Propos sur l’image et l’usage qui en est fait

Article écrit pour le réseau santé ATD Quart-Monde en novembre 2015

Image et réalité

À la fin des années 1980, le terme « image » a envahi le langage de tous ceux qui font profession de s’intéresser à l’humain à des fins commerciales, sociologiques, psychologiques, éducatives… Sont apparues des expressions telles que « image valorisante ou à valoriser », « image à exploiter, à défendre, à préserver », « image à restaurer » dans le cas, peut-être où cette image a été « détruite ». Dans les modules d’aide à la recherche d’emploi, les stagiaires ont été invités à troquer la mauvaise image qu’ils avaient d’eux contre une bonne image qu’ils pourraient « vendre » à leurs futurs employeurs.

À l’origine, l’image est une illustration dans un livre d’histoire pour enfant. À celui qui ne sait pas lire, elle donne un condensé à la fois réaliste et fantaisiste des épisodes principaux de ce qui lui a déjà été conté ou lui sera conté plus tard. L’image obéit à des codes esthétiques qui lui sont propres. Elle se doit d’être jolie et de faire rêver. Elle est policée tout en transposant dans un univers onirique les moments effrayants. L’illustrateur a un rôle important, car c’est lui qui choisit les instants qu’il va figer par l’image, lui qui dessine ces instants de façon idéale –de son point de vue– et qui donne à voir ainsi à l’enfant un idéal de beauté que l’enfant percevra comme indépassable, si l’illusion du récit donnée par l’image est réussie.

L‘image est toujours sage, car elle se doit de ne pas indisposer les parents qui vont lire le livre et qui veulent que leur enfant manifeste émerveillement et joie à la lecture du livre et à la vue de ses illustrations. Cette sagesse – qui met l ‘adulte en bonne disposition– certains parents en ont fait un idéal à proposer à l’enfant, lui enjoignant d’être beau, propre, policé, figé pour un instant. Cet idéal a pris une forme concrète par la distribution d’images au bon élève, à l’enfant gentil. L’idéal, ainsi mis en acte par les adultes, était rendu désirable par le concret de l’objet reçu. L’enfant sage pouvait se vanter de l’être en brandissant le symbole de la bonne image que l’adulte avait de lui. Cela ne préjugeait aucunement de ce qu’il était réellement hors de la vue du donneur d’image.

En effet, l’image ne dit rien de ce qu’est l’enfant réel. Elle ne montre à l’adulte qu’une superficialité destinée à le rassurer ou à lui faire croire qu’il se fait obéir. Mais l’enfant, de lui-même, est incapable de se voir comme une image. C’est l’adulte qui nomme l’enfant en tant qu’image sage et qui le fixe dans cet idéal imaginaire hors de toute vie réelle parce qu’inatteignable et inenvisageable. Seul, l’adulte peut avoir et vouloir une image sur l’enfant et de sa part, car l’enfant ne peut, hormis quelques instants courts, vouloir être cette image qui est une représentation irrémédiablement figée dans son dessin, ses trait, ses couleurs.

Que dit-on de l’enfant qui n’est pas sage comme une image parce que, même pour faire plaisir aux adultes, cet idéal ne peut être le sien au-delà d’un instant vite relégué dans le passé ? Lui dit-on qu’il est vivant et qu’il a bien raison de l’être ; qu’étant vivant, il doit apprendre certaines limites qui lui donneront la possibilité de vivre en société ? Ou bien lui dit-on qu’il est méchant parce que sa vivacité dérange, sa sincérité choque, ses révoltes agacent, parce que ce qu’il manifeste de sa personnalité n’est pas ce qu’on attend de lui… ?

Bonne image / mauvaise image de soi

Lorsque j’étais animatrice en formation pour adulte, je me suis souvent interrogée sur l’insistance que l’on mettait à dire aux stagiaires qu’ils se devaient de donner une bonne image d’eux par le biais des C.V., des lettres de motivation, lors des entretiens d’embauche où ils étaient amené à la vendre. De même que dans les cours de vente, il était répété que donner une bonne image de soi était la condition pour que le client ait envie d’acheter. De plus, il fallait tendre au dit client un miroir imaginaire où il gagnait une bonne image de lui, pour lui et aux yeux de son entourage en achetant tel ou tel produit.

