Petit aperçu de la bascule d’un état qui oublie le social pour la finance

Les lignes qui suivent ont été écrites en 2009 pour le réseau Wresinski santé de ATD Quart-Monde. Malgré son ancienneté, je publie aujourd’hui ce constat dont on a pu voir les effets en 2018 et 2019 au travers de plusieurs rébellions sociales étouffées (mais non éteintes) par la crise sanitaire.

Lorsque je lis les journaux et ce qui transparaît de la pauvreté quotidienne en rapport avec la santé, le logement, le droit d’asile, je vois qu’encore et toujours, ce sont les associations qui signalent les abus, les manques, les incohérences. Et j’ai parfois l’impression d’entendre des voix dans le désert, surtout quand je constate que, depuis une vingtaine d’années, nombre d’organismes ou de programmes de l’État qui relayaient une volonté nationale de gommer les inégalités ou d’aller vers moins d’inégalités, ont été démantelés ou vidés de leur substance.

C‘est ainsi que dans la formation des adultes, les cours du soir (ou du jour) dont l’appellation officielle était « promotion sociale » ont été réduits à la portion congrue lors de la régionalisation. L’Office des migrations qui avait une fonction d’accueil, de conseil et de veille juridique est devenu un simple rouage administratif. La direction de la concurrence, des prix et de lutte contre les fraudes vient d’être démantelé dans l’indifférence générale. L’A.N.P.E. vient d’être privatisée de fait (l’U.N.E.D.I.C. est de droit privé) au profit d’une association censée être plus efficace du fait qu’elle ne s’intéresse au chômage que du simple point de vue de la gestion comptable. Quant au droit du travail, il ne cesse d’être raboté, toujours au nom du principe de l’efficacité économique, et ceux qui sont censés en vérifier l’application ne sont pas assez nombreux. Nombre de municipalités ne sont plus prêtes à mettre l’argent nécessaire pour payer des travailleurs sociaux diplômés et les remplacent par des agents administratifs, ou des vacataires qui sont remplacés, une fois leur quota de vacations atteint.

Je pourrais ainsi énumérer nombre d’éléments qui prouvent que sautent une à une toutes les mesures de protection qui garantissaient à chacun un minimum d’égalité et de solidarité. Privées d’interlocuteurs dotés de capacités d’action légales et financières, les associations risquent de se perdre dans un rôle de relais des plaintes, lesquels plaintes iront se perdre dans un magma qui pourra être qualifié par les sondages de ras-le-bol ou de mécontentement général.

Les chiffres n’ont pas d’âme. Leur simplicité est rassurante et reposante, sécurisante même. Pour peu que l’on maîtrise quelque peu les règles mathématiques, il devient possible d’espérer que le « Y a qu’à… » et le « Faut que… » fonctionneront et résoudront tous les problèmes. Sauf que l’on oublie que la simplicité du chiffre permet aussi sa manipulation, ce que savent tous les escrocs ou, sans aller jusque là, ceux qui ne veulent faire voir que certains aspects de la réalité. De ce point de vue, j’attends toujours la commission d’enquête exhaustive qui aura le courage d’aller dans le maquis des comptes de l’assurance maladie pour rétablir quelques vérités à propos des entrées et des sorties d’argent, (par exemple, où se situe la balance entre ce que coûte la carte vitale et les sommes économisées) .

Je rappelle que le robot résulte d’un ensemble d’algorithmes bien maîtrisés et que c’est celui qui les maîtrise qui peut décider de ce qu’il fera faire au robot.

Toute tentative qui cherche à transférer la logique des algorithmes dans la vie sociale et politique s’appelle une idéologie. Elle vise à mettre en place par des lois un prêt à penser politiquement correct. Ce qui m’inquiète, c’est que ce qui était autrefois porté par l’éducation et les règles sociales de savoir-vivre et relevaient donc d’un consensus, est maintenant de plus en plus légiféré. Cela génère un processus de déshumanisation légalisé. Les pays totalitaires ont su le faire. Les pays démocratiques peuvent également y parvenir au nom du tout économique ou du pouvoir du plus fort.

Ce processus pourrait mettre les associations qui s’intéressent à l’homme et à ses difficultés quotidiennes dans une position a contrario où il serait prouvé que la liberté, la solidarité, l’humanité – dans le sens d’attention et d’ouverture à l’autre— existeraient toujours puisqu’elles seraient tolérés.. Tolérés dans leur expression et non pris en compte pour des passages à l’acte politique. Ces associations seraient alors des voix dans un désert parce que ce n’est plus la société qui ferait acte d’humanité par le biais de l’État comme chef d’orchestre mais parce qu’il dépendrait de chaque individu d’y répondre ou pas. Non plus un projet social mais un projet individuel. Situation inédite car l’affaiblissement des religions a affaibli le relais traditionnel aux défections de l’État.

Ce qui fait la force d’ATD Quart Monde, c’est qu’elle ne soit pas spécialiste mais généraliste. Elle a la possibilité d’avoir un regard cohérent parce qu’elle considère l’humain dans son ensemble. La commission santé participe à la possibilité de cohérence de ce regard et il me semble qu’il est significatif que cette commission ait été la dernière mise en place car le corps est capable de subir beaucoup avant de lâcher.

Dans bien des cas, selon moi, le corps lâche lorsqu’il subit plus qu’il n’agit, lorsque les mots perdent leur capacité à ouvrir des voies, à créer des chemins. Et il ne s’agit pas alors de maladie psychique mais de malaise voire de maladie morale. Et lorsque le corps lâche, comment recréer une voie pour le mot agissant ? Il n’est pas toujours nécessaire d’être psy pour cela. La qualité de présence de chacun, à sa place, peut créer des miracles, même minuscules, à condition d’accepter la possibilité d’échec comme prémisse de la liberté de celui qui est en face.

Cela implique un devoir de résistance assumée face à l’exigence d’efficacité comptable qui a gagné le domaine de la santé après s’être fait la main dans d’autres domaines auparavant (début des années 1990 pour la formation des adultes). Ce devoir de résistance se heurte pour un professionnel de la santé à l’idéologie d’efficacité qui leur est enseignée. Les progrès de la médecine ne visent-ils pas à tout guérir aujourd’hui, demain ou après-demain ?

Jeanne-Dominique Billiotte

praticienne en Analyse Psycho Organique