Prison et emprisonnement

Sommaire

Article écrit pour une étude d’ATD-Quart Monde dont je suis coauteur (Santé, prison et grande pauvreté : une triple peine)

A- La prison : un lieu, une ambiance (quelques constats personnels)

Alors que j’étais animatrice en formation des adultes et responsable de l’unité décentralisée d’un GRETAi, j’ai eu l’occasion de pénétrer dans l’enceinte des trois prisons du secteur. De plus, j’ai participé à un programme de réinsertion des prisonniers en fin de peine.

La première fois que je me suis rendue à la prison régionale pour participer à un jury en vue de l’obtention d’un diplôme pour des prisonniers, j’eus le choc de découvrir, qu’à partir du moment où je me présentais devant la porte massive du centre, je devenais, automatiquement, une suspecte possible. Je fis ainsi, immédiatement, l’expérience de la déshumanisation de la prison en entendant un voix aérienne et désincarnée me demandant de présenter ma carte d’identité, à plat dans ma main, recto, puis verso. N’ayant été nullement avertie de ce type d’accueil, je cherchais d’où venait la voix. Parce que je cherchais à comprendre le phénomène, j’oubliais d’obtempérer. La voix réitéra la demande de façon pressante, puis menaçante.

Cet accueil par une voix, et non par un être humain, me fit l’effet d’une grande violence. « Oh ! Toi qui franchis ce seuil, abandonne tout espoir : tu entres en Enfer ! » La voix désincarnée me fit subir un interrogatoire avant, enfin, qu’un mécanisme actionne l’ouverture d’une porte. J’entrai dans une sorte de bunker vitré dont la paroi extérieure était en verre fumé. Mentalement, je comparais cet accueil avec celui que j’avais trouvé dans un autre lieu d’enfermement, à savoir un hôpital psychiatrique, où, peu de temps auparavant, j’avais été faire passer des tests à des membres du personnel soignant en vue d’un plan de formation ultérieure. Deux lieux d’enfermement (pour des raisons différentes, il est vrai) et deux visions différentes de l’accueil et de l’occupation de l’espace. Parce que cette comparaison m’a inspiré une proposition d’amélioration, je la cite ici pour mémoire et y reviendrait au terme de ce texte.

Pour en revenir au centre de détention régional, je dus traverser de bout en bout en espace immense et sinistre, terre battue au centre et rebords herbeux, pour accéder au bâtiment où était convoqué le jury d’examen. Rien pour atténuer l’aspect strictement utilitaire de la salle de couleur sombre où nous nous tenions. Des couleurs plus claires lui auraient donné un aspect plus lumineux et, peut être plus chaleureux, plus propice au travail de la pensée. Mon premier constat fut ainsi que tout était mis en place pour susciter désespoir, et donc violence, tant chez les gardiens que chez les détenus. Impossible, selon moi, de travailler avec humanité et plaisir dans un tel abandon de décorum où l’oeil ne pouvait se reposer ou se raccrocher à aucune petite joliesse ou beauté d’une fleur, d’une couleur, d’un buisson, d’une forme autre que géométriquement agressive et fonctionnelle. Impossible, toujours selon moi, de se sentir respecté comme humain dans un tel refus d’offrir un aliment, si petit soit-il, à la joie de vivre, à l’évasion de l’esprit, à sa détente par un petit quelque chose d’inordinaire comme la forme d’un massif de plantes ou la couleur d’une pièce. Cette curieuse notion de joie de vivre que je semble vouloir associer à un univers rigoureusement punitif, j’y reviendrai ci après.

Je viens de parler du centre de détention régional. Je peux y ajouter l’expérience avec la Maison d’arrêt où je fus reçue avec bienveillance et une pointe d’humour le jour où le portail de détection magnétique continua à couiner alors que pieds nus, il ne me restait plus que mes simples habits d’intérieur. On m’évita le déshabillage dans une pièce ad hoc et je rentrais par la loge du gardienii.

À la même époque, j’eus l’occasion également de pénétrer dans une prison centrale qui se trouvait, elle aussi, dans mon périmètre professionnel. Si je n’ai pas de souvenir particulier de l’accueil, je revois les couloirs, les escaliers, les murs gris et bruts qui défilent dans une monotonie monochrome qui me donne une sensation d’irréalité car je n’y trouve, ni repères, ni rien de saillant qui puisse en servir.

