La Tapisserie réparée: de la vulnérabilité à la sensibilité

Sommaire

Introduction

Alors que je menais réflexion et travail d’écriture sur le thème de la vulnérabilité de l’être, je travaillais parallèlement à une tapisserie que je crée point par point depuis trois ans. Ma fille, commanditaire de l’ouvrage, en a choisi les couleurs vives qui se détachent sur le fond gris ardoise presque noir. J’alterne création de motifs au fil de ma fantaisie et travail sur le fond, trop sombre à mon avis, mais sur lequel, fleurs, oiseaux, papillons… pétillent de vie. Cela m’a amenée à envisager la vulnérabilité comme une tension entre le sombre d’un vécu ancien qui agit la personne dans la profondeur et de façon inconsciente, et l’élan de vie jaillissante qui s’affirme dans une joie à vivre d’autant plus intense qu’elle doit lutter contre le sombre profond qui tente de l’étouffer. Cette tension qui, selon moi, caractérise la résilience crée sur la durée des phénomènes psychosomatiques qui sont un des phénomènes ou une des raisons qui amènent un client à venir consulter. Cette tension est aussi un appel de la vie en soi qui invite une personne à quitter les mécanismes sombres et répétitifs de la névrose pour oser mettre en lumière des parties, des qualités qui demandent à s’épanouir. Pour y arriver, elle devra affronter sa vulnérabilité et les peurs qui y sont accolées.

Parfois, l’élan créatif sur ma tapisserie m’amène à multiplier les motifs fort en avant de la zone déjà couverte par le fond et je constate que le canevas commence à se déformer du fait de tensions inégales. Cela me fait penser aux distorsions que subit l’enfant acculé à satisfaire un parent (c’est-à-dire à faire que le parent soit comblé dans son incomplétude). Une partie de lui avance très vite en maturation tandis que ce qui de lui relève de l’âge réel reste à la traîne.

Être et vulnérabilité : définition

Avant d’aller plus loin, je propose de prendre la notion d’être dans l’acception la plus commune d’existence et de l’accoler ainsi à la vulnérabilité pour un questionnement sur la façon dont une personne perçoit son existence, la façon dont elle se perçoit par rapport à cette existence et comment elle décline dans le vécu de son identité, son rapport aux émotions, aux sensations physiques, au réel, au spirituel. L’être, dans son existence consciente, se traduit sous la forme de « Je suis » et il est est en perpétuel devenir puisque qu’il ne peut être qu’en étant. En étant ou en devenant celui qu’il est dans son identité unique par l’incarnation et la conscience des composantes de son identité en lien avec sa nature humaine. Composantes qui sont psychiques, psychologiques, morales, spirituelles, sociales, physiques, sexuelles. De prime abord, la vulnérabilité existentielle peut donner à penser qu’elle concerne surtout les personnes suicidaires. Elle concerne aussi tout élan qui se brise ou qui n’arrive pas à aller au bout de la réalisation qu’il a suscitée et entamée. Elle concerne le doute sur l’identité, sur les capacités à s’épanouir…

Tout être humain a fait l’expérience de la vulnérabilité existentielle lorsqu’au moment de la naissance, il a été porté encore nu par les mains de celui ou de celle qui l’avait mis au monde en le séparant de sa mère. Tout être humaine est confronté, un jour ou l’autre, à sa vulnérabilité et au choix de la reconnaître et de l’accepter ou de la refuser. Elle est la partie de soi la plus susceptible d’être blessée, la plus sensible à la blessure possible, celle capable d’en revivre une ou d’en réactiver une autre, une forme d’hypersensibilité dérangeante. Elle s’exprime par le biais émotionnel dans la vie quotidienne. Elle participe de la construction de l’identité, de l’épanouissement de la personne par le vécu des joies et des peines et au contact des différences de vécu de ces mêmes joies et peines par d’autres. La vulnérabilité amène chacun, soit à s’interroger sur qui il est, soit à mettre en place une sorte de pare-feu qui confinera cette cause de trouble par un encapsulement. Ainsi oblige-t-elle chacun, à un moment de son parcours d’être vivant, à des choix sur repliement ou ouverture, négation ou acceptation de qui on est avec ses forces et ses fragilités.

Le thérapeute face à vulnérabilité

Pour le thérapeute, elle est une cause constante d’ajustement de sa pratique dans le but du mieux être de son client en respectant son cheminement et le rythme de ce cheminement et en tenant compte de ce que lui signalent les points de vulnérabilité qui émergent au fil des séances. Par un travail sur lui, il a transformé sa vulnérabilité en sensibilité et a découvert, au cours de la formation que ses fragilités étaient des forces dans l’accueil et l’ouverture au client. La vulnérabilité du client l’interroge constamment sur ces capacités mais aussi sur son propre acquiescement à les cadrer pour lui invitant ainsi le client qui travaille à l’accueil et à l’ouverture à lui à s’interroger sur les limites protectrices qu’il va poser. Jusqu’où va le devoir de protection que le thérapeute se doit à lui-même et où commence la fermeture réflexe à une pointe douloureuse qui le surprend quant au réveil d’une vulnérabilité qu’il croyait avoir apprivoisé ? À quel moment le thérapeute se ferme inconsciemment à l’émergence d’une problématique de son client qu’il n’est pas encore prêt à accueillir freinant la progression de celui qu’il reçoit ? En effet, par le dialogue des inconscients, le client va peut-être entendre qu’il doit protéger son thérapeute.

