Ni haine, ni pardon

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Sans haine et sans pardon : est-ce possible sur la durée ?

« Vous n’aurez pas ma haine », a écrit un homme après la tuerie au Théâtre du Bataclan, en novembre 2016. Son texte, admirable sur le moment, le reste pour quiconque serait tenté par ce sentiment extrême de rejet d’autrui qu’est la haine. Comme l’auteur l’a constaté au fil des ans, il n’est pas possible de rester sur cette déclaration qui deviendrait alors une posture figée : elle transformerait celui qui l’a prononcée en statue très belle, certes, mais exclue des courants de la vie, laquelle se charge de brouiller, diluer, transformer les grandes émotions et les sou-venirs qui les accompagnent. Vouloir rester sur la posture, c’est refuser le processus de la vie jaillissante pour le plus grand détriment de ceux qui restent et, en particulier les enfants.

« Ni haine ni pardon ! », ont proclamé d’autres personnes concernés par le même drame. Ce positionnement est, lui aussi, admirable, car il est l’affirmation réfléchie d’une conscience qui a mis en balance les forces antagonistes en présence et refuse de donner un avantage à des forces destructrices. Sur le moment, ce positionnement semble idéal, et il l’est par la décision de garder raison et tête froide afin de ne pas se laisser submerger par un émotionnel tellement énorme qu’il serait difficile d’en maîtriser les conséquences. Sur la durée nier la possibilité de la haine et du pardon pour soi, sous-entend que la haine et le pardon sont là quelque part : on pourrait être capable de l’une comme de l’autre mais on ne veut laisser de la place ni à l’une ni à l’autre. Se pose alors la question de nommer l’entre deux qui résulte de ces deux négations. Est-ce un presque rien dans lequel les deux sentiments ont peu de place pour se différencier? Est-ce une sorte de crête où se tenir en équilibre pour ne basculer ni sur une pente, ni sur l’autre? L’expérience des montagnards enseigne qu’il est difficile de tenir longtemps sur un espace aussi étroit et aussi exposé aux vents et tempêtes. Est-ce une possibilité de se ménager une pause, un espace-temps qui ménage un choix pour l’avenir? Ce questionnement prouve que, contrairement à ce que laissent supposer ses auteurs, la formule est paradoxale parce qu’elle se veut affirmation alors qu’elle n’est que négation : ceux qui l’entendent savent ce que les auteurs ne veulent pas, mais ignorent totalement ce qu’ils veulent. Alors « Ni haine ni pardon » est-il un programme de vie ? un programme de survie ? Ou est-il d’abord un étai pour préserver un minimum d’intégrité personnelle face au vécu de déchirure intolérable provoqué par la douleur ?

Ni haine ni pardon : et l’à venir

Dans l’esprit de ceux qui la professent, cette non affirmation est-elle destinée à évoluer au fil du temps et de la vie représentée par les enfants, petits-enfants, membres de la famille simple ou élargie, par les amis, les sollicitations? Est-elle destinée, à l’inverse, à se figer dans le non choix de la sidération provoquée par l’intrusion de la violence, non choix qui laisse à d’autres l’option du choix? Une fois que la justice a rendu son verdict qu’advient-il de cette formule? La haine dira que la sanction n’est pas suffisante, ne le sera jamais et la douleur émotionnelle l’alimentera dans ce sens. Mais grâce à l’engagement solennel de « ni haine, ni pardon », l’intégrité morale peut exiger de garder raison en persistant dans l’entre-deux, et cela pour un temps indéfini ? pour le toujours à venir? pour la vie à venir ? Une fixation dans le non choix durable du « toujours » transformera « ni haine, ni pardon » en contrat qui engage l’avenir et le transformera progressivement en injonction mémorielle pour soi et pour les proches. Elle sera d’autant plus prégnante si elle est accompagnée d’un engagement personnel de type « Je n’oublierai jamais ». Elle sera d’autant plus engageante pour autrui (et sans son consentement libre et réfléchi) avec « On n’oubliera jamais ». S’installera alors, progressivement, une posture qui se figera au fil du temps parce qu’elle exigera (jusqu’à quel degré de descendance?) qu’il n’y ait jamais d’oubli et qu’elle brandira la menace sous-jacente d’anathème et d’expulsion hors de la communauté familiale pour celui qui s’y risquerait. Ainsi un choix qui se veut neutre et qui est, de fait, courageux fera peser, à terme, une forme de diktat qui enfermera les proches et leurs descendants dans une bulle de douleur, un cercle vertueux (en apparence) et une position centrale de neutralité chronique, ni pour, ni contre quoique ce soit.

