier, cela ne leur disait rien, absolument rien. En revanche, aucun endroit n’était prévu pour les poules et les lapins qu’ils élevaient dans les cours et qui leur permettaient d’améliorer l’ordinaire des repas. Ils trouvèrent ainsi un usage pour les baignoires.

Habitat et critères administratifs

Lorsque les logements attribuables aux plus pauvres deviennent rares dans une ville, la tentation des services sociaux a pu être de se séparer des familles dites « à problèmes » en leur trouvant un habitat à la campagne au prétexte que le changement d’air leur serait bénéfique. La punition, pour ces familles a été double. Contrairement aux habitats en ZUP, il n’y avait pas de transports en commun pour les amener en ville. D’autre part, pour un urbain invétéré, vivre à la campagne est un choc culturel et possiblement traumatisant, d’un point de vue psychologique.

L‘habitabilité, lorsqu’elle se définit sur des critères purement budgétaires et administratifs, dénie au pauvre la possibilité de définir ses besoins et d’être entendu dans ses vœux. L’attribution établie sur des bases statistiques permet d’avoir une ligne décisionnelle claire. Elle empêche toutefois une écoute appropriée aux besoins réels des demandeurs et refuse de prendre en compte leur capacité effective à faire face aux contraintes budgétaires générés par leurs demandes lorsqu’elles ne correspondent pas à ces critères statistiques. Liza, devant quitter son logement demandait quatre pièces pour que ses enfants, élèves au conservatoire, travaillent leur musique chacun dans leur chambre. Elle eut beau prouver que, malgré des revenus faibles elle n’avait jamais eu de loyers impayés et qu’elle avait toujours fait face à ses devoirs de locataire, il ne lui fut proposé que le type de logement qui correspondait strictement aux critères définis administrativement.

Ces critères statistiques sont basés sur des règles comptables qui cherchent à exclure les risques autant que faire se peut. La personne et ses besoins propres quant à l’habitabilité sont niés et ainsi sont niés également les risques de dépérissement moraux qui peuvent en résulter et qui eux, iront s’imputer sur un autre budget, national celui-là. Un budget du logement social vertueux aura alors provoqué un risque supplémentaire pour un autre budget, celui de l’Assurance maladie. Ce budget vertueux et les critères d’habitat déshumanisé provoquent, à plus long terme une augmentation du budget « sécurité » de la nation car le désespoir guette ses habitants et, plus particulièrement, les plus jeunes. Quand un pays traverse des périodes difficiles, chacun est prêt, au nom de la solidarité et du malheur collectif, à faire passer ses besoins propres en second par rapport à une urgence qui doit être affrontée collectivement. Lorsque ce n’est plus le cas et que les sacrifices sont demandés aux seuls pauvres, ce n’est plus supportable. Pour un pauvre, il est mal vu d’être déprimé ou de dépérir à cause d’un environnement où il loge mais où il ne peut s’implanter durablement car il ne relève pas de son choix mais de critères imposés de façon opaque et arbitraire par ceux qui sont chargés de lui « octroyer » un logement. Pour les nouveaux pauvres, ceux qui sont confrontés à une baisse drastique de leurs revenus, soit leur philosophie de la vie leur donne la plasticité nécessaire pour faire face et s’adapter, soit la rigidité administrative qu’il découvre, à cette occasion, devient une cause supplémentaire de plaintes et d’apitoiement sur soi.

