Sommaire
Cet article a servi de conclusion à l’étude Mal être et pauvreté, menée par le réseau d’ATD Quart-Monde et dont je suis co auteur. Il a été publié tel quel dans la version originale commandée et publiée par le Ministère de la santé sur son site, en 2011. J’ai choisi de limiter mon propos aux incidences de l’hyperadaptation au niveau personnel et de l’éclairer par le biais de la citation de Théo Klein, qui fut une personne d’envergure dans le domaine de la mutualité bancaire.
D’autre part, comme l’indique le titre, j’ai pris comme axe le jeu entre adaptation et ajustement qu’implique la confrontation aux réalités quotidiennes. Je fais une différence entre l’adaptation à un poste de travail, par exemple, et l’attitude intérieure qui y préside. L’adaptation à un poste de travail, à certaines réalités incontournables, est nécessaire. Toutefois, l’incidence de cette adaptation ne sera pas la même, selon que la personne se forcera à la faire, ou selon qu’elle l’acceptera tranquillement. Dans un cas, il y aura un « trop » dans l’investissement personnel (ce qui pourrait s’appeler une position intérieure d’adaptation qui se surajoute à l’effort d’adaptation). Dans l’autre, il y aura un juste dosage de l’effort parce que l’acceptation de la réalité donnera une marge intérieure de souplesse. Autrement dit, dans un cas, la personne subit la situation, dans l’autre, elle se met en position d’acteur. Je serai donc amenée, au cours de mon développement à aborder les notions de « trop » et de de « pas assez ».
Je commencerai par définir souffrance psychique (qui n’est en rien une maladie psychique, je le dis d’emblée) et mal-être. J’aborderai ensuite le thème de la somatisation et terminerai par les interactions entre la personne et la société.
I– Souffrance psychique, mal-être envisagés sous l’angle de l’hyperadaptation
Selon moi, la souffrance psychique résulte d’une mise en cause par la personne de la réalité de son identité et de la réalité de son vécu. En ce qui concerne l’identité, elle se demande si elle est bien celle que les autres disent qu’elle est. Lorsqu’elle dit « je suis « une telle », est-ce une affirmation d’identité ou une affirmation d’état civil ? Du fait de ses doutes, elle est en souffrance mais n’est pas malade psychiquement, car la frontière entre imaginaire et réel est maintenue par un ancrage important dans le réel : il n’y a pas d’invasion de l’imaginaire dans le réel. Le doute perturbe fortement la personne mais ne la rend pas malade pour autant. Elle dépend des autres et de leur regard pour dire qui elle est et n’arrive pas à trouver la force pour s’affirmer en dehors de ce regard, et contre lui, parfois ; ou alors, elle possède la force intérieure en suffisance mais elle n’ose pas l’utiliser pour cette affirmation. Entre autres causes, cette souffrance peut provenir d’une tentative d’adaptation maximale au désir des autres, au point de se perdre de vue, de s’oublier soi-même, de ne plus savoir qui on est, qui je suis, au point de se demander si je suis, si « je » existe. Dans certains cas, elle est aussi la pointe extrême d’un mal-être non pris en compte et qui perdure jusqu’à une forme d’épuisement psychique et physique. Je sais, par ailleurs, que la souffrance psychique est souvent liée à des éléments du passé de la personne et c’est volontairement que je n’en fais qu’une simple mention afin de ne pas déborder le cadre de mon propos.
Le mal-être est plus complexe, plus diffus, du fait des interactions entre mental, moral et physique. Il peut résulter d’un épuisement physique non perçu comme tel. Si une personne oeuvre au quotidien, se bat avec les obstacles qui encombrent son chemin, elle se trouve face à un choix : laisser la tête, le mental déterminer le chemin ou sentir ses limites et en tenir compte. Dans le premier cas, l’épuisement physique va s’installer peu à peu jusqu’à la somatisation ou le mal-être. En effet, la tête, le mental, lorsqu’ils ne sont pas en lien avec le corps, envisagent que tout est possible, qu’avec un peu de volonté, on y arrive toujours. L’être et le vécu sont mis de côté car le faire est privilégié. Lorsque prime la volonté de faire, la personne se coupe de son corps, des sensations et des signaux qu’il émet. Elle ne sent pas la fatigue, l’ignore, ou veut l’ignorer, jusqu’au moment où le corps, baudet surchargé et méconnu refuse d’avancer. Cela peut aller jusqu’à l’effondrement physique mais il y aura eu, auparavant, des étapes intermédiaires sous la forme de somatisations et de mal-être, ou de somatisations puis de mal-être. Si le mal-être est le signal d’alarme d’un physique trop fatigué qui n’est perçu que lorsqu’il affaiblit le mental et entrave la volonté de faire, ce n’est pas le moral, l’allant qui sont réellement atteints ; c’est le physique qui cherche à se faire entendre.
