On a toujours besoin d’un pauvre chez soi

Sommaire

Jeux d’ombres entre riches et pauvres

Introduction

Depuis plusieurs années, je chemine comme expert aux côtés d’A.T.D Quart-Monde. Aux niveaux local et national, j’apporte mon regard humaniste de psychothérapeute. En lisant des livres blancs tels “ Les relations soignant/soignés ” (ATD Nancy) ou des programmes régionaux de santé, j’ai constaté que le pauvre est actuellement connoté négativement. D’après ce que j’ai lu de la philosophie néolibérale très prégnante dans notre société actuelle, le pauvre est celui qui n’a pas voulu les moyens de sa réussite. Il peut ainsi apparaître comme un symbole d’échec. Le mot “ exclu ” est facilement accolé à celui de pauvre. L’accompagnent souvent les termes “ réinsertion , accompagnement, assistance, dépendance ”. Tout se passe comme si le pauvre était à remettre sur les rails d’une normalité sociale qu’il a quittée un jour ou qu’il n’a jamais connue. Dans les programmes de santé régionaux, il est même répertorié dans les populations à risque, ce qui le met en place d’un problème abstrait à résoudre… Un numéro de dossier parmi d’autres innombrables.

Or, comme le montre le livre, récemment paru, Horowitz et mon père d’Alexis Salatko la pauvreté n’a pas toujours été honteuse. L’auteur y dresse un parallèle entre deux camarades d’un conservatoire russe. L’un est devenu un pianiste riche et célèbre, l’autre, un ouvrier français heureux en famille. L’ouvrier “ jouait pour les poules ” tandis que son ancien ami “ jouait pour les foules ”. Il fut un temps, en effet, où il y avait des ouvriers forts de leur savoir-faire, conscients de leur apport à l’économie nationale, et cette fierté compensait la pauvreté financière. Il fut un temps où la pauvreté se trouvait dans toutes les classes de la société.

Selon les époques, l’argent a servi d’étalon pour signifier la place dans la fratrie. Il en était ainsi pour le droit d’aînesse à l’héritage, pour les frais consentis dans l’éducation ou l’établissement professionnel (autrefois, en Bourgogne, on destinait au dernier fils d’une famille nombreuse le métier de sabotier-carrier – métier des pauvres). Dans les conflits guerriers, ce même argent signifiait la valeur, la “ fortune ” : celui qui perdait devenait pauvre par confiscation de ses biens ou par rançon tandis que le gagnant s’enrichissait des dépouilles du perdant, la guerre devenant ainsi un moyen d’enrichissement. Dans le commerce, il était signe d’habileté.

Il a aussi servi d’étalon plus ou moins prégnant pour signifier la place sociale. A certaines périodes, la richesse matérielle côtoie la richesse intellectuelle et ceux qui possèdent l’une ou l’autre jouissent de la même considération. Pendant longtemps, la société a admis les richesses spirituelles ou intellectuelles comme des richesses d’un autre ordre et tout aussi valables que les richesses matérielles. Ainsi, le médecin de campagne trop dévoué à sa pratique pour se préoccuper du matériel bénéficiait de la considération des riches en argent qui le reconnaissaient à leur hauteur.

Je me suis interrogée et j’ai porté ma réflexion sur le mécanisme social et individuel qui me semble à l’œuvre actuellement, mécanisme qui s’apparente, selon moi, à un jeu d’ombre, entre le riche et le pauvre. J’appelle “ jeu d’ombre ” ce qui met le pauvre dans l’ombre du riche lorsque ce dernier ne mesure plus sa valeur par la qualité mais par la quantité. Le pauvre devient indispensable pour la mise en valeur de la qualité et il est nécessaire qu’il reste dans l’ombre. Ce mécanisme a toujours existé mais ce qui en fait pour moi un objet de réflexion, c’est son extension et sa généralisation en hiatus social comme le constate Martin Hirsch, alors président d’Emmaüs France, dans le magazine “ Télérama ” du 6 janvier 2007 : “ Il peut arriver que les grands responsables d’entreprise donnent de l’argent pour les soupes populaires mais ils ne font jamais le lien entre le cœur de leur activité, leur politique salariale et leur responsabilité dans la pauvreté ”. Dans ce contexte, l’ombre cache les peurs et ce qu’on ne veut pas voir ou remettre en cause.