B- L’expérimentation d’une préparation à la fin de peine

J‘étais responsable d’une unité décentralisée de mon organisme de formation. Dans ce cadre, j’ai participé à une expérience où les prisonniers libérables dans les six mois, vivaient en semi-liberté, alternant travaux salariés avec le statut de « Contrat Emploi Solidarité » (CES) dans les communes environnantes (emplois en plein air) et formation individualisée adaptée au niveau des personnes et à leur projet professionnel. Ce projet était travaillé en amont avec les éducateurs et retravaillé avec moi lors d’un entretien préalable à l’entrée en formation. Entretien au cours duquel, après avoir sondé leurs motivations et projets, je parlais des règles de l’endroit et j’établissais avec eux le programme et les horaires des cours. Lors de leur premier jour de cours, ils devaient signer un contrat (protocole d’un Atelier de Pédagogie Personnalisée) où ils reconnaissaient connaître les règles de l’endroit et approuvaient l’emploi du temps et le programme prévu pour eux en rapport avec leur projet professionnel. J’avais des contacts avec les éducateurs qui se tenaient informés tout en restant discrets lorsque les choses se déroulaient selon le contrat établi. Je n’ai jamais su et jamais voulu savoir l’objet de leur condamnation. J’étais la seule à connaître leur statut car je tenais à ce qu’il soit, chez nous, des auditeurs parmi d’autres. La plupart des hommes qui venaient ainsi terminait des peines de cinq ou six ans. Ils avaient eu des métiers et des emplois, dans une autre vie, mais aucun ne souhaitait les retrouver. Ils avaient des acquis professionnels et techniques et voulaient les transférer sur autre chose. Ils étaient unanimes pour dire que durant, les quatre premières années de leur incarcération, ils avaient tenu. Au-delà, ils n’avaient plus perçu que l’enfer et l’absence de sens d’une oisiveté forcée, le gâchis de leur force et de leur intelligence. Durant cette cinquième année, ils s’étaient jurés : « Plus jamais ça, c’est trop horrible ! »

A contrario, un jeune homme qui n’avait purgé qu’une peine assez courte fut arrêté en plein cours parce que, quelques heures plus tôt, il avait accepté d’aider des personnes de rencontre dans un braquage à la voiture bélier. Je cite cet épisode car j’ai vu, d’un coup, la rigueur brutale et l’exercice d’une force sans nuance contre un délinquant, au mépris du lieu où cela se passait, et sans aucun égard pour les auditeurs choqués d’être dérangés en plein travail et d’assister à une scène à laquelle ils ne comprenaient rien et pour laquelle aucune explication ne leur était fournie. La bulle de l’univers carcéral s’était transportée chez nous et ceux qui étaient à l’intérieur de cette bulle vivaient en mode « prison » comme s’ils y étaient effectivement. Ils venaient en expédition punitive et ils avaient oublié où ils étaient, réellement. Ils repartirent avec le jeune homme menotté, comme ils étaient venus, sans explication. L’explication, je l’ai eu de l’éducateur qui était resté en arrière.

Toujours à la même époque, je recevais des surveillants venant suivre des cours en soirée ou en journée. Au cours de l’entretien préalable, ils me parlaient du programme d’humanisation et de l’expérience de semi-liberté en CES qu’avait mis en place le directeur du moment. Ils étaient très critiques et assez amers. Ils avaient l’impression que cet homme accordait plus d’importance à des personnes qui avaient gravement failli qu’à eux qui étaient honnêtes et travaillaient dur pour le rester. Ils prenaient les tentatives d’humanisation comme autant d’indulgences coupables qui encourageraient les détenus à sortir du rang dans lequel ils avaient bien du mal à maintenir certains. Pour eux, il y avait ceux qui respectaient le contrat social et les autres ; ces autres, il fallait qu’ils en « bavent » pour ne plus jamais recommencer. En les écoutant, j’avais l’impression d’entendre des « Sisyphe » qui ne voyaient aucune fin à leurs efforts de redressement de ce qui était tordu. Je pensais qu’il ne pouvait en être qu’ainsi parce qu’ils se focalisaient sur ce qui était tordu et non sur ce qui était sain dans la personne. Ils voulaient un redressement par la force et non à partir du potentiel à développer par chacun.

