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Argyroupoli, la ville d’argent
Argyroupoli, perchée sur sa petite montagne cernée par de plus hautes, nous apparaît au détour d’un virage et après une bonne grimpette où nos chevaux-vapeurs ont fait la preuve de leur puissance. Auparavant, nous avons traversé, au rythme des vallons qui se succèdent, de vastes étendues prospères en culture et en verdure. Lorsque nous atteignons ce qui n’est plus qu’un bourg de 400 habitants, nous sommes à 25km de Réthymno et à 260m de hauteur. Dans l’Antiquité, il y eut ici, une des 38 cités-état, Lappa, la dynamique. Comment on passe du topo-nyme de Lappa à celui d’Argyroupolis, ça c’est de l’histoire concrète. Les Ottomans l’appelèrent Gardiroupoli, puis Samaropoli. Ensuite, les révolutionnaires de 1822 la grécisèrent en lui attribuant le nom d’Argyroupolis à cause d’une mine d’argent qui s’y trouvait.
Selon la légende, elle fut fondée par Agamemnon, hypothèse plausible puisqu’il existait ici une ville dorienne qui fut détruite lors de la prise de possession de l’île par les Romains. Dans les années qui précédèrent la chute de la république à Rome, elle se rangea aux côtés d’Octave contre Marc-Antoine. Octave, devenu l’empereur Auguste, lui accorda quelques privilèges, un statut d’autonomie, et un territoire qui allait de Réthymno jusqu’à la côte sud : cela lui conféra une longue prospérité jusqu’aux débuts du Moyen Âge. Elle possédait, bien entendu, bains, thermes, aqueduc, riches villas au sol dallé de mosaïques…, aménagements nécessaires pour les besoins et les plaisirs de ses 10 000 habitants. Les fouilles de sa nécropole ont donné aux archéologues la mesure de sa richesse. Plus exactement, elles mirent en évidence que la ville avait atteint le sommet de sa prospérité en même temps que l’empire romain et, plus étonnant, qu’elle avait continué à prospérer jusqu’au 9ème siècle et sa destruction par les Sarrazins.
À partir de là, je me suis posée quelques questions en comparant les destins de Gortyne et de Lappa, deux cités orgueilleuses et dynamiques occupant des territoires fertiles, et j’ai fait des liens entre ce que je savais déjà et ce que je venais d’apprendre. Tant que l’empire romain connaît la stabilité politique qui va de pair avec la stabilité économique, les deux cités ont un parcours identique. À partir du troisième siècle, l’empire entre en crise sous la pression, à toutes ses frontières, de peuples entreprenants qui, pour ce que j’en ai appris, étaient eux-mêmes sous la pression d’une démographie importante qui les poussaient à agrandir leur territoire. Ces dangers mirent les militaires au premier plan et ils finirent par prendre le pouvoir, instaurèrent une dictature impitoyable et se querellèrent entre eux. C’est ainsi que s’amorce, dès le 4ème siècle, le déclin de cet empire avec, en 395, la scission en deux entités qui deviennent l’Em-pire romain à l’ouest, et l’Empire byzantin à l’est. Rome s’effondre et entre dans des siècles sombres à par-tir du 5ème siècle avec la main mise des peuples germaniques sur l’ensemble de son territoire.