Il y a aussi les cas où le moral, aux prises avec les difficultés inextricables du réel, s’épuise à la recherche de solutions en même temps que le physique s’épuise à fournir l’énergie dont le mental a besoin pour ses recherches. Lorsque le moral lâche, le physique en fait autant.
Il me semble donc important, lorsqu’il y a vécu de mal-être, de faire la part de ce qui appartient au physique et de ce qui appartient au moral. La fatigue extrême parle d’un « trop » et d’un « pas assez ». Il en est de même pour le mal-être.
Si on accepte que l' »être bien » est le respect d’un juste équilibre entre la tête et le corps –voire d’une alliance entre eux–, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le vécu personnel et ce que renvoient les autres, on peut poser que le mal-être est un équilibre qui oscille entre le « trop » et le « pas assez » vécus comme extrêmes par une partie de soi. Trop de faire et pas assez de repos physique et mental. Trop de préoccupations, c’est-à-dire d’anticipations, et pas assez de vécu de l’instant présent. Trop d’inquiétudes et pas assez de tranquillité. Trop d’engluement dans le réel et pas assez de recul. Le mal-être qui résulte de l’oscillation entre le « trop » et le « pas assez » en amène un autre : la plainte de parties de soi qui sont négligées, et, à un moment donné, n’en peuvent plus et poussent pour se faire entendre. C’est, par exemple, une envie de mieux soigner son aspect extérieur, un désir de mettre en valeur une qualité qui s’étiole dans la lutte au quotidien ou alors, plus en profondeur, une partie de soi qui détient des possibilités, des solutions pour un équilibre meilleur. Dans cette perspective, le bien être commence lorsque la personne sort de l’adaptation au réel à tout prix, à n’importe quel prix, pour trouver une forme de compromis sans cesse réajusté entre ses limites reconnues et acceptées comme telles et les injonctions extérieures.
J’ai mis en exergue de ces quelques lignes une citation de Théo Klein sur l’espérance et la confiance. La souffrance psychique, selon moi, ignore la confiance et l’espérance, et ne s’appuie sur l’espoir que pour contrer le désespoir. Je veux dire par là que la personne qui est dans ce vécu n’arrive pas à croire en la solidité de ses bases et de son socle ; elle perçoit surtout le désespoir pour ce qui n’est pas, pour les qualités qu’elle n’a pas ou croit ne pas avoir pour résoudre une difficulté, un obstacle; alors, elle fait appel en elle à l’espoir pour garder un équilibre. Le doute intérieur a une trop forte emprise pour qu’il y ait émergence d’un vécu de confiance et de sérénité au-delà de l’espoir. Cependant, à un niveau inconscient, l’espérance est peut-être envisagée comme une étape à atteindre.
Dans le cas du mal-être, l’espoir est dans le quotidien, l’espérance dans l’avenir parfois proche, et la confiance est une invitée surprise bien accueillie, même pour un court moment.
Comme je l’ai déjà nommée plus haut, la différence entre souffrance psychique et mal-être se situe aussi dans l’appréhension du réel. La personne qui subit la souffrance psychique aura tendance à se noyer dans les problèmes du quotidien par excès d’imaginaire et d’affects. En faisant intervenir dans la pensée regards et opinions des autres, l’imaginaire grossit les problèmes parce que la confiance dans l’identité manque pour étayer une vision personnelle des choses. La personne en mal-être a conscience de son identité et confiance en soi, même partiellement. S’il y a sensation de noyade, c’est parce que la fatigue physique ou morale, ou physique et morale, brouille sa capacité de perception et d’analyse.