Lorsque je quittais le métier d’animatrice en formation continue pour devenir psychothérapeute, fin 1999, j’eus un contact avec le directeur qui s’inquiétait d’une modification sociologique et mentale des nouveaux arrivants. Le nombre de ceux qui présentaient des difficultés d’adaptation au réel, des profils caractériels portés aux extrêmes voire des problèmes de santé mentale était en augmentation. Pour lui, le modèle de la prison tel qu’il avait fonctionné jusqu’alors était inadapté à ces personnes et devait être repensé. Le tout punitif ne pouvait fonctionner avec de tels profils psychologiques. Il me proposait d’instaurer une permanence où les détenus pourraient venir parler à quelqu’un de neutre, s’ils en éprouvaient le besoin. Oui, mais avec quel financement ? Je ne pouvais être bénévole et je ne voulais pas limiter mon action à ceux qui avaient quelque pécule. Le directeur partit peu après. Cela en resta au niveau d’un constat inquiétant.

C- La sortie de prison

Outre mon expérience en tant que formatrice, j’ai eu l’occasion, comme psychothérapeute, de faire quelques constats sur le déroulement de la liberté conditionnelle et sur le vide abyssal que peut générer la sortie de prison pour celui qui se retrouve, brutalement, loin de son pays d’origine, sans argent, sans famille, sans point de repère, après un vécu de dépendance totale pendant des années. Et cela, en particulier, pour ceux qui ont été incarcérés, très jeunes, au tout début de l’âge adulte avant de s’être installés socialement dans une peau d’adulte et dans un métier. Les détenus en libération conditionnelle que je recevais à l’Atelier de Pédagogie Personnalisée. avaient connu une vie sociale, exercé un métier. Ils savaient ce qu’étaient le référentiel d’un métier. Les points de repères qu’ils avaient acquis auparavant pouvaient être réactivés et fournir la force dynamique dont ils avaient besoin pour l’avenir proche.

Pierrick, Breton, encore très jeune, avait tué un camarade sous l’effet de l’alcool alors qu’ils s’entraînaient à boire à plusieurs, rien que pour voir ce que cela faisait puisque l’alcool appartenait au seul univers culturel qu’ils connaissaient, l’univers familial. À la sortie de sa prison lorraine, il souhaitait se construire comme adulte et s’était dirigé vers un Centre médico-psychologique où on lui avait proposé un rendez-vous six mois plus tard. Il m’avait été envoyé par un conseiller de l’ANPE qui pensait que je pourrais faire quelque chose pour lui dans le cadre d’une recherche d’emploi. Lors du premier entretien, Pierrick comprit tout de suite que ce cadre ne correspondait pas à sa demande de soutien psychologique lourd. Je ne le revis plus.

Dans ce même cadre de soutien psychologique pour une recherche d’emploi, j’ai reçu, durant six mois, un homme qui venait de terminer une peine pour complicité dans un meurtre. À la différence de Pierrick, il avait le soutien d’une famille soudée auquel s’ajouta, au fil des mois, celui de son village lorsque fut constaté son désir sincère de tourner la page par son implication dans les travaux agricoles. Au bout des six mois, il retrouvait un emploi dans son métier d’avant. Dans l’intervalle, il avait progressivement ouvert la plaie de la culpabilité ; il était passé du regret inlassable de sa folie d’un moment à une objectivation de sa faute. Jusqu’à cet entretien mémorable pour la thérapeute, où il tourna contre elle la colère qu’il avait jusque là tourné contre lui. La thérapeute tint bon face à la violence du déluge verbal menaçant. Au bout d’une heure, il quitta la pièce en fermant la porte en douceur. Quinze jours après, lors du rendez-vous suivant, il arriva souriant et détendu, affirmant qu’en fermant la porte, la fois précédente, il avait laissé derrière lui quelque chose de très lourd et que, depuis, il se sentait libéré et allégé. Libéré du poids de la culpabilité (et de la familiarité écrasante et cruelle qu’elle lui faisait vivre), il se sentait redevenir droit, prêt à assumer les conséquences de son acte devant les juges (lors d’un procès qui devait se dérouler quelques semaines plus tard), prêt à envisager l’avenir et l’inconnu de cet avenir.