À l’inverse de Lappa, Gortyne suit cette courbe parce que, sous le règne de Septime-Sévère (193-211), elle perd le bénéfice de capitale du vaste territoire de la province de Crète-Cyrénaïque pour n’être plus que celle de la pro-vince de Crète. Ayant ainsi perdu une grande partie de ses attributs et privilèges, elle devient plus fragile à la con-currence exercée par d’autres cités situées sur la mer de Libye, dont celles de la Cyrénaïque. Par rapport à Gortyne, Lappa tire les avantages d’un territoire qui traverse l’île du nord au sud et lui donne accès à la mer de Crète (port de Dramia) et à la mer de Libye (port de Loutro). Par ailleurs, je me demande si la prospérité continue de Lappa jusqu’aux destructions sarrazines ne seraient pas aussi liée à un centre de pèlerinage. Le site des cas-catelles qui jaillissent depuis son promontoire historique est suffisamment insolite pour avoir pu susciter la fer-veur religieuse d’une population. J’en veux pour preuve le fait qu’une chapelle chrétienne y perdure, comme c’est toujours le cas sur les sites de cultes anciens. Cependant, à la différence de Gortyne, Lappa ne se remit pas des destructions subies et son nom ne réapparut qu’après la période byzantine. Cette interruption fut le lot de la plu-part des villes paléochrétiennes dont la population se réfugia plus haut dans la montagne en tournant le dos à la mer. Quant à Gortyne, son statut de capitale lui épargna ce destin et elle garda son statut urbain sous les Arabo-Sarrazins, tout comme Kydonia (Khania).
Aux premiers temps de son occupation, Venise mit en place un système administratif que Charlemagne avait appliqué avec succès sur ses territoires : attribution de vastes domaines à des feudataires-suzerains qui avaient pour devoirs de les mettre en valeur et de contribuer à la richesse économique et à la défense militaire de l’île. Cette attribution pouvait être remise en cause à tout moment, si les devoirs étaient insuffisamment respectés. La région de Lappa résista avec acharnement contre la mise en place de ces nouveaux maîtres, contre la suppression du droit coutumier, la confiscation des terres. Pourtant, les feudataires furent à l’origine d’un nouveau départ pour la ville dont ils s’approprièrent le site. Les domaines fertiles qu’ils occupaient leur donnaient de larges moyens de vivre. Leur opulence attira de riches citadins désireux de posséder une villa à la campagne. La ville et ses environs furent alors largement pourvus en maisons, églises… Je vous propose ci-dessous un aperçu de la vie de ces riches Vénitiens qu’évoque, en 1669, Marinos Taslès Bounialis dans un poème épique, La Guerre de Candie (traduction de M. Lassithiotakis, pour l’Encyclopédie du voyage de Gallimard sur la Crète) :
Hélas, Crétois infortunés, où sont donc vos chevaux,
où sont vos mulets, où sont vos limiers,
où sont vos éperviers, où sont vos travaux,
où sont vos hautes demeures, où sont vos clercs ?
Où sont l’huile et le vin, et les blés et la soie,
où sont vos jardins, vos vénérables monastères ?
Où est le temps où vous montiez vos chevaux pour gagner la campagne,
Et goûter le repos de l’été, ses plaisirs ?
Où sont l’eau des fontaines, les jardins plein de fleurs ?
Quiconque les contemplait en oubliait ses peines.
Où sont les roses et les lys odorants,
et les serviteurs fidèles, où sont-ils donc,
eux qui savaient danser joliment, évoluer avec adresse
au son des violons, des guitares et des luths ?
Aujourd’hui, Argyroupolis est fière du dynamisme d’une de ses familles qui, à la fin des années 1990, planta les 500 premiers arbres de fruits exotiques de l’île dont l’avocat. Pour diversifier ses revenus, elle eut l’idée de mettre au point des produits cosmétiques à base d’huile de ce fruit. Le succès l’amena à planter d’autres arbres qui sont maintenant au nombre de 1500. Donc, si nous avions décidé de nous arrêter là, nous aurions eu un complément de créto-romain et un apéritif tout avocat au kafenio. Mais voilà, Google maps n’avait pas prévu un arrêt à cet endroit et Daniel n’était pas plus intéressé que ça. Depuis que je lui ai parlé de la mosaïque in situ d’une villa antique, il regrette de ne pas avoir pris quelques minutes sur notre emploi du temps. Quant à moi, fidèle à la consigne de respecter les indications de notre guide électronique sans tergiverser, j’ai donné les indications comme si de rien n’était et nous sommes arrivés en contrebas sur un endroit improbable en bord de route.