En résumé, les causes de la souffrance psychique se trouvent, en grande partie, à l’intérieur de la personne alors que les causes du mal-être se trouvent, en grande partie, à l’extérieur.
Pour conclure cette partie, je voudrais attirer l’attention sur le fait que l’hyperadaptation amène à développer des qualités et des compétences à un niveau exceptionnel. Lors du retour à un mieux être, si elles sont bien dosées et utilisées à bon escient, elles s’avéreront précieuses.
II La somatisation
Dans les lignes qui précèdent, j’ai fréquemment évoqué la somatisation en lien avec le mal- être, je voudrais approfondir cette notion dans les lignes qui vont suivre. Dans la logique du « trop » ou du « pas assez », la somatisation est un mode d’expression par le corps de quelque chose qui n’est pas perçu au niveau conscient, ou qui n’est pas pris en compte, ou qui est entendu et compris par le conscient mais non mis en acte. Il s’agit soit d’une fatigue par excès d’activité du fait, par exemple, d’une interdiction au repos que l’on porte en soi de façon plus ou moins inconsciente ou d’une vision idéale de ce que doivent être les choses bien faites… , soit d’une pression qui s’exerce au niveau psychologique et qui passe dans le corps.
Comme le disent les expressions populaires, telles que « j’en ai plein le dos », « ça me prend la tête », « ça me fait vomir », « je ne peux pas le digérer »… , le corps n’a pas qu’une fonction qui serait strictement physiologique. Il a également une fonction plus symbolique en lien avec le psychique. Pourquoi ne pas admettre, que lorsque quelqu’un dit « Je ne peux pas avaler ça », le psychique sollicite le corps pour qu’il mette de façon symbolique son savoir-faire en matière d’avalement au service de ce que le conscient considère comme impossible à avaler et qui, semble-t-il, doit pourtant l’être parce que le réel l’impose ou parce que la personne en a fait le choix même si elle ne l’admet pas consciemment ? Si cette phrase est lancée lors d’un repas, le corps sera doublement sollicité : il lui faudra avaler tout à la fois et la nourriture qui est enfournée dans la bouche et l’inavalable symbolique. Si la personne renouvelle souvent ce type de réaction, il peut s’ensuivre une fatigue à l’encontre de cette fonction qui se traduira par une somatisation, une souffrance physique, voire une maladie soit sur un point du système digestif, soit à un endroit quelconque du corps qui prendra sur lui la fatigue en excès. De même, une personne qui porte de nombreux soucis et s’inquiète beaucoup pour les siens aura peut-être mal au dos ou mal aux articulations parce qu’elle en a « plein le dos ».
La sursollicitation physique et, par suite, la somatisation seront aggravées s’il y a recours à l’énergie du stress. Dans le règne animal, le stress est une mise en vigilance de toutes les capacités de la bête pour répondre à une agression. C’est une réaction vitale de défense.
Lorsqu’aujourd’hui ne dit pas ce que sera demain, lorsque le présent ne semble rien augurer de l’avenir ou ne semble pas le préparer, lorsque les moyens rapides de communication et télécommunication distendent les rapports humains et les rendent plus opaques, lorsque la technologie se met en travers pour l’obtention d’un dû, la réparation d’un oubli ou l’effacement d’une mention fautive, cela peut générer un vécu d’agression qui sera perçu comme tel par le corps. Il est très désagréable de faire face à tel ou tel de ces tracas. Lorsqu’ils s’additionnent et se conjuguent avec l’insécurité matérielle, les fonctions de défense vitale seront sollicitées au niveau symbolique. Il n’y a pas d’agresseur caractérisé qui en veuille à la vie d’un autre mais, du point de vue symbolique, l’enjeu vital est posé du fait de l’émergence d’un vécu de survie au quotidien.