Adeline vint, un jour, à mon cabinet parce que la libération de son mari, quelques mois plus tard, la paniquait. Il avait été condamné pour détournement de mineures et elle faisait partie de ces mineures. Elle l’avait épousé en croyant que le mariage le stabiliserait jusqu’au jour où la police était venu l’arrêter. Lui, au cours de sa détention, avait eu les moyens de suivre une thérapie : il savait ce qu’il voulait être désormais et demandait à sa femme de voir en lui un homme qui voulait mettre en œuvre ce changement dès son retour dans la vie civile. Il avait besoin qu’elle croit en lui. Elle prit conscience que, pour cela, il fallait qu’elle quitte son statut de dominée et qu’elle se positionne d’égal à égal avec lui. Le cheminement d’Adeline lui fut très utile lorsque son mari amorça les prémices de la libération. Elle constata que l’euphorie du retour à la vie civile l’amenait à la prodigalité et elle n’eut pas trop de la force qu’elle avait trouvée en elle au cours des séances pour contrer les débordements financiers de son conjoint. Ce qui fut alors travaillé en séance porta sur la manière d’instaurer un cadre et des règles qui ramènent l’ex prisonnier à la réalité des règles et contraintes qui régissent une vie en famille, et par delà , en société.

D- La prison : droit et non droit

Pour moi, psychothérapeute, le cadre est, déontologiquement, un espace protecteur et sans jugement où la personne peut oser se voir tel qu’elle est et, à partir de là, envisager ce qu’elle doit changer et sur quelles forces et qualités, elle peut compter pour cela. Par ailleurs, il existe aussi des cadres arbitraires qui visent à étouffer les personnalités pour maintenir un pouvoir qui se veut tout puissant. C’est le cas des dictatures. L’accueil que je reçus à la prison régionale me donna la sensation que j’entrais dans un lieu où régnait la loi du plus fort, le droit étant pour ceux qui étaient du bon côté, les surveillants, en l’occurrence. Qu’advenait-il des autres ? Y avait-il encore un droit légal opposable ? Ou le droit était-il celui qui dépendait du bon vouloir des surveillants et de l’administration ? Telles étaient les questions que je me posais à mon retour.

Il me semble qu’un cadre où le droit dépend de la catégorie (bonne ou mauvaise) dans laquelle sont placées les personnes a tout de l’arbitraire et ne peut qu’inciter à la révolte, à la violence et à la récidive (désir de vengeance) en même temps qu’il peut, à terme, déséquilibrer la vision sociale des personnels en les accoutumant à une appréciation binaire (ou manichéenne) des personnes : on est bon ou on est mauvais. Le respect du cadre réglementaire devrait être l’affaire de tous et non un coup de force permanent qui incarcère doublement les personnes, les enferme doublement dans quelque chose qui perd son sens : enfermement entre les murs d’une cellule dont elles sortent peu à l’intérieur d’une prison dont elles ne sortent pas et dans un cadre réglementaire sur lequel elles n’ont pas de prise puisque son application ne dépend que de la catégorie qui a la force et le pouvoir de son côté. Si l’incarcération en prison a du sens pourquoi la pervertir en y ajoutant une rigidité réglementaire qui le lui fait perdre par excès ?

Le respect ne s’apprend que par les formes les plus élémentaires de la politesse. Insultes, brimades, humiliations créent, en retour, amertume et exaspération qui se déchargent sur les plus faibles, générant ainsi une cascade d’arbitraires.

La prison ne peut être vertueuse que si chacun est traité à égalité avec les autres. Si l’argent peut acheter ce que d’autres n’auront pas ou dont ils seront privés par rapport à certains de leurs besoins, un message est envoyé aux plus démunis qu’il vaut mieux être malhonnête et en être pourvu qu’honnête et ne pas en avoir. Le pauvre subit une peine supplémentaire à celle qui a été décidée par le tribunal du fait qu’il ne peut plus avoir ce qui lui semblait élémentaire avant pour un minimum de confort ou d’hygiène. Se développe ainsi une forme de cynisme qui porte en germe un enfoncement dans la délinquance toujours plus grave.

E- L’évolution des caractères

Le point de vue hyperpunitif peut, à la longue, donner l’impression à celui qui fait sa peine et qui était prêt à payer pour ce qu’il avait fait, que la société ne cherche pas tant à punir qu’à se venger pour le mal ou la peur que le condamné lui a fait subir par ses méfaits ou crimes. Être coupé de la vie civile du fait du méfait, un prisonnier ne peut que l’accepter, mais lorsqu’il découvre cette forme de vengeance perpétuelle qui se traduit sous la forme irrationnelle de brimades, humiliations, privations… il ne peut qu’être accablé, à la longue par cette peine qui s’additionne à la peine légale. Pour le plus pauvre, cela aboutit à un triplement de sa peine.