Agia Dinami (Sainte Puissance)
Sur cinq cents mètres, elle agit sur nos yeux et nos oreilles par la puissance divine de son eau qui dévale la falaise –en haut de laquelle se trouve le site de Lappa– en cascades jaillissant tout du long. De l’autre côté de la route, elles alimentent une efflorescence exotique de plantes de toutes tailles, de toutes couleurs, jaune, bleu, écarlate. Regard de loin, depuis le macadam : la route n’est qu’un intermède plat dans la continuité de la pente. Au premier sentier venu, nous grimpons allègrement après avoir longé une fontaine à deux bassins dont les gouges crachent avec force dans celui qui lui est attribué, fontaine rescapée de la splendeur de l’ancienne Lappa, dit-on. Nous arrivons à la minuscule chapelle Agia Joannis bâtie au-dessus de l’eau. Elle a pris place dans un tombeau romain creusé dans le roc comme plusieurs autres sur ce site. Ce qui le diffère des autres, c’est qu’une source jaillit de là, lui conférant un aspect miraculeux. Grotte ? Source miraculeuse ? Et hop ! La machine à souvenirs se remet en route pour aller jusqu’à Lourdes où j’ai passé de nombreuses vacances dans la maison d’une grand-tante dont le jardin surplombait un gave tellement bouillonnant qu’il en écumait. Juste en face, sur l’autre rive, j’avais la grotte sous les yeux et j’aimais, le soir, m’imprégner du contraste entre la forte rivière grondante et la sérénité que je sentais dans ce lieu malgré les aller et venues des pèlerins.
En redescendant, les pièces de monnaie contenues dans la fontaine nous confirme qu’Agia Dinami reste un lieu de pèlerinage autant que de tourisme. Pour nous, le miracle de ces cascades jaillissant avec force réside dans le fait qu’il n’y a pas eu de pluie depuis plusieurs mois et qu’au, long de nos trajets, nous avons vu les effets naturels de la sécheresse. L’ancien site de Lappa est cerné par deux rivières ( Moussela et Petres) qui confluent à son extrémité en dix sources pour se précipiter du haut de la falaise qui le délimite. Soit on commence la visite par le haut, on voit le phénomène à sa source, et on en profite pour admirer au passage un platane oriental qui a 2000 ans d’âge et 10,30m de tour de taille ; soit on commence par le bas, comme nous qui avons, quand même, moult platanes d’Orient à admirer. Nous n’avons pas vu l’arbre doublement millénaire mais ceux que nous avons côtoyés étaient déjà fort impressionnants, jetant leurs bras multiples vers le ciel comme autant de prières, de supplications, ou d’imprécations (à choisir, selon votre humeur du moment).
Il fut un temps où la force de l’eau fut utilisée par des moulins pour moudre du grain. Il en subsiste un qui sert à alimenter l’aquarium à truites d’un restaurant. Les ailes sont formées de lames en bois creuses mues par l’eau qui tombe au dessus. D’autres restaurants arborent également des aquariums, en guise de vitrines, mais l’eau qui y arrive provient d’un ressaut de la falaise auquel a été fixé un large bec verseur métallique.
Après les explications d’Ilina sur l’agneau antecristo, nous avons vu concrètement comment cette cuisson était possible, mais Daniel a trouvé quelque peu sacrilège de faire de ce symbole des fêtes pascales un objet folklorique. Nous avons pris connaissance, de visu, de la carcasse métallique en forme de pyramide sur laquelle sont fixés des fils de fer qui retiennent des crochets auxquels sont accrochés de larges morceaux de viande. Cela, c’est pour le principe. Je doute que cette viande soit cuite à la basse température requise par la tradition montagnarde.