En séance, la vulnérabilité (possibilité de sentir une blessure ou d’en revivre une qui se situe dans le passé) se manifeste par une phase d’hypersensibilité qui alerte le thérapeute sur une zone de fragilité dont il va devoir tenir compte pour la suite de la psychothérapie. Les modes d’émergence de cette hypersensibilité sont divers. Il y a le mode émotionnel avec expression (cris, rage, colère) ou sans expression (des larmes qui coulent dans le silence, manifestation de ce qui est encore inexprimable). Il y a l’agitation physique d’une partie du corps (doigts, mains, pieds) ou de tout le corps (tremblements), manifestation d’une émotion qui est présente mais que le client ne perçoit pas avant que le thérapeute ne l’amène à la sentir plus précisément pour la nommer.

Il y a la fermeture, la mise en place d’un rideau d’insensibilité avec, éventuellement, une forme de rigidité de certaines parties du corps ou un repliement. La vulnérabilité très inconsciente émerge par surprise et de façon très déstabilisante pour le client. S’il se ferme à cette émergence, ce peut être parce qu’il ne veut pas lâcher le contrôle sur lui et sur son histoire ou parce qu’il n’est pas prêt à lâcher la peur de l’inconnu qui émerge en même temps que la vulnérabilité. Ce peut être également l’inconscient qui exerce une censure de protection parce que l’identité de la personne, sa conscience d’être elle et pas une autre n’est pas encore assez forte pour nommer la honte, pour affronter une douleur, une anamnèse, une culpabilité réelle ou imaginaire. Le thérapeute l’accompagnera alors dans un travail progressif d’approche de l’obstacle et de renforcement de l’estime de soi.

Lorsqu’elle est un peu plus consciente, le client a le choix de la voir et d’en faire une composante du travail qui va suivre ou de la voir et d’en faire un alibi pour ne pas savoir (peur de la déstabilisation, de l’émergence d’une douleur, peur de lâcher ce qui est connu pour un inconnu dont il a du mal à envisager qu’il puisse être bon pour lui…) ou de faire comme si elle n’existait pas et de se contracter pour en bloquer la manifestation. Lorsqu’elle est assez consciente, il arrive que le client en joue pour les avantages secondaires qu’elle lui apporte.

La vulnérabilité : symptôme d’une fragilité

Elle peut se situer à divers niveaux : au niveau de l’identité (difficulté à se nommer en disant « je », à se situer activement par rapport à d’autres ou en relation avec d’autres) ; au niveau émotionnel soit par l’impossibilité d’une expression soit par une expression excessive ou explosive ; au niveau physique avec incapacité à sentir son corps, à le visualiser, à l’envisager comme partie intégrante de l’identité ; dans l’ancrage ou non dans le présent et le réel,

Cette fragilité peut aussi passer par la peau symbolique. Si elle est trop fine pour servir de contenant émotionnel, le client est incapable de sentir les émotions, hors explosions ponctuelles, parce qu’elles sont vécues comme trop dangereuses pour l’intégrité psychique. Trop fine, la peau symbolique est aussi trop poreuse pour protéger l’espace intérieur contre les intrusions (personnalité « éponge »). Paradoxalement, une personne dont la peau symbolique est trop fine et poreuse peut développer une capacité à subir la douleur en l’anesthésiant spontanément. Si elle est trop épaisse voire cuirassée, le client est focalisé sur la défense contre toute intrusion, la perte de contrôle générée par l’émotion étant perçu comme une brèche favorable à l’intrusion d’autrui dans l’intimité.

Un cheminement thérapeutique

La vulnérabilité génère une crispation, une réticence, voire un blocage pour l’accueil et l’ouverture à la vie, à soi, à l’autre. Accueil et ouverture se trouvent dans une équilibre entre « oui » (ouverture) et « non » (protection et respect des limites) conscient et joyeux qui accepte les compromis nécessaires avec le réel. Avec l’aide du thérapeute, il procède à la mise en mots consciente de ce qui lui est livré par les émotions, son vécu quotidien, les rêves, les vibrations de son corps, le client analyse progressivement ce que l’histoire a fait de lui afin de passer de la vulnérabilité à la sensibilité. Il fait le chemin de la mise en mots à l’analyse, de l’analyse à la transformation, de la transformation à la réparation, puis à l’incarnation de cette transformation. Il parvient à ne plus se laisser « faire » par l’histoire, les tabous et contrats familiaux, par l’entourage social, familial, professionnel afin d’être lui. Il est lui.

La symbolique de ce cheminement, je l’ai trouvé lors de mes débuts de psychothérapeute, quand je me délassais de mes séances sur mon grand métier à tisser. Parfois le fil de chaîne cassait, cassure qui endommageait l’ouvrage en devenir, et qui nécessitait une réparation : un fil de raccord était introduit en amont du travail déjà fait, c’est-à-dire dans la trame existante, puis il était noué à l’autre bout de la cassure. Lorsque la trame avait recouvert la réparation, le noeud provisoire était dénoué. La vulnérabilité, c’est cette fragilité dans le tissu existentiel sur laquelle le client a travaillé. De passage en passage, il a reconstitué une trame sur l’altération ou la déchirure de ce tissu. Au-delà de la résilience, il a sondé la souffrance ou la douleur et trouvé le fil cassé ou abîmé. Là où il y avait une fragilité dans l’élaboration du tissu, la réparation a récréé une solidité renforcée qui fait corps désormais avec l’ensemble de l’ouvrage.

21 septembre 2018

Jeanne-Dominique Billiotte

Psychopraticienne en analyse psycho organique

membre de la Fédération française de psychothérapie et de psychanalyse (FF2P)