Si l’on reprend l’argumentaire hygiéniste qui justifiait la création de nouveaux quartiers excentrés pour les plus défavorisés en habitat, qu’en est-il lorsque les contraintes budgétaires d’une famille ne permet plus à un de ses membres de bénéficier du traitement qui lui est prescrit pour maintenir sa santé à un niveau relatif acceptable ? Par exemple, à une époque où la consommation d’électricité fait partie intégrante de la vie ordinaire (ne serait-ce que pour faire des devoirs scolaire ou universitaires à la maison, pour faire des démarches diverses…), comment se soigner dans certains cas si la consommation électrique alloué par le fournisseur est restreinte. « Moi, j’avais besoin d’un appareil respiratoire… Encore faut-il qu’il y ait de l’électricité… J’ai moins de quatre heures d’appareil par jour… »

Habitat et socialisation : un toit et moi

Pour une personne seule et dépendante d’allocations diverses, une hospitalisation longue peut se révéler dramatique. Parce qu’elle n’a personne pour s’inquiéter de son absence prolongée, aucun relais pour ouvrir sa boîte aux lettres et s’occuper de lui faire porter son courrier (ce que faisait très bien les concierges d’autrefois) et donc, aucun moyen d’y répondre, elle court le risque de perdre ses droits d’allocataire et, par suite, le droit à son logement.

Il fut un temps où avoir un toit au-dessus de sa tête créait de fait un tissu social. Les immeubles n’étaient pas très hauts. On avait des voisins de palier dont on faisait la connaissance dans l’escalier à force de se croiser, puis on faisait connaissance avec les autres locataires, toujours dans l’escalier ou par les bavardages de la concierge. La concierge était un lien et une médiation, écoutant les difficultés ou les joies de l’un, proposant une solution à un autre, en parlant à un troisième, apportant son concours à la création d’une complicité solidaire. À l’occasion, elle rendait service. Elle était une présence rassurante parce que la seule qui était quasiment toujours là. Elle maintenait la propreté des lieux communs. C’était elle aussi qui pouvait observer les signes de mauvaise santé, de déchéance physique, et alerter les personnes adéquates. Elle était aussi la gardienne des lieux communs et de ses règles propres.

Aujourd’hui, sans personne médiatrice et à moins d’avoir des enfants, il est difficile d’aller à la rencontre des inconnus qui partagent le même toit. La solitude guette, une fois de retour chez soi. Le toit abrite de nombreux toi + toi + toi + toi… et il n’y a personne avec qui « toi » pourrait se transformer en « moi » pour parler avec « toi » pour le simple plaisir d’un échange, d’un bavardage1. Tu pourrais entendre la complainte de solitude de ce couple, de cet homme seul, de cette femme harassée par une journée de travail avant de retrouver sa famille. « Il y a cinq ans que j’habite cet immeuble et je ne connais personne. Quand je rentre chez moi, je longe des portes closes avec des oeilletons qui ne s’ouvrent que pour les connaissances. Un alignement de portes au long d’un couloir sombre. »

La complicité naturelle qui se créait entre gens d’un même voisinage doit, maintenant, être l’effet d’un volontarisme. L’accueil et l’intégration dans une communauté urbaine n’a plus aucune évidence. Personne n’est là pour vous souhaiter la bienvenue spontanément, pour vous donner les points de repère de votre nouveau quartier. Il faut, désormais, se forcer à pousser les portes d’un centre de loisir, d’une M.J.C., d’un gymnase, d’un club de sport… Ce n’est plus le quartier qui vous accueille, c’est vous qui devez manifester votre souhait d’être accueilli. Cette perte de l’accueil du nouveau, de la nouvelle, de la famille qui débarque, explique, selon moi, la plainte récurrente de solitude qui émane de tant de personnes, selon les sondages.

Un toit pour toi, un toit pour moi. Un toit qui nous est commun. Nous sommes voisins. Nous avons appris à nous connaître. Nous nous disons « bonjour » dans la rue, nous nous invitons pour une tasse de café, un match de foot, une recette de cuisine. Un peu plus loin, un autre voisin qui se fait vieux ne se montre quasiment plus dehors. Nous trouvons des prétextes pour lui rendre visite. Tu m’as fait connaître des habitants de l’immeuble voisin. Avec toi sous ton toit + moi sous le mien, nous avons créé un « nous » avec d’autres. Le quartier est moins morose, plus vibrant de vie sympathique.