À terme, cette décision exemplaire, sur le moment, ne peut se maintenir que dans une position défensive qui mobilisera l’énergie psychique et bloquera ainsi toute résolution du conflit psycho organique qui en résultera. Sera bloquée ainsi toute évolution vers une autre voie menant à l’acceptation d’une atténuation de la douleur, d’une atténuation du souvenir. Sera bloquée aussi l’ouverture à la vie par l’accueil de nouvelles générations, de nouvelles pousses familiales (cousins, neveux, petits-enfants). L’ouverture à une forme de transcendance par la religion, la créativité artistique, ne sera plus possible. Ce blocage interdira également toute transmission d’une humanité apaisée qui sortirait de ce drame et toute espérance que d’une grande douleur peut surgir quelque chose de grand, tels ces arbres calcinés qui, après un incendie, font rejaillir des pousses à partir de leurs racines ; telles ces plantes diverses petites et insignifiantes qui profitent de la première pluie pour faire germer les graines enfouies profondément dans la terre ou celles apportées par le vent, les oiseaux, les déjections d’animaux, les pas de passants.

De plus, cet engrammage, créé par le drame et renforcé par la posture mémorielle, empêchera toute expression émotionnelle autre que celle du revécu de la douleur parce que un vécu de joie serait perçu par la personne comme une démission par rapport à ce contrat et une trahison vis à vis du disparu. Et comme la vie continue son cours, hors de toute contrainte voulue, émergera à chaque plaisir, à chaque joie, une culpabilité toujours plus grande et toujours plus enfermante au point que la personne se voudra morte à la vie qui l’entoure et en tirera une satisfaction personnelle du fait qu’elle n’oublie pas, qu’elle ne trahit pas. Cela l’entraînera dans une forme psychique de vendetta qui ne dit pas son nom et qui, pourtant, s’y apparente par le refus d’accorder toute parcelle d’humanité au terroriste, au tueur, au chauffard.

La vendetta : contrat mémoriel

Dans les sociétés rurales et méditerranéennes, la vendetta, vue de l’extérieur apparaît comme le folklore d’un passé révolu qui n’a pas résisté à la modernité des droits de l’homme. À y regarder de plus près, elle est une tentation enfouie en chacun de nous qui peut resurgir à tout moment au nom du devoir de mémoire. C’est ainsi que le contrat mémoriel peut devenir un objectif de mort vécu comme tel. Le désir de ne jamais oublier et de punir donne un sens à ce qui reste de vie en soi. Malheureusement, ce sens qui donne envie de continuer à vivre est un sens axé sur la mort ou l’élimination sociale du coupable. Celui qui s’est engagé dans le contrat de ni haine ni pardon arrivera-t-il à résister à la tentation qui l’assimilerait au tueur en acceptant une décision de justice qui donnera la possibilité aux accusés de sortir de prison au bout de vingt ans. Du chauffard à l’assassin, la gamme des atteintes à la vie des personnes est large. La particularité des terroristes islamistes est qu’ils se situent, eux aussi, sur un contrat mémoriel qui les conduit à une vendetta qu’ils veulent sociale à la différence des familles de victimes. À cette différence près, le spectre de la vendetta est présent de part et d’autre. Il complique donc pour les familles des victimes la création en eux d’un espace qui les en tient éloignées.

Sur la durée, cet espace sera d’autant plus difficile à maintenir que, comme pour les terroristes, le contrat mémoriel a l’avantage d’occuper la personne en son entier et cela lui donne l’impression de vivree alors que, progressivement, elle se sclérose. Qu’arrive un événement qui libère l’émotion encapsulée, les larmes jaillissantes vont apaiser les tensions intérieures et détendre la personne qui, tout d’abord, va en jouir. Une fois l’émotion apaisée, vient une sensation de vide car l’émotion vécue pleinement a libéré un espace apparemment incommensurable et apparemment impossible à occuper tellement il est immense. Est-ce que la personne va prendre conscience de la place indue qu’elle a donnée au contrat mémoriel ? Est-ce qu’elle va donc laisser les racines rejaillir en elle, les graines proposer de nouvelles pousses ? Ou alors, effrayée par son laisser aller par rapport à son devoir de mémoire, préférera-t-elle refermer ce qu’elle décide de prendre comme une parenthèse, une tentation qui a failli lui faire croire que sa volonté était défaillante ? Choisira-t-elle de ne voir que le vide afin de le réoccuper illico ou prendra-t-elle en compte l’espace devenu disponible pour un nouveau paysage, pour la recréation d’un jardin intérieur ? Celui ou celle qui optera pour le deuxième choix verra s’ouvrir devant elle une nouvelle voie, sentira que son regard s’est épuré, affiné sous l’effet de l’épreuve. Elle acceptera le constat que les dettes qu’il ou elle croyait détenir vis à vis du mort ou de la morte sont apurées, réglées.

Celui ou celle qui choisit la surrections émotionnelle comme une parenthèse à refermer au plus vite, se trouvera, dans un premier temps, des excuses à cet accès de faiblesse. Ensuite, cette personne tournera sa volonté dans un durcissement accru de son être et tournera la culpabilité qu’elle ressent contre ceux qui ont été témoins de sa faiblesse les rendant responsables de l’avoir induite en tentation de lâcher le contrat mémoriel. Elle leur en voudra aussi d’avoir été témoins de ce qui équivaut pour elle à une humiliation, un abaissement de soi : la blessure d’orgueil, ou plutôt de vanité prend la place de la jouissance occasionnée par la détente émotionnelle. Il est temps d’afficher, à nouveau une force sans faiblesse, un courage digne d’éloge, éloge qu’elle se donne à elle-même afin de se raffermir quand elle se sent fléchir. Et, chose importante, il faut désormais tenir en lisière, les porteurs de la tentation du lâcher : ils sont dangereux pour le maintien d’un équilibre durement acquis qui ne veut ni la haine ni le pardon.