J‘ai photographié le moulin à eau en video pour que le mouvement soit parlant aux curieux qui attendent nos compte-rendus au retour. J’ai également pris en photo la minuscule chapelle. Quant à notre envie de balade et d’exploration des lieux, elle a été stoppée par l’emprise marchande du site : tous les sen-tiers que nous avons empruntés débouchaient sur une taverne. Il aurait fallu que quelqu’un nous renseigne sur le moyen de nous éloigner. De même, nous n’avons pu prendre la mesure de la richesse végétale vantée par notre livret, mais nous avons appris que les sources arrosent, en contrebas des vergers d’abricotiers, des châtaigneraies, des vignes.
Kournas
L‘unique lac d’eau douce de Crète tirerait son nom d’un ancien village Koressia qui se trouva sur ses rives. Long d’un kilomètre et large de 890 mètres, profond jusqu’à 22m, il est alimenté par les nombreuses sources qui déboulent des Lefka ori dont les contreforts lui font un écrin. Écrin pour les émeraudes, agathes, aiguemarines, saphirs, turquoises qui miroitent sur ses eaux. Le lac abrite en abondance, tortues, anguilles, poissons divers. Les tortues, oh oui ! j’aurais bien aimé les voir autrement qu’en photos sur les blogs de divers voyageurs. Encore eut-il fallu savoir que pour cela, il était indispensable de louer un pédalo !
Nous pensions naïvement que nous en verrions quelques unes en marchant autour du lac et en gagnant ainsi la rive non colonisée par les touristes. Impossible ! le sentier qui longe le lac est systématique-ment bouché au profit exclusif de la plage qu’il permettrait de quitter. Ces plages sont d’autant plus appréciées qu’elles sont éphémères et ne se dévoilent que du début de l’été au début de l’automne, en péri-ode sèche et une fois le trop plein des eaux de la période humide absorbé. Pour l’heure, les Crétois profitent de cette fin de semaine et des derniers jours de beau temps avant l’arrivée massive des pluies qui ont déjà montré le bout de leur eau lors des nuits précédentes. C’est donc trempette générale en famille, ou petite pause jus de fruits-gâteaux à la taverne dont dépend la plage, tandis que certains adultes pédalent sur l’eau limpide avec leurs enfant plus grands. C’est ainsi que, marchant sur la route, nous passons de plage en plage, de taverne en taverne, apercevant un morceau du lac à chacune de ces occasions.
Autant le sentier que nous aurions voulu emprunter nous aurait permis d’admirer le cadre tout notre soûl, autant la route ne nous offre que quelques aperçus lorsque la haie dense qui la borde présente une échancrure. Intéressante ces haies : elles sont constituées d’un mélange et d’un entrelacs où ronces à mûres et salsepareilles se battent pour avoir le dessus sur l’autre, tout en cherchant les unes et les autres à étouffer les lantanas, églantines, plumbagos. Papillons et insectes butineurs se moquent de leurs bagarres tant qu’ils ont de quoi faire récolte. Arrivés à la moitié du périmètre du lac, déception : une grille interdit le passage à l’endroit où un haut bâtiment en béton fait entendre le bruit de turbines qui tournent en son intérieur. J’ai cru comprendre que ces turbines alimentaient en eau et les habitations du lieu et les irrigations des champs alentours qui cultivent, entre autres, des arachides. Daniel opte, plutôt pour une petite centrale électrique. Frustrée par les photos que je n’ai pu prendre, la chèvre en moi se réveille et escalade quelques mètres de la pente toute proche pour fixer la beauté créée par la nature. Au retour, j’aperçois dans un trou de la haie une gorge qui, sur l’autre rive, fend la montagne jusqu’à l’eau où elle se noie. La végétation abondante que nous côtoyons contraste forte-ment avec le dé-pouillement de roches et de végétations rases qu’arbore le versant qui nous fait face. Parfois, une famille de canards coincoinants nage sous nos yeux avec la tranquille assurance de propriétaires des lieux. « Eh ! Attention où tu mets les pieds ! » Une famille d’oies a coupé la route au moment où, le regard fixé sur l’eau, je m’amusais avec les canards.