Cela serait tellement plus simple si les longs couloirs de certains immeubles disparaissaient au profit d’escaliers desservant un palier avec deux ou trois portes, escaliers éclairés par des impostes. Cela serait tellement plus simple s’il y avait une succession de places avec, pour chacune, une convergence de rues. Chaque place serait ainsi un lieu de rendez-vous possible pour tout un chacun avec un bistrot, un commerce, des arbres pour l’une, un square ouvert avec des bancs où s’installer pour bavarder un instant pour l’autre…

Un peu d’imagination urbanistique, un peu d’art architectural, un peu de verdure joliment agencée, soignée et suivie, sont les éléments d’un cadre indispensable pour que l’habitat ne soit pas un simple « clapier » qui n’existe que pour donner le minimum de ce que peut donner un toit, à savoir le gîte et le couvert. Ils auraient apporté ce dont avaient besoin les habitants pour s’approprier leur nouveau lieu de vie et parce qu’ils s’y seraient sentis bien, ils s’y seraient épanouis. Deux générations plus tard, la laideur et l’indigence du paysage donnent à éclore les graines de la révolte, du désespoir, la noyade dans la drogue et l’alcool, le repli sur le communautarisme et une religiosité exacerbée et mal comprise qui sont autant de tentatives de fuite vers une transcendance inaccessible parce qu’ils renforcent l’emprise immanente d’un lieu de vie dont les personnes concernées restent prisonnières. Créativité et dynamisme constructif s’y étiolent. En son temps, Roland Castro avait tiré vigoureusement la sonnette d’alarme. Il fut mal et pas assez entendu. Son diagnostic est toujours d’actualité, en plus grave.

Écologie humaine et mixité sociale

Dans les lignes qui suivent, je vais aborder le thème de la mixité sociale qui me semble être une autre composante du bien-vivre ensemble.

Ci-dessus, j’ai utilisé le terme de « clapier ». Après un tour en ville Zoé, à ce qu’elle disait, rentrait au « clapier. Cette expression, courante à ce moment-là, en disait long, selon moi, sur le vécu de personnes qui se sentaient rabaissées par le cadre de vie qui leur était imposé. Vécu négatif renforcé par l’appellation « zone » (ZUP) où on les logeait. Pendant longtemps, la « zone », ce fut cette bande de terrain située au-delà des fortifications où se terraient ceux qui n’avaient pas droit de cité, ceux qui n’avaient pas le droit d’y vivre.

Jusqu’aux années 1930 –époque des premières tours en périphérie parisienne– une ville se développait de façon concentrique, chaque fois que la topologie l’y autorisait et toujours par quartiers successifs avec place centrale où aboutissaient les rues nouvelles, et qui possédait lieux de rencontre et commerces. Si les anciens faubourgs sont si tristes, c’est parce qu’ils ont dérogé à cette règle en s’alignant sans fantaisie autour d’une voie d’entrée. Mais leur fonction première n’était pas l’habitat ; elle était utilitaire (offres de services, accueil, remises, octroi) à l’égard de ceux qui arrivaient.

Tout comme les autres êtres vivants et les plantes, l’homme a besoin d’une écologie pour s’épanouir et donner le meilleur de lui-même. C’est à peu près le message que Roland Castro chercha à faire passer. À savoir que l’habitat, ce n’est pas seulement quelques pièces, un endroit pour cuisiner, un endroit pour se laver, une porte sur palier pour clore l’ensemble, plus l’eau et l’électricité à tous les étages (« eau et gaz à tous les étages » mentionnaient autrefois les loueurs sur plaque de bronze). Le tout, construit en fonction de termes comptables stricts et de budgets serrés destinés à faire du logement et non à créer une habitation.