Si cette problématique dure et perdure, voire devient chronique, il y a risque qu’apparaissent des somatisations du fait d’une souffrance des organes sollicités par le stress ou du fait d’une souffrance d’organes qui dévieront vers eux la fatigue. La somatisation, dans le deuxième cas, est un mode d’évacuation d’une surpression qui s’exerce sur le psychique. Le stress ne devrait être qu’une réponse extrême d’adaptation au réel.
III Interactions avec le monde d’aujourd’hui
Chaque personne est un être individuel et un être social. Le réel du quotidien personnel, familial, amical, professionnel, côtoie le réel plus vaste de la société. Des changements interviennent au niveau institutionnel, législatif, technologique… Lorsque ces changements sont perçus comme arbitraires, ils contribuent au mal-être par le biais du sentiment de non-sens ou d’injustice.
Parmi ces changements, le fait de placer le gain d’argent au centre de l’activité économique a des conséquences lourdes au niveau de la sécurité matérielle et psychologique. Lorsqu’une entreprise, pour faire des économies d’argent, préfère embaucher en contrat à durée déterminée ou intérimaire, cela crée, chez la personne concernée qui constate le fait, un sentiment d’absurdité. Le mal-être, pour le salarié, viendra de ce non sens mais aussi d’une succession de hauts et de bas financiers. Yoyo qui créera insécurité et stress indu de vigilance par peur du lendemain ou de l’avenir proche. Bien qu’ayant un travail, ce salarié et sa famille vivront ce fait positif comme une raison de rester sur ses gardes.
Les nouvelles technologies créent des problèmes d’adaptation du fait de leurs coûts et de leur impact sur des budgets serrés et du fait qu’elles entraînent des modifications dans les rapports commerciaux, institutionnels, administratifs. Pression institutionnelle pour qu’un maximum d’échanges, de formulaires, de renseignements divers passent par Internet. Difficulté à joindre l’interlocuteur qui aura des réponses. Nouveau mode relationnel où le contact humain se perd par écran interposé ou par l’usage de touches téléphoniques qui vous mettent en contact avec des voix synthétiques.
Adaptation aussi à un pullulement de messages publicitaires ou institutionnels qui investissent espaces publics et privés, se chevauchent, se croisent, se contredisent. Ces messages souvent injonctifs obligent chacun à faire la part entre le possible et l’impossible, le souhaitable et le réalisable, l’accessoire et l’essentiel. La tête qui aime les choses claires et simples peut d’autant plus s’y perdre en s’y laissant prendre que ces messages sont souvent édictés sous la forme d’un choix simpliste à faire entre le bon et le mauvais. L’équilibre vers le bien être exige donc un ajustement constant pour rétablir les zones de sens intermédiaires qui ont été omises, l’éventail des choix multiples qui ont été éliminés.
Une autre adaptation, et non des moindres, est celle qui est induite par l’accélération du temps, du fait de la rapidité accrue des transports de personnes, de nouvelles, d’échanges. Cette accélération ignore la réalité du temps physique, le rapport immuable du corps avec le temps. La rapidité d’assimilation qui est le propre de la tête crée une distorsion avec le rythme inhérent du corps. Désormais, ce n’est plus le corps qui prouve le mouvement en se mettant en marche : il ne fait que le suivre. Et, à cause de sa fameuse force d’inertie, il le fait toujours avec un léger décalage, un temps de retard. Je me demande si, à la longue, cette distorsion ne sera pas perçue comme une agression au niveau physique qui amènera le développement d’une réaction de défense en forme de stress.
J’arrête là cette liste d’adaptations qui est loin d’être exhaustive, mon but étant de montrer que la société actuelle porte en elle-même des germes de mal-être qui peuvent avoir des effets cumulatifs avec ce que j’évoquais plus haut. Ils peuvent contribuer ou accentuer le déséquilibre entre le trop et le pas assez, pousser du côté de l’hyperadaptation et rendre complexes les choix pour un meilleur ajustement personnel. En même temps, ces changements et interactions mettent chacun au défi de développer la confiance en soi, en son identité, en sa force personnelle, pour faire face en toute lucidité. Le défi est aussi de réinventer une vie en groupe où chacun a sa place en partant de ce vécu de force intérieure.
23 février 2011
Jeanne-Dominique Billiotte
praticienne en Analyse Psycho organique