Qu’est-ce que transmettre ?

Sommaire

Cet article fut écrit, en 1999, en conclusion de mon mémoire de fin de formation en Analyse Psycho Organique.

A- Éducation – Transmission – Héritage

a. L’éducation

L‘éducation est volontaire si l’on s’en réfère à l’étymologie latine (« ducere : conduire » « educere : amener hors de »). Elle concerne plutôt les personnes jeunes, enfants et adolescents. Elle procède d’un projet que se fixent les parents ou ceux que l’on appelle génériquement les éducateurs. Elle cherche à mettre en œuvre tous les moyens propres à former et à développer l’être humain (voir la définition du Dictionnaire historique de la langue française d’A. Rey). Elle se fait fans un cadre précis (famille, école, associations sportives…). Elle pose les règles du permis et de l’interdit, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Elle apprend les lois de la vie en famille en groupe, en société. Elle peut aussi s’exercer sur les adultes dans le cadre social, professionnel et, singulièrement, par le biais de la hiérarchie.

Elle initie à des techniques, des savoirs-faire qui permettent de se débrouiller dans la vie quotidienne, puis professionnelle. Elle donne des points de repère culturels. Elle cherche à former le corps, l’intelligence, l’esprit. Elle enseigne les valeurs morales et aimerait croire que de cette façon, elle forme le cœur. Telle quelle, elle s’adresse à l’intelligence, à la volonté, à l’enveloppe extérieure. On peut se rebeller contre l’éducation. Elle peut faire partie de l’héritage que l’on accepte ou que l’on renie ; elle le rejoint au fur et à mesure qu’elle s’éloigne dans le temps si elle a été intégrée par l’adulte. Elle est dans le présent tout en se projetant dans l’avenir.

Si l’éducation s’appuie sur l’amour, elle peut agir sur l’ouverture qui lui permettra de se fondre dans la transmission.

b. La transmission

Étymologiquement, transmettre c’est faire passer au-delà, faire parvenir quelque chose. La transmission est du côté de la vie : elle fait partie du courant de la vie. Elle est inconsciente et souterraine. Elle suppose ouverture et écoute de soi pour être entendus et vue. Elle fait partie des richesses que l’on porte en soi, sans toujours le savoir. Elle est involontaire parce qu’elle nourrit celui qui la reçoit sans que celui qui a transmis sache exactement ce qu’il a fait passer, ce qui en a été retenu. Cette nourriture, celui qui la reçoit n’en prend que ce dont il a besoin.

Je la vois comme un humus qui permet à chacun d’être un arbre qui grandit pas ses racines et par ses frondaisons et qui porte des fruits qu’il offre à ceux qui les désirent. Elle est comme un humus mais aussi comme ces fruits en pleine maturité. Elle appartient au passé par ceux qui sont morts ; elle appartient au présent par les échanges qui se font de personne à personne, par ces fruits cueillis qui nourrissent et désaltèrent ; elle appartient à l’avenir par les graines de ces fruits qui germeront plus tard. À chaque moment de la vie, elle ajoute un apport au socle de chacun, elle impulse un élan. Elle se trouve dans l’échange entre l’enfant et ses grands-parents. La conversation sans lendemain, entre adultes : bien après que les mots auront été oubliés, leur chaleur et leur sens continueront à vibrer. Elle est aussi dans l’humble amour quotidien qui imprime sa marque légère.

La transmission devient mystère lorsqu’elle se fait d’être à être. J’y mettrais volontiers les presque rien décrits dans la Chanson de l’Auvergnat de Brassens : un sourire, un morceau de pain , ce n’est rien, et pourtant la vision de l’autre peut en être bouleversée. Cela peut faire la différence entre la haine et l’espoir. Il y a aussi la lumière que laissent certains mourants à leur dernier souffle. Ceux qui restent en porteront l’ineffable douceur pour toujours.