Celui qui dit d’un autre qu’il a une bonne ou une mauvaise image de soi pose un diagnostic. Mais lequel ? Par rapport à quoi ? Est-ce la personne elle-même qui a une bonne ou une mauvaise image de soi ou est-ce celui qui l’écoute, le voit ou le lit qui la déduit ? Si correspondre à une image est posé comme un idéal social, faut-il une autorisation sociale pour être soi, se montrer, se vivre dans sa personnalité telle qu’elle est ? La bonne image comme idéal à atteindre pour être reconnu socialement est une impossibilité, et celui qui en fait son objectif court le risque soit de se noyer inéluctablement dans le désespoir, soit d’aboutir à un dédoublement intérieur. Dans la vie sociale et professionnelle, la quête de la bonne image peut devenir un jeu de manipulation : à l’extérieur, la personne se montre telle qu’elle croit que les autres veulent la voir. Elle présente l’image qu’on veut d’elle ou elle crée l’image qu’elle veut imposer à ses interlocuteurs. Rentrée chez elle, cette personne peut être toute autre. Ce dédoublement, je me demande si ce n’est pas ce qui se passe pour ses virtuoses de la bonne image donnée à l’extérieur que sont ceux que l’on qualifie dans les milieux « psy » de pervers narcissiques. L’espoir de correspondre à la bonne image sociale donne la primauté au regard de celui qui représente la société et met l’identité personnelle dans l’ombre. La possession d’une image donnera parfois du pouvoir (autant dans l’illusion de « je peux ce que je veux » que dans le sens « j’ai la capacité d’exercer une pression sur quelqu’un »). Elle ne contribuera pas à la consolidation de l’identité. Avoir n’est pas être. Celui qui veut être une image s’interdit d’être lui.

Que plaquons-nous sur la personne dont nous disons qu’elle a une bonne image ou une mauvaise image d’elle ? Que voyons-nous d’elle ? Qu’avons-nous entendu, retenu de ce qu’elle a dit ? Qu’avons-nous perçu de son identité réelle ? Qu’attendions-nous d’elle ? Et la personne qui a montré cette image d’elle ? A-t-elle montré cette image de façon plus ou moins consciente pour obtenir quelque chose ? Etait-elle dans un rituel magique où l’image donnée pourrait venir à son secours ? Pour elle, quelle est la fonction de l’image ? Où se cache la personne réelle ? Qu’est-ce qui l’amène à se cacher ?

Il y a aussi les personnes dont nous croyons qu’elles ont une mauvaise image d’elles parce qu’elles n’ont pas les mots ou les concepts pour aller au-delà de l’apparence ou parce qu’elles ne croient plus à la possibilité d’être comprises et entendues, qu’elles y ont renoncé. Lorsqu’une personne se plaint, est-ce qu’elle croit qu’elle a une mauvaise image d’elle ? Est-ce qu’elle sait qu’elle en fait voir une mauvaise ? Ou alors est-elle bloquée, piégée dans une incapacité qu’elle ne s’explique pas elle-même ? A-t-elle honte d’elle ou de l’image que l’interlocuteur va avoir d’elle ?

Prisonnière de cette image posée sur elle, elle aura la tentation de s’y conformer puisqu’ainsi elle obtient une forme d’écoute à défaut d’être entendue là où elle est. Ce conformisme accroit la peur d’être jugé par incapacité à inverser la tendance du côté de la bonne image qui, de toute façon, ne la ferait pas voir telle qu’elle est. Il n’y a pas d’espoir de se réaliser en oeuvrant dans le sens de l’idéal proposé par la bonne image car cette dernière promet ce qu’elle ne peut donner : étant imaginaire, il n’est pas prévu qu’elle s’adapte à la réalité de chacun.

Dans ce contexte de l’image, la honte est alors l’impossibilité de se pardonner de ne pas être une image à valoriser (qui pourrait valoir quelque chose, voire de l’argent). Et la tentation est de se replier sur soi, sur sa famille, sur son quartier…, là où on est compris et où est parlé un même langage. Le repli, c’est mettre au dehors la mauvaise image posée par ceux qui ne peuvent pas comprendre, c’est protéger son identité contre les attaques faites au nom de l’image.

Toutes les études, enquêtes, universités du savoir doivent nous amener à mieux nous comprendre et nous entendre ; à mieux vous entendre, vous les très pauvres, à rapprocher nos points de vue pour élaborer des compromis où nous abandonnerons notre image de prescripteurs dans un dialogue de figure humaine à figure humaine.