Dans un premier temps, j’étudierai le mécanisme d’ombre riche/pauvre en exposant un cas de névrose familiale transgénérationnelle où il a fonctionné comme un exorcisme contre une pauvreté-cauchemar récemment quittée pour une fortune trop rapidement acquise.

Lorsque le mérite se monétarise, celui qui a l’argent peut arguer que celui qui en a peu ou moins est un faible qui n’a pas de défense, ce qui peut autoriser le possédant à user de sa force et à expérimenter son pouvoir jusqu’à la toute-puissance. Je tenterai de montrer comment la place donnée à l’argent dans la société actuelle active le jeu d’ombre négatif riche/pauvre ; j’en démonterai le mécanisme, puis j’en examinerai les répercussions dans la vie sociale et dans les relations quotidiennes.

J’examinerai ensuite comment peut se résoudre ce jeu d’ombre destructeur de l’humain. Comment passer de l’ombre close à l’ombre protectrice pour la germination d’une alliance avec soi. Comment passer du “ on a toujours besoin d’un pauvre chez soi ” nécessaire pour garder un sentiment de puissance à la présence d’un pauvre en soi qui sous-tend la construction du “ nous ” mais aussi du “ je ” sujet. Comment restaurer l’échange dans l’égalité du don et du recevoir en sortant de la dualité et en faisant place à la gratuité.

Riche/pauvre : l’ombre cloisonnante

La place de l’argent dans une névrose familiale

Parfois un enrichissement trop rapide crée la nécessité de garder un pauvre dans la famille qui sera sacrifié pour cela, soit en entrant en religion, soit en acceptant une position qui le rendra dépendant des autres membres de la famille. Le pauvre est alors celui qui rappelle que le changement qui s’est fait dans un sens peut se faire dans l’autre et que la solidarité est un devoir pour le conjurer – c’est ce que dit le Lai de la couverture, conte du Moyen Age où un enfant partage en deux la couverture que ses parents veulent donner au grand-père qu’ils expulsent en leur expliquant que l’autre moitié sera pour eux lorsque, devenu adulte, il les expulsera à son tour.

Dans les lignes qui vont suivre, je voudrais montrer à travers un exemple transgénérationnel comment ce contrat de sacrifice par rapport à l’argent peut dégénérer au fil des générations en un contrat sclérosant qui génère maladies et bouleversements psychiques. Ce contrat se transmet en même temps qu’un prénom, “ Joséphine ”, que l’on retrouve à chaque génération.

Pour une meilleure compréhension, voici un arbre généalogique schématique à partir de Pierre qui a vécu au19ème siècle. Cet homme a eu neuf enfants dont une fille qui a été prénommée “ Marie-Pierre ”. Dans mon développement, je l’appelle Marie-Pierre 1. Une de ses sœurs a eu douze enfants dont Marie-Pierre 2 laquelle a eu, à son tour, six enfants. Parmi ces arrrières-petits-enfants de Piere deux filles prénommées Marie-Pierre avec pour prénom d’usage Marie, pour l’une et Pierrette, pour l’autre. La seconde Pierrette (ou Marie-pierre 3) aura pour fille ainée Marie-Pierre 4, ma cliente.

Pierre — Marie-Pierre1

— Julie Marie-Pierre 2

Marie-Pierre dite Marie

Marie-Pierre3 dite Pierrette

Marie-Pierre 4

Pierre a fui la misère et la famine qui sévissaient dans son pays. Arrivé en France, il a été embauché comme ouvrier agricole, puis a épousé l’héritière du domaine. Sa nombreuse progéniture se partage en trois catégories. Les garçons deviennent des intellectuels et des citadins. Deux filles sont vouées au couvent. Les autres filles créeront, chacune, leur entreprise et deviendront riches. L’une des deux religieuses, Marie-Pierre 1, s’échappe du couvent et épouse un libre-penseur. Elle est rayée de l’arbre généalogique durant un siècle. Au niveau de cette génération apparaissent deux contrats : le sacrifice consenti du pauvre désigné et la nécessité pour les riches d’être exemplaires, ce qui conduit à la nécessité de veiller à la façade familiale. Le pauvre fait partie de cette façade et, lorsque c’est un religieux, c’est encore mieux.