Au niveau psychologique, cela peut déboucher sur plusieurs possibilités : l’évasion par les études ou le travail, le décollement du mental hors de la réalité, le durcissement du caractère jusqu’à l’insensibilité à toute forme de douleur, mais aussi de détente. L’évasion par les études, ou plus modestement par les livres, n’est pas ouverte à tous ; celle par le travail est, pour ce que j’en sais, limitée dans son offre. Le décollement du mental apporte, au début, une forme de soulagement par la négation du réel, puis aboutit à la prison mentale qu’est la déraison ou le désespoir.

Le durcissement du caractère peut être celui de la volonté à se tirer de là avec le moins de dégâts personnels et à se focaliser sur l’avenir. S’il y a focalisation sur un projet réaliste et réalisable, l’élaboration intérieure du projet blindera la personne et lui donnera la possibilité de tenir bon, tout en gardant son équilibre. Si le projet envisagé est plus idéaliste ou idéalisé qu’en prise avec un réel hors les murs, la focalisation aura, à terme, le même effet que le décollement mental hors du réel et aura des conséquences identiques.

Si le durcissement du caractère se focalise sur l’injustice, l’iniquité, par la prise de conscience que la société a trompé la personne en lui faisant croire que la prison n’était qu’une punition comme en font des parents, alors qu’en réalité elle se vengeait, s’il prend conscience, par ce que lui renvoie les gardiens qu’il n’y a pas de rémission et pas de pardon possibles, cette prise de conscience va réveiller un fond sauvage qui n’aura plus ni foi, ni loi. Or n’avoir plus ni foi ni loi, c’est perdre toute confiance en la bienveillance humaine qui lui offrirait l’espérance d’être pardonné et c’est perdre toute confiance dans la protection par la loi auquel il a légalement droit au nom de l’égalité de traitement promise à chacun. Soit la personne se durcira jusqu’à être un brute et se montrera comme telle ; soit elle se durcira sous une forme hypocrite en ne montrant à l’extérieur que l’image que l’on attend d’elle, image qui ne dit rien de la personne et de ses capacités de toute puissance sur les plus faibles, image inverse de l’acceptation d’impuissance affichée officiellement.

F- L’écart grandissant entre les conditions de vie en prison et celles de la société civile

Je voudrais attirer l’attention du lecteur sur le fait que la prison, dans sa dureté, était acceptable pour une majorité de personnes lorsque les conditions de vie à l’extérieur en étaient peu éloignées et lorsque les punitions, parfois sans nuances, étaient fréquentes et admises par le plus grand nombre des membres de la société comme faisant partie des méthodes éducatives. À une époque, la nôtre, où les conditions de vie et de confort se sont nettement améliorées, où les règles d’hygiène se sont répandues partout, où on demande aux parents de dialoguer plutôt que punir, maintenir l’ancienne philosophie de la détention peut créer la sidération chez des personnes qui n’avaient pas le plus petit début d’imagination que cela pouvait exister en dehors des films et des histoires à se faire peur. Le décalage entre une certaine indulgence parentale dont ils ont fait l’expérience et la dureté qu’il rencontre une fois les portes de la prison refermées en est inhumaine. La moindre brimade sera vécue avec une intensité que n’auraient pas ressentie de vieux briscards. De ce fait, il me semble qu’actuellement, il faut une dose de violences beaucoup plus faible pour aboutir à une sidération, au désespoir ou à un durcissement sauvage, forme de repli sur soi qui se fait par le mental en refusant toute détente comme une faiblesse dangereuse.

La vie plus confortable que propose notre société rend ceux qui sont nés à partir des années 1970 plus vulnérables à des conditions qui vont leur apparaître comme d’autant plus impitoyables qu’elles vont s’ajouter à la rupture de tout lien avec l’extérieur par la déconnexion forcée d’avec les media dont ils ont l’habitude et qui les maintenaient jusque là dans un état de dépendance au regard universel des messageries diverses et de leurs utilisateurs. Pour eux, la première punition réside déjà dans le fait de ne plus pouvoir se montrer, faire la roue, s’exciter avec d’autres sur une chose ou l’autre, cultiver un sentiment d’appartenance avec des centaines de personnes, par le biais de ce que l’on appelle les réseaux sociaux. « Désormais, plus rien ne pourra vous séparer », annonçait une publicité, au début des années 2000, pour un réseau de téléphonie mobile. Eh bien ! Si, la prison peut séparer et le délinquant n’avait pas cru cela possible.