Comme Agia Dynami, le lac de Kournas seraient un site magnifique s’il n’était confisqué par les tavernes et les marchands profitant de l’attrait exotique qu’exerce le lieu sur les Crétois qui s’y dé-placent en curieux. Admirant les couleurs de pierres précieuses, je me demande si elles ne sont pas dues à un triple effet : jeux de lumière du soleil, variations de la profondeur, ombre portante des montagnes. Un dernier regard : le lac est maintenant scindé en deux : d’un côté un bleu lagon très pur, de l’autre un vert profond.
Une petite légende avant de rejoindre la route ? En fait, il y en a deux et elles se rejoignent pour parler de la dépravation de certains homme. Pour l’une, le lac est né de l’indignation des dieux pour le comportement de trop nombreux habitants du village d’alors. Ils le noyèrent sous des trombes d’eaux. La seule rescapée devint une nymphe qui, lors de certaines nuits de pleine lune, émerge pour peigner ses cheveux.
La seconde légende met en scène une fille et son père assis à l’endroit où se trouve le lac. La fille affolée découvre les intentions incestueuses de son père et fait appel aux esprits de la montagne, aux elfes de la campagne et à tout être bienveillant qui pourrait intervenir pour la sauver. La terre se met à trembler, à se soulever, à se creuser, des sources dévalent les pentes et comblent la nouvelle cuvette en un instant. Il n’y a plus ni homme, ni jeune fille. Un lac a pris leur place et la jeune fille sauvée est, pour l’éternité, une nymphe dont le rôle est de veiller sur les animaux aquatiques et semi-aquatiques, d’en prendre soin et de faire régner la paix entre eux.
En y réfléchissant, je me suis demandée si elles n’étaient pas la mémoire d’un cataclysme géologique ( séisme de 438 ?) qui aurait fait disparaître un village existant sur ses premières pentes. Un Lassithi miniature qui se serait abîmé dans une gorge profonde (au moins 22m) et que les eaux de source ont empli progressivement, restituant en surface le mirage de l’ancienne topologie. En même temps, je me demande ce qui est le plus bénéfique aux hommes pour la pérennité mémorielle. Est-ce le maintien en l’état de lieux devenus symboles des atrocités perpétrées par certains et subies par d’autres ? Est-ce la création d’un récit légendaire à portée universelle parce qu’au-delà du drame, il en tire une por-tée morale qui lui donne sens et avertissement ?
Pendant que nous marchons vers la voiture, je vous propose deux points de vue sur Kournas : l’un a été pioché sur un site Internet, l’autre provient du livre La Crète vivante que j’ai déjà cité plusieurs fois.
« Le site est remarquablement organisé pour le tourisme avec de nombreuses places de parking, des marchés, des tavernes… » Commentaire de Daniel quand je lui ai lu cela : « Autant aller à Palavas-les-flots ! »
« Des lauriers-roses, des figuiers, des cyprés, bordent la berge où un troupeau de vaches et de moutons descend boire. Sur une souche d’olivier, le vieux pâtre est assis, immobile près de sa besace rouge. Dans le silence chaud vibrent les élytres des grillons et, par instant, les clarines des vaches et la cloche plus rauque du bélier. »
Aptera
Notre programme nous amène, au galop de nos chevaux moteurs, vers l’antique cité d’Aptera. Notre voiture se gare sur une esplanade dont la couleur trahit sa nature calcaire. Autour de nous, désert jaunâtre, vegétation sèche et rase, poussiéreuse (avec le vent qui souffle en permanence, normal!). J’aime-rais bien voir ce que cela donne au printemps. Envie qui m’est déjà venue plusieurs fois, surtout à Lassithi, et à Vossakos. À chaque fois, il m’a manqué ce quelque chose qui transforme complètement un paysage et donne une vision plus complète de lui. J’ai appris à apprécier et à aimer ces complémentarités lors de mes séjours dans le midi de la France et au cours des investigations botaniques printanières avec une des sœurs de mon père. Par exemple, difficile de donner un nom à une plante buis-sonnante à ras de terre, s’il n’y a pas les fleurs pour la différencier d’une autre ; difficile, comme à Vossakos, d’envisager que l’en-droit peut être cultivé et fournir, dans la période humide, des récoltes pour se nourrir. Tout ça pour dire que nous venons d’arriver dans un désert à perte de vue, sauf d’un côté où la mer nous gratifie de son bleu lapis-lazuli, deux ou trois kilomètres plus loin et deux cents mètres plus bas. Si nous avions accès à ces montagnes qui veillent à l’arrière, nous pourrions repérer les deux ports qui firent beaucoup pour la pros-périté de la cité. Chacun est situé à une extrémité de la baie de Souda qui se profile sous nos yeux.