Dans mon enfance, il m’est arrivé d’habiter une rue bruyante et vivante où l’on s’interpellait d’un trottoir à l’autre, où, dès sept heures du matin, le menuisier-ébéniste ouvrait grand son atelier sur la rue et mettait en marche ses machines. Quand un meuble était terminé, il le mettait sur le trottoir, laissant la rumeur publique avertir l’acheteur qu’il pouvait venir chercher sa commande… et il ne tardait pas. S’y côtoyait, des ouvriers, des fonctionnaires, des artisans, des commerçants, des professions libérales. Les femmes au foyer ne s’ennuyaient pas. Pour le calme, elles avaient la cour, à l’arrière. Pour l’agrément, elles faisaient leur couture côté rue et observaient. Aujourd’hui, cette rue est calme et silencieuse : les maisons et petits immeubles ont été touchés par ce que l’on appelle la « gentrification ». Elle est devenue monosociale.

Dans les grandes villes, les immeubles d’une certaine hauteur ont connu une évolution semblable. Chacun abritait une diversité sociale acceptée. Le rez-de-chaussée était dédié au commerce, l’arrière-cour à l’artisan, l’entresol à la profession libérale ; le premier étage était « noble », le second l’était un peu moins, et ainsi de suite jusqu’aux derniers qui logeaient les ouvriers, puis les combles qui abritaient les étudiants désargentés, les bonnes et les très pauvres. Tout cela a disparu et les arrières-cours sont laissées au silence et à l’abandon par des habitants avides de calme qui, en général, ne supportent pas celui de la campagne parce qu’on y entend tous les bruits.

L‘écologie de l’homme, comme celle de la nature, est celle de la diversité. Elle le nourrit spirituellement, intellectuellement, moralement, psychologiquement, par l’observation in situ des différences. Cela le stimule, lui donne des références, des modèles, lui ouvre des possibles qu’il aurait ignoré autrement, des bases pour se construire comme être humain dans son devenir et son avenir.

La création de ZUP d’un côté et l’évolution vers la gentrification de l’autre ont cassé la dynamique qui résultait de l’immersion constante dans les différences sociales, humaines, culturelles, spirituelles… Des idéologies et des injonctions appelant au respect ont remplacé de façon externe et intellectuelle ce qui s’apprenait par imprégnation et éducation familiale et collective parce qu’un enfant n’était pas seulement celui de ses parents mais aussi celui du quartier dont les membres le reprenait en main quand il le fallait. Une chose est à noter : les quartiers anciens portent des noms qui leur sont propres ; les nouveaux endroits s’appellent ZUP de X. Parfois, on s’avise à les appeler « quartier », alors qu’ils n’en ont aucune caractéristiques, sans pour autant leur donner un nom propre (Quartier Nord, par exemple).

L’idéologie libérale prône que quand on veut on peut sortir de la pauvreté et s’élever dans la société, le pauvre étant alors celui qui mérite son sort parce qu’il n’a rient fait pour en sortir. Cette conception était défendable dans un univers où régnait une certaine mixité sociale car, grâce à cette mixité, un jeune ambitieux ou motivé pouvait s’accrocher à une locomotive. Dans une société qui crée, de fait, apartheid et ghetto, les locomotives sont un peu trop lointaines pour s’y accrocher. Elles parlent plus à l’imaginaire qu’elles ne créent une dynamique de la vie. À locomotives trop lointaines et trop inaccessibles, réalité de dégoût, de dépréciation, de mésestime de soi ; rancoeur, jalousie ; de l’envie de ce qui s’avère trop haut, trop loin naît l’envie jalouse.

Quelque soit l’époque ou le pays, ghetto et apartheid créent les mêmes mécanismes symétriques de part et d’autre de l’arc-en-ciel social : peur, repli, rejet ; rébellion, puis violence plus radicale, d’un côté ; lois de plus en plus restrictives et coercitives, de l’autre. Une addition de « moi » qui se retrouvent avec les mêmes griefs, les mêmes frustrations, les mêmes désespérances finit par se regrouper en un « moi » fusionnel qui a ses propres règles, en change au gré des circonstances et refuse celles des autres. Pour vivre bien, un quartier a besoin d’une biodiversité humaine qui remplacera l’addition exacerbée des « moi » en « nous » parce que « moi » je te rencontrerai dans ta différence et j’apprendrai beaucoup de cette différence et parce que toi tu me rencontreras dans ma différence et que tu en apprendras beaucoup. Pour les migrants, l’absence de biodiversité humaine est une double peine car à la perte de leur pays s’ajoute l’absence de convivialité intégrative.