À cela s’ajoute le non respect de l’intimité des personnes (toilettes sans porte), de leur droit au repos nocturne (ouverture du guichet de surveillance et lumière dans la cellule lors des rondes), la perte de leur identité (numéro matricule).

G- Écart entre une société axée sur les droits des personnes et la réalité

L‘hédonisme ambiant a mis à distance la philosophie manichéenne issue du jansénisme et du calvinisme selon laquelle celui qui a péché gravement doit expier sa faute dans les flammes de l’Enfer. Les détenus plus âgés avaient été imprégnés de cette philosophie. La retrouver en prison, ils y étaient préparés, au contraire de ceux qui sont nés dans le dernier quart du vingtième siècle. Cette vision est aux antipodes de ce qu’ils ont entendu et vécu. Elle n’a pas de sens pour eux et elle ne fait pas sens. Passé le choc de l’incompréhension première, leur mode de protestation va se faire, à un moment ou un autre, sur le mode de la revendication, puis de la violence, par exaspération contre la rigidité réglementaire qui est, pour eux, un mur contre lequel ils se heurtent, ils se tapent. Quand ils étaient gamins, on leur a parlé des droits de l’enfant, des droits de tout être humain. En prison, ils voient qu’il y a des endroits, dans le pays, où ces droits sont réduits au minimum.

Je pense qu’une société aussi investie que la nôtre sur les droits et devoirs de chacun ne peut qu’être déconsidérée pour ceux qui demeurent en prison durant un certain temps. Si la société n’est pas capable de faire respecter ses principes humanistes partout dans l’ensemble du pays, elle faillit : il n’est plus possible de lui faire confiance. Si la prison devient un zone de non sens, le monde intérieur de certains va s’écrouler dans cet abyme du non sens. J’y vois là une cause de suicides plus fréquents, mais aussi de radicalisation dans la violence : si la société n’est pas capable de faire respecter ses idéaux, à quoi bon la respecter puisqu’elle ne fait la preuve que de son hypocrisie ? C’est ainsi que pensent, me semble-t-il, nombre de prisonniers qui voient que le respect est dû à certains mais pas à d’autres.

H- Le suicide

La tentation du suicide émerge lorsque la vie perd son sens, son avenir, devient un chemin qui a perdu son paysage et son horizon. La personne s’abandonne, abandonne son soi, dans un tête à tête unipersonnel sans issue parce que sans débouché sur une écoute tierce. Étymologiquement, « suicide » = tuer soi. Le « moi » représente la personne dans son identité unique; le « toi » représente la personne positionnée dans le dialogue avec un « moi ». Celui qui parle le fait depuis son « moi » pendant que celui qui écoute est « toi ». Le dialogue a lieu lorsque chacun, à tour de rôle est « moi » ou « toi ». Le « soi » est le principe vital dans son entièreté physique, psychologique, morale, spirituelle, sexuée. Lorsque le « toi » est puissamment inamovible en face d’un « moi » qui tente de se faire entendre, qui tente de faire entendre quelque chose de lui qui est important, voire vital à faire entendre, le soi se rétracte dans un espace intérieur qui n’est plus irrigué par la reconnaissance d’un autre. C’est alors le désespoir dans ce qu’il a de plus existentiel : la primauté n’est plus l’existence, l’envie ou le devoir d’exister, le devoir de se maintenir en vie ou de garder l’envie de vivre ; la primauté obsédante devient l’inexistence : la personne se sent inexistante aux yeux de ceux dont elle dépend, c’est-à-dire qu’elle ne mérite pas qu’on lui accorde un regard, une pensée.

Les réveils de nuit et les lampes allumées peuvent renforcer la tentation du suicide car ils empêchent le corps de se reposer dans une continuité et ils gênent l’inconscient dans sa fonction de digestion des événements de la journée précédente et de préparation de la journée suivante. Une forme de résilience, d’assouplissement personnel face à l’inéluctable du réel de la prison pour une durée à la fois déterminée et fort lointaine, et d’acclimatation à la détention ne peut donc s’effectuer.