La première occurrence d’Aptera (a-pa-ta-wa) apparaît sur une tablette du linéaire B trouvée à Knossos et datée des années -1800. La plupart des commentaires antiques datent la création de cette cité vers -800 par les Doriens, mais, compte tenu de plusieurs tablettes et des traces d’habitats minoens exhumés, j’en déduis qu’il y eut une éclipse de peuplement au cours des « siècles noirs » qui achevèrent l’époque minoenne, comme ce fut le cas durant l’époque toute aussi obscure du Haut Moyen-Âge1.
Le nom de la cité minoenne aurait évolué en A-pa-ta-ra. On le trouve sur diverses tablettes trouvées dans divers sites crétois. Il y côtoie le nom de Kydonia (Chania). Simplifié par les Grecs en Aptera, il donna des maux de tête aux linguistes distingués du continent. Qu’une cité opulente puisse s’appeler « Désailée » (dans ma version française), « celle qui a perdu ses ailes », c’est absurde ! En effet Aptera, en bon grec de Grec, c’est ça : « qui a perdu ses ailes ». Comment une cité en plein essor peut-elle porter un nom pareil ? Et comment une cité-état peut-elle voler des ses propres ailes si elle n’en a plus ? Alors, ils se sont tous mis à cogiter à tire d’ailes pour redonner du sens à ce qui n’en avait pas, pour eux. Ils ont gambergé pour inven-ter des légendes toutes aussi tirées par les ailes les unes que les autres. « Euh ! Ce n’est pas plutôt « tirées par les cheveux » que tu voulais dire ? » « Comme tu préfères. »
Construite à 230m au-dessus de la baie de Souda, capable de contrôler tout le trafic commercial des environs, par ses deux ports, elle intéressa les Doriens pour une seconde raison : des filons de fer, facilement exploitables se trouvaient à proximité. La légende dit que les Dactyles, s’y étaient installés pour cette raison. Ces divinités du Mont Ida auraient trouvé comment utiliser le feu pour travailler le fer et le cuivre. De fait, l’une des plus anciennes mines d’Europe se trouve sur le territoire de l’ancienne cité dont les frontières côtoyaient Lappa et Kydonia. Les archéologues ont identifié ou trouvé des restes du réseau routier qui la reliait à ses voisines. Ils ont également découvert une borne miliaire datant de l’empereur romain Trajan (environ 99) qui indiquait la distance entre Aptera et Kissamos sur l’axe menant à Lappa. Aptera connut son apogée à la période hellénistique (-330 – -67 ) où elle compta jusqu’à huit faubourgs au pied de sa colline et 20 000 habitants. Elle garda une certaine importance jusqu’au 4ème s, mais sans doute comme vassale de Kydonia. Outre les mines, elle dut aussi son opulence au fait qu’elle dominait un pays aux terres fertiles.