Le constat que j’ai porté dans les lignes qui précèdent sur les villes nouvelles ou les grands ensembles est également valable pour les lotissements construits en plein champs ou pour les maisons de retraites relégués hors agglomération. Pour un certain nombre de lotissements, on retrouve uniformité et monotonie désespérantes avec des rues qui se succèdent toutes semblables dans un désert de repères : pas un arbre, un buisson, une sculpture pour donner une personnalité à une rue et mettent en éveil l’attention du passant. Cela est accentué par l’absence d’une conception urbanistique privilégiant le vivre ensemble et énonçant des règles limitant, par exemple, la hauteur des haies sur la rue.

Pour ce qui concerne les maisons de retraite, je vais parler d’Adélaïde. Après une vie très active dans une très belle ville dont elle habitait au centre, elle a été vivre en maison de retraite, moderne, confortable, mais construite hors de la cité sur un plateau la surplombant et sans transport en commun pour les relier. Trop difficile et trop loin pour les trajets à pied. Il ne lui a plus été possible de s’évader en flâneries urbaines ou en sorties culturelles. Il en fut de même pour les visites qui se raréfièrent. Elle perdit ses repères brutalement.

À la date du 14 octobre 2019, je trouve dans le journal local la définition suivante : « …des résidences belles, dignes, atypiques, épanouissantes, …[ un habitat] au milieu de la vie, qui est intégré dans la ville, qui n’est pas à l’écart, où chacun peut aller et venir comme il l’entend, sans dépendre de personne. Il est important que chacun se sente libre de ses mouvements, valorisé et surtout exister. » Cette définition qui me semble résumer assez exactement la teneur des réflexions exposées ci-dessus ne vient pas d’un professionnel de l’habitat (architecte, paysagiste, urbaniste…) mais d’une association qui cherche à loger des « personnes en situation de handicap mental ». Je propose que cette définition soit étendue et serve de base à tout projet immobilier de construction, de rénovation, de réhabilitation et que soit ainsi pris en compte, au-delà des critères financiers, les critères d’écologie humaine qui influeront par la suite sur le devenir des générations concernées et sur une paix sociale partagée et équilibrée, car quelqu’un qui n’est pas bien dans son environnement risque de basculer dans le mal être, ou pire.

À la campagne, les graines portées par le vent et les oiseaux tombent, au hasard, sur une diversité de terrains où elles décident ou non de s’implanter. Ces terrains sont de qualité inégales, voire franchement ingrate et pourtant, il y a toujours l’une ou l’autre d’entre elles qui s’y accrochent. Certaines auront besoin de beaucoup de lumière, d’autres de beaucoup d’ombre ; certaines veulent boire en abondance, d’autres se contentent de peu. Certaines, même, qui ne se plaisent qu’à l’ombre adopteront la lumière parce que le terrain leur plaît. Écologie humaine ? Écologie de l’habitabilité ? Écologie de l’universalité de la vie par la différence ? Certains humains s’implantent et trouvent leur équilibre dans un grand immeuble excentré, d’autres plutôt en centre ville, d’autres dans de petites villes proches de la campagne. Certains voudront de l’espace dans leur maison en ville, d’autres voudront de l’espace autour d’eux, d’autres ne se sentiront bien que dans quelque chose de petit, à leur mesure, d’autres aimeront être perchés et voir les choses de haut. Ce qui est ingrat pour l’un sera fertile pour un autre. Que cette diversité des besoins, des envies, des demandes deviennent une source de richesse créative pour tous ceux qui oeuvrent au paysage urbain et à l’habitat.

1En effet, lors de tout échange verbal, il y a une personne qui occupe la place du « moi » qui écoute un « toi » représenté par celui qui parle. Pour la suite de la conversation, il y a interversion des places au fur et à mesure de son déroulement.