La hantise du suicide d’un détenu et le désir de le prévenir par les autorités civiles se manifestent dans la plaquette destinée aux entrants en prison. Sans que le mot soit nommé, cette préoccupation apparaît de façon implicite et sous-jacente par l’utilisation d’expressions telles que mal être, « ne pas être bien » pour inciter les personnes à demander à parler à quelqu’un. Pour une personne qui vient d’être condamnée gravement, l’expression « mal être » peut résonner sous la forme « être le mal », surtout si c’est une expression qui lui a été serinée lorsqu’il était jeune. « Ne pas être bien » : mais il le sait qu’il n’est pas un être bien, qu’il n’est pas une personne bien, à ses yeux et à ceux de très nombreuses autres personnes. D’ailleurs, l’a-t-il été un jour pour ses parents, pour sa famille, pour son instituteur ? Il vaudrait mieux remplacer ces expressions ambiguës par d’autres qui incitent à la prise de conscience, telles que « se sentir déprimé, découragé ». Cela pourrait aussi être « Ne pas se sentir bien » qui connote que l’on peut se sentir bien. L’idéal serait donc de trouver une expression qui induise la prise de conscience qu’il est possible de passer du mal au mieux être et qu’il est possible de « se sentir soi » au long cours des hauts et des bas d’un séjour en prison.

Cela induirait une prise de conscience équivalente de l’administration et des gardiens pour passer d’une philosophie de la peur à une philosophie de l’ouverture. Lorsque l’administration édite une plaquette où elle émet les thèmes de suicide (même de façon voilée) et de mal être, elle parle de sa peur et elle instille cette peur à ses pensionnaires : elle leur indique la possibilité d’une évasion par le suicide. C’est ainsi que la peur crée ce qu’elle veut éviter par la création d’un climat qui favorisera ce qu’elle redoute.

Ce changement d’énonciation et ce passage vers une ouverture à l’autre qu’est, par essence, un prisonnier en tant que personne peut être crucial pour ceux qui, bien avant leur incarcération, avait déjà intériorisé une forme de prison en eux ; une prison avec des barreaux dont chacun porte un nom tels que « devoir d’obéissance rigide », « être parfait ou n’être rien » « désespoir de n’être rien » « impuissance à être quelqu’un »… des barreaux qui ont été mis en place par une éducation rigide ou maltraitante. Pour ces personnes, la prison est un redoublement de l’enfermement intérieur qu’ils vivent au quotidien et dont ils avaient peut-être cherché à s’évader en s’affranchissant de règles qui leur semblaient plus étouffantes que protectrices par la violence ou la délinquance. Le redoublement de l’enfermement les prive de l’illusion qu’ils peuvent trouver ainsi une libération mais aussi de tout espoir de sortir de l’enfermement intérieur. Ils se retrouvent, de ce fait, piégés dans une cage sans issue, sans espoir, sans possibilité de respirer.

I- Créer un espace de respiration

La respiration ! Voilà ce qu’il faudrait arriver à récréer dans les prisons. La respiration, pour tout être vivant, et en particulier humain, cela signifie la disposition d’un espace minimum pour effectuer des mouvements et pour préserver son intimité. Le non respect de l’intimité peut être extrêmement provoquant, voire vécu comme violent, pour des personnes qui ont subi des attouchements ou des viols dans leur enfance ou leur adolescence. Or tout vécu de violence réel, imaginaire ou rappel d’une situation passée peut déboucher sur une violence réactive. Encore une fois, à une époque où les logements ne proposaient qu’une intimité relative pour une partie de la population, l’absence d’intimité était mieux vécue car peu éloignée de ce qui avait été vécu à l’extérieur. Aujourd’hui où la plupart des logements prévoit des espaces dédiés et cloisonnés, l’absence d’intimité devient insupportable ou même intolérable. Cela peut être une cause de suicide, c’est-à-dire de violence contre soi pour les personnes les plus sensibles, les moins endurcies ou peu aptes à s’endurcir.