Célèbre pour ses archers, la cité, en -668, en envoya à Sparte qui désirait agrandir son territoire par la conquête des terres fertiles d’un de ses voisins. Elle fournit aussi des mercenaires à divers conflits hors de Crète et à des pirates qui écumaient la mer d’Égée. Menant une politique étrangère intense et diversifiée, elle conclut des alliances autant avec d’autres cités crétoise (Knossos, Malia…) qu’avec des royaumes ou des cités du Péloponnèse, de l’Égée, de l’Asie mineure, de l’Adriatique où elle avait établi des consulats.
Sans doute intéressé par la fertilité agricole de l’endroit, le monastère Saint-Jean, de l’île de Patmos, y créa une annexe- métairie en 1182, qui perdura jusqu’en 1964 sans être jamais inquiétée, car appartenant à des étrangers à l’île. En effet, durant leur domination, c’est un des seuls lieux religieux que les Ottomans respectèrent non sans avoir prélevé une portion de territoire en bord de mer pour y bâtir une forteresse.
Le site d’Aptera, bien conservé et bien entretenu, a obtenu tous nos suffrages et, pour le coup, c’est bien là qu’il fallait protection pour la tête et pour les yeux. En effet, un bon vent nous rafraîchissait, mais il n’en diminuait pas pour autant les assauts ardents d’un soleil conquérant sur ces étendues minérales à la végétation sèche. Le site est intéressant, très parlant, et les portions encore conservées de sa mu-raille donne une bonne idée de l’ampleur de cette ville et donc, de la prospérité historique de la Crète, quand on songe au nombre de cités d’importance équivalente. Depuis la terrasse-chemin de ronde du monastère, nous prenons le temps de contempler la baie de Souda avant de rôder autour des énormes ci-ternes, puis d’explorer l’ancien monastère qui s’adosse à elles. Au bas de l’escalier qui mène à la terrasse un énorme tas de boulets en pierre nous parle d’époques où la guerre n’était jamais loin. Petit tour à la chapelle où nous trouvons une organisation qui nous est familière depuis notre passage à Vossakos et les explications de notre guide. Nous commençons à nous habituer à trouver des icônes de saint Nicolas et de Konstantin en majesté aux côtés de sa femme Hélène. Une Vierge à l’enfant dans un contact de confiance et d’intimité joue à joue et yeux dans les yeux. Dans une salle, petite exposition photographique et video. Temps de fraîcheur agréable même si dehors la chaleur se sent peu, tempérée qu’elle est par un vent fort. Nous sommes au sommet du site et des pentes s’amorcent de tous les côtés. Prenons sur la droite, vers l’odéon dont la première partie des gradins est fort bien conservée tandis que le haut se perd dans un talus. Pierre jaune sur fond d’oliviers, il semble moins spectaculaire que celui de Gortyne et mieux disposé à offrir des concerts comme on en donne dans de petites églises. Nous remontons vers le plateau pour baguenauder dans une rue qui descend vers les anciens faubourgs, rue très parlante car ce qui reste en hauteur de murs donne une bonne idée des maisons et de leur organisation. Arrivés en bas, une des portions restante du rempart nous offre une vue partielle, mais suffisante pour une bonne com-préhension des lieux. Rejoignant notre voiture, nous constatons que, comme à Gortyne, le site s’étend bien au-delà du périmètre des visite officielles. Et l’ensemble du mobilier trouvé ici, me direz-vous ? Nous sommes très impatients de le découvrir au musée de Chania qui l’abrite.
À peine sommes-nous montés dans la voiture que Google insiste pour nous emmener vers la forteresse à croupetons en bord de mer que nous avons repérée de la terrasse. De près, elle étale sa masse de fauve faussement assoupi qui domine le golfe, restant aux aguets. Forme massive et sans grâce qui impose sa menace avec la sérénité du plus fort. Toutes proches, les gorges et reliefs qui délimitent le plateau d’Aptera.
1Cas similaire à Elertherna.