La transmission se fait aussi par les êtres vivants ou morts, mais aussi par les livres à condition qu’ils ne deviennent pas un refuge qui coupe de la réalité que l’on veut éviter. Le livre ne fait œuvre de transmission que si l’on y trouve l’élan nécessaire pour retourner au quotidien. Il fournit alors les éléments de l’élan mais aussi l’ouverture des possibles, la consolidation des appuis, la nourriture de l’être. Son rôle est ambigu : quand est-il dans l’éducation ? Quand est-il dans la transmission ? Quand s’adresse-t-il à la tête ? Quand s’adresse-t-il à l’être ?

c. L’héritage

Lors de ma formation de psychothérapeute, deux moments ont été importants, entre autres, dans ma compréhension du transmettre. Le premier eut lieu lors de l’écriture d’une lettre aux ancêtres et le second lors d’un travail sur les lois de l’appartenance.

L‘écriture de la lettre aux ancêtre m’obligea à faire un tri dans l’héritage qui me venait des générations précédentes, à dire ce que j’acceptais, ce que je refusais de cet héritage. Je touchais ainsi le vivant et le mort en moi. Je touchais aussi les graines qui avaient été semées et je les retrouvais vivantes et vivifiantes grâce à ce que je savais de l’histoire de plusieurs de ceux qui m’avaient précédée. Ce fut un moment très fort de retrouvailles au niveau des racines les plus profondes et au niveau des plus récentes. Au niveau le plus profond, j’ai fait le lien entre ce que j’avais entendu de l’histoire familiale et une source qui ne m’était pas encore consciente dans sa force et dans son énergie. C’était une source de vie, de réflexion qui m’avait bien souvent aidée à m’orienter à mon insu dans le marais de mes doutes. J’ai également pris conscience des modèles que je m’étais donnés et de ce qu’ils m’avaient déjà dit. J’ai senti la force des échanges spirituels qui se faisaient par delà les générations.

Au niveau des racines plus récentes, j’ai été au-delà de mes réticences très fortes contre les ascendantes maternelles et j’ai retrouvé leurs qualités de femmes énergiques, entreprenantes, guérisseuses à l’occasion.

Le travail sur les bases qui m’ont été transmises n’aurait pu se faire s’il n’y avait eu, auparavant, le travail sur les parents réels qui m’a fait sentir la nécessité du pardon. Mes premiers pas en ce sens ont balayé les réticences et les amertumes. Au lieu d’en reste au décompte de l’héritage, j’ai vu l’essentiel.

Avec l’examen des lois d’appartenance à la famille, j’ai commencé à comprendre la différence entre l’héritage dont je n’avais retenu que les lois lourdes et étouffantes et la transmission qui faisait basculer l’héritage vers la vie en me montrant des lois sous-jacentes que j’avais pourtant connues, entendues mais ignorées tant était forte la prégnance des premières.

L‘acceptation de l’héritage suppose un deuil pour la vie intérieure, deuil de la partie du moi qui occultait la possibilité du choix. Il est un pas vers le pardon. En effet, l’héritage pose la question de la mort et de la vie en demandant que soient examinés ce qui est bon et ce qui est mauvais en lui. Selon que l’on accepte ou que l’on refuse, on dit oui à la vie ou on entretient en soi les forces de la mort. Accepter l’héritage, c’est aussi renoncer à la solitude orgueilleuse du singulier, c’est rejoindre l’universel en se fondant dans la lignée des générations. Aux côtés de l’éducation, celle des parents, se placent la transmission et les grands-parents. C’est alors le renoncement au vouloir modeler, au vouloir laisser sa marque. La transmission fait traverser à son message la distance qui sépare deux êtres parce qu’elle est devenue humble. Elle ne veut plus l’avenir, elle lui fait confiance. Elle a foi en la solidité des graines qui germeront un jour et dont elle ne verra peut-être pas les fruits.

B- Transmission folie tragédie

La folie ne peut se transmettre, me semble-t-il, parce qu’elle est répétition du même. Seules l’impossibilité, l’incapacité du choix ou son renoncement par rapport à l’héritage la font exister par la reproduction ou l’amplification des souffrances des générations précédentes. Elle éclôt lorsque l’héritage pèse mortellement au point que la transmission n’arrive plus à faire bruire sa source. De potentiellement neutre parce que porteur de forces qui s’annulent, l’héritage développe alors des forces qui lui sont propres, qui poussent l’être toujours plus loin vers la mort. La transmission ne peut faire passer la folie parce qu’elle suppose la différenciation, l’acceptation du différent, du tiers qui s’interpose pour laisser l’espace nécessaire au choix. Elle n’arrive que lorsque sont trahies certaines lois d’appartenance. La tragédie grecque nous montre les écueils que peut rencontrer celui qui cherche à s’affranchir de leurs contraintes.