La peur, lorsqu’elle est dans la suspicion systématique crée l’autre comme potentiellement agressif et intrusif. Elle renvoie au prisonnier l’image d’un ennemi potentiel dans une guerre possible. C’est le début de la paranoïa. Elle crée la fermeture, bouche toutes les ouvertures parce qu’elles se persuadent qu’elles sont autant de possibilités données à l’autre d’exercer sa violence. La peur amène à renforcer et à durcir les limites et met gardiens et administration en position agressive et intrusive pour reculer, selon eux, les possibilités de la violence. Or il la crée par le rétrécissement de l’espace moral, physique, psychologique. Où est alors l’espace de respiration nécessaire à la vie.

J- Rêvons un peu

– Serait-il possible que cesse l’inégalité par l’argent qui ne peut qu’encourager les récidives ?

– Serait-il possible d’arriver à donner une activité au maximum de personnes pour empêcher les macérations dépressives, leur permettre d’accumuler un pécule, et sinon pourvoir en allocationt ceux qui en sont démunis ?

– Peut-être pourrait-on combiner amélioration du cadre de vie et activités pour les détenus, en les amenant, par exemple, à créer des parterres fleuris, un potager, à rénover des salles ou des cellules, en utilisant les compétences déjà acquises ou en les faisant enseigner ? …

Lors d’une préparation en amont de la sortie de prison et la future réinsertion, il faudrait préparer la réunion des couples pendant la période de libération conditionnelle avec soutien à la femme qui sera en première ligne pour la réinsertion sociale, thérapie systémique pour les familles et thérapie de couple…

Peut-être pourrait-on former les gardiens à un regard ouvert et neutre afin qu’ils sortent du pré-jugé qui met tout délinquant ou criminel dans une case définitive et unique. Peut-être pourrait-on prévoir des médiateurs dépourvus de tout regard idéologique et ouvert à une écoute différenciée de chacun afin de prévenir les effets de tensions excessives ou de comportements de pouvoir abusifs. Médiateurs au regard neutre qui écouteraient réellement, sans pré-jugé.

Peut-être pourrait-on faire participer les prisonniers au bon fonctionnement de la prison. On pourrait ainsi passer d’un fonctionnement fondé sur la suspicion systématique à un fonctionnement plus respectueux des besoins physiques, moraux, spirituels, psychologiques. Cela amènerait à inverser la logique de l’enfermement rigoureusement punitive en y faisant la part de la réflexion. Dans l’éducation des enfants, les parents ne laissent pas un enfant fautif dans une trop longue mise à l’écart. À un moment donné, ils le ramènent vers eux et le font réfléchir. Les maîtres-chiens, par exemple, savent que le meilleur moyen de rendre un animal agressif et méchant est de le priver de toute attention affective. Observation qui a été également faite par les éthologistes sur d’autres animaux non dépendants de l’homme1. On fait des campagnes contre la maltraitance aux animaux. Qu’en est-il des hommes qui sont parqués dans quelques mètres carrés de cellule (et trop souvent seulement deux mètres carrés) ? À une époque où la lutte pour le bien être animal est très en vogue, vivre avec deux mètres carrés d’espace met l’emprisonné dans une position inférieure à celle du poulet qui, proportionnellement, bénéficie d’une surface beaucoup plus grande. C’est ainsi que la surpopulation des prisons interroge sur le système répressif de la délinquance et de la criminalité, mais aussi sur la valeur que l’on attribue à l’homme par rapport à l’animal.

Complément statistique (enquête d’octobre 2020 sur la justice en Europe)

Chiffres pour 100 000 habitants : En France, il y a 11 juges et 100 avocats alors que la moyenne européenne est de 21 juges et de 164 avocats). Pour les personnes emprisonnées, il y en a 105 en France, 123 en Espagne, 138 en Angleterre, 75 en Allemagne, mais 356 en Russie et 357 en Turquie. En France, il y a 60783 places en prison et aucune nouvelle construction depuis dix ans.

En 2018, la France a consacré à la justice 69,50€ par habitant, l’Italie 83,20€, L’Espagne 92,60€, l’Allemagne 130,20

Notes complémentaires

1Boris Cyrulnik a écrit des choses remarquables sur ce sujet avant de s’intéresser à la résilience.

iGRETA (Groupement d’établissements -scolaires) : organe institutionnel pour la formation des adultes de l’Éducation nationale

iiCela se passait, à la fin des années 1990. Je ne suis pas sûre qu’il en serait de même dans la nouvelle maison d’arrêt toute moderne et toute neuve..