Celui qui se fait l’agent d’exécution d’une vendetta sociale, personnelle ou familiale vit, lui aussi dans cet équilibre et la met en œuvre sans haine contre sa victime mais aussi sans pardon pour ce qu’a fait un des membres de la chaîne générationnelle de deux clans qui s’affrontent.

Mémoire et commémoration

Pour quel objet mémoriel ? Pour quel sens ? Dans quel but ?

La mémoire devrait toujours être au service de l’amour en soi, pour soi, pour l’autre ; au service d’un avenir qui le proclame dans un souci de gratuité et dans un don qui donnera la possibilité d’une ouverture à l’autre en soi et à autrui. « Aime celui qui t’est proche (ou moins proche) comme toi quand tu t’aimes. » Elle devrait être aussi au service d’une espérance, de l’espérance. Au service d’une réparation en soi et en union avec d’autres d’une blessure, d’un coup, d’une violence. Cela suppose l’abandon d’une croyance selon laquelle la réparation passe obligatoirement par la justice institutionnelle sous la forme d’une condamnation de l’agresseur et d’une indemnité financière. Mais la sanction et la somme d’argent attendues seront-elles suffisantes pour calmer durablement la douleur ? Correspondront-elles aux attentes et à l’évaluation subjective que la victime ou sa famille s’en fait ? La raison et la réflexion peuvent s’en contenter à condition de tenir en laisse l’émotionnel. Il n’en est pas de même si la bride est lâchée pour l’émotionnel.

La réparation en soi suppose un travail intérieur qui laisse constamment la place à l’espérance. Elle suppose aussi de cesser de se voir, soi et son groupe, comme seule victime, mais de voir qu’en face il y a aussi une victime dont on ne sait rien mais qui n’a pu passer à l’acte que parce qu’il y avait en lui quelque chose qui n’avait pas été comblé. Voir l’autre en face comme victime amène à voir en lui la part d’humanité qui lui est propre, si petite soit-elle. Accepter cela, ce n’est pas excuser, ni absoudre quelqu’un de son acte de violence qui, d’une façon ou d’une autre doit être sanctionné par la société, la sanction par la société étant la seule parade à la vendetta. Accepter de voir l’humanité chez celui qui a commis l’impardonnable, c’est descendre d’un himalaya qui opposerait soi reclus dans une forme de perfection mémorielle à l’autre enfermé dans une violence sans pareille. C’est se voir comme étant soi-même capable de violence, même si elle n’est que verbale, capable d’un sentiment d’amertume cuit et recuit, alias ressentiment, qui est une forme de violence contre soi par refus de changer et une forme de violence contre autrui en lui niant toute possibilité de se transformer et de s’amender. La réparation en soi suppose donc l’abandon des plaintes et douleurs personnelles pour y substituer un élan de vie, mariage entre la terre, le soleil, la lune, la pluie, l’ombre et la lumière mais aussi un élan vers le « plus jamais ça » à sa propre mesure.

L‘arrêt de la logique de vendetta suppose qu’à un moment donné, les personnes en cause acceptent de reléguer leurs reproches, ressentiments, colères… au rang de l’histoire par une prise de distance où ceux qui ont été témoins directs font en sorte que leurs descendants ne portent pas la douleur dans leur héritage. En effet, la mémoire surinvestie par un événement empêche une prise de distance avec le passé car ledit événement est sommé de rester toujours présent à l’esprit de ceux qui sont concernés. Se crée ainsi une injuste distance avec le présent qui n’a pas le droit d’être investi et vécu en tant que tel. Dès que la mémoire appartient à l’histoire, chacun peut y puiser ce qui fait sens pour lui et pour l’avenir qu’il envisage.

Sans pardon, il n’y a pas de futur. Le pardon, ce n’est pas effacer l’histoire, faire comme si elle n’avait pas existé, c’est choisir le compromis, c’est à dire l’équilibre qui privilégiera l’essentiel : le vivre ensemble de soi avec soi et de soi avec l’autre. C’est choisir de renoncer à cultiver l’image de l’horreur qui finirait par devenir une plante étouffant toutes les autres possibles et à venir. C’est aussi accepter la réparation partielle que constitue la reconnaissance par l’écoute d’autrui de la réalité de cette histoire, du fait qu’elle est inacceptable, de son horreur, de la légitimité de la douleur qui s’en est suivie. Cette réparation se fait par le dépôt sur autrui du fardeau émotionnel et la compréhension qui s’ensuit ; l’ouverture ainsi créée donne le choix à la personne de rester dans l’impasse ou d’essayer ses forces sur un chemin inconnu.