Chez les Grecs anciens, le héros tragique croit que par sa seule volonté, il peut abolir les lois pour lui-même. Ce faisant, il nie le courant intérieur qui le rattache à ses ancêtres et se trouve ainsi saisi dans un courant contradictoire entre sa volonté et ses racines. Plus sa volonté sera forte, plus la résistance intérieure le sera en symétrie. Tous les actes qu’il va alors poser pour sa libération vont être pervertis par ce courant antagoniste. Ils se transformeront l’un après l’autre en éléments d’une machine infernale qui finira par l’écraser.

En posant sa volonté comme seul élément libérateur, il s’est fait violence à lui-même. En croyant s’éloigner de ce qui avait fait le malheur de ses ancêtres, il s’est retrouvé sur la même voie. Les lois d’appartenance se transforment ainsi en destin auquel il est impossible d’échapper et au désespoir de l’impuissance s’ajoute la culpabilité de la trahison. Dans ce contexte, la tragédie est donc le legs de lois impossibles à modifier sous peine de châtiments terribles (châtiments psychologiques et sociaux puisque la société participe de ces lois). C’est le legs d’une culpabilité avec obligation de supporter de génération en génération le poids des fautes ou erreurs des antécédents. Pour ne pas déplaire à la divinité jalouse qui garde ces lois, il faut adopter un profil bas, être insignifiant.

En rendant le passé prégnant sur le présent et l’avenir, le mythe tragique nie toute possibilité de pardon, puis de réparation.

La transmission fait découvrir des potentiels non encore développés : elle propose des alternatives, permet de comparer divers modes de résolution. Comme elle n’est pas fixée sur la ligne du temps réel, le recul qui ouvre la réflexion est possible. Elle est souple, ouvre des perspectives inconnues, d’autres manières d’être ou de faire, sort du dualisme de « deux choses, l’une ». Dans une société qui exalte l’individu au détriment de sa responsabilité dans le groupe, bien des personnes deviennent un atome parmi d’autres, perdus dans un univers trop grand pour eux et qui les ignore. Celui qui s’est retrouvé un passé, une histoire par la découverte de ce qui lui vient en deçà de lui retrouve en même temps repères et ancrages pour ses racines.

La découverte des racines passe autant par les ancêtres que par le corps. En thérapie d’Analyse psycho organique, le questionnement « sentiment-expression-situation » fait explorer au client ses sensations et ses sentiments : ce dernier va de cette façon habiter progressivement son corps et s’ancrer en lui. Il prendra conscience qu’il a gardé physiquement des traces de son vécu mais aussi de son héritage. À partir de cette prise de conscience corporel, il apprivoisera petit à petit non seulement son passé propre mais aussi celui (plus large et plus profond) qui lui vient de ses ascendants. De plus, il pourra se confronter à des contrats anciens. Il dénouera ces contrat en s’appropriant ce qui est bon pour lui. L’exploration du ressenti du corps en lien avec son vécu, en lien avec les contrats anciens et en lien avec ce qui a été transmis et reçu, crée ou consolide son enracinement personnel et l’amène à sentir ces racines comme toujours plus profondes et toujours plus vivaces.

L‘enracinement se fait par un va et vient entre travail sur le corps et travail sur les liens aux ascendants et aux descendants jusqu’à déboucher sur tous les liens d’appartenance. Ce travail sur les liens intergénérationnels et à partir des sensations est une constante. Il en découle une force transformatrice symbolique. L’enracinement est la base nécessaire pour la réconciliation avec soi-même et avec les autres. Avant d’arriver à ce but, il y aura la résolution des contrats anciens et le pardon qui scelle la réconciliation transformatrice. Le pardon est un renoncement au familier et un pari sur un « bon » possible, mais inconnu et apparemment improbable. Comment l’oser s’il n’existe pas dans le vécu ou la mémoire profonde l’exemple de quelqu’un qui l’a tenté et réussi ? Où trouver la force suffisante pour le risquer et s’y tenir ?