Au vu de ce qui se passera dans les générations suivantes, je fais l’hypothèse que ces contrats sont minés par le non-dit de la culpabilité du père face à une richesse arrivée trop vite pour être assimilée. Comme si on avait donné d’emblée un festin à cet affamé. Une culpabilité générée par un sentiment de trahison par rapport aux générations qui l’avaient précédé parce qu’elles auraient mérité autant, parce qu’il a changé de sillon. Peut-être aussi un sentiment de rupture parce qu’il inaugurait une nouvelle voie. Le pauvre désigné devenait dans ce contexte celui qui maintenait un souvenir du passé et rétablissait une continuité générationnelle.

À la troisième génération, les deux contrats s’entremêlent, se durcissent et commencent à montrer des signes de perversion par l’apparition de la prodigalité et des dettes de jeu chez un des frères de Joséphine 2. Il n’y a pas de candidat pour le couvent. L’une de ses sœurs sera religieuse laïque (vierge consacrée) et contournera le contrat de pauvreté en faisant de la maladie un instrument de pouvoir. On ne laissera pas de choix à l’autre pauvre désignée qui est Joséphine 2. Elle sera mariée à l’homme qui aura été choisi pour elle ; elle aura tous les signes extérieurs de richesse grâce à une solidarité familiale soigneusement tue. En échange, elle tiendra maison et table ouvertes pour toute la famille. Je formule ainsi le contrat qui lie Joséphine 2 à sa tribu : “ Je suis pauvre, je me sacrifie, ce sacrifice me met en position d’accueil, je te dois la reconnaissance et reconnais ainsi ta richesse ”. Le contrat de la tribu avec Joséphine 2 est, en réponse, le suivant : “ Je suis riche, je reconnais ton sacrifice, je reconnais qu’il t’enrichit sur un autre plan et qu’il enrichit humainement la famille. Je manifeste cette reconnaissance par une aide matérielle ”. Ce contrat fonctionne sur un non-dit devenu secret : personne ne doit savoir que Joséphine 2 et sa famille sont pauvres. Si le contrat de pauvreté est toujours présent, il a déserté la façade pour être remplacé par un affichage de la richesse matérielle. L’autre effet de ce contrat est une priorité donnée à la famille élargie au détriment des enfants qui se plaindront amèrement du peu de disponibilité de leur mère.

À la quatrième génération, la perte de sens des deux contrats d’origine et la capacité de nuisance du retournement qu’ils ont subis au profit de la mise en avant de la richesse se traduisent par une proportion étonnante de désordres psychiques et par une prégnance de la paranoïa.

Deux des filles de Marie-Pierre 2 sont prénommées Marie-Joséphine à la naissance. Pour la plus âgée, le prénom usuel sera Marie et pour la suivante, il sera “ Pierrette ”, celle qui apparaît comme Marie-Pierre3 dans le schéma ci-dessus. Elles seront les pauvres de cette branche, prodigues et rebelles chacune à sa façon. Marie deviendra anorexique, secrète, très économe et sa richesse extérieure s’exprimera par de l’excellente cuisine. Sa prodigalité s’exprime par l’anorexie et par un oubli de soi permanent : elle vit pour les autres. C’est la sacrifiée qui aurait dû devenir religieuse, qui a refusé cet état et traîne dans son sillage un discret reproche. Marie-Pierre 3 développera paranoïa et prodigalité en paroles, émotions, argent. À travers ce qu’en a dit Marie-Pierre 4, sa fille et ma cliente, je la vois comme portant l’expression de la rébellion muselée de sa mère. Par sa prodigalité, Marie-Pierre 3 se met dans une position de pauvreté active de “ panier percé ” qui ne garde rien d’une richesse mensongère. Acheteuse compulsive, elle renie les valeurs d’économie qui sont le fondement de la richesse de la famille. L’argent qui a perdu sa fonction de transaction pour celle du pouvoir et de l’asservissement lui brûle les doigts. L’échange est perçu comme maudit et asservissant, ce qui amène une fuite dans la dépense inutile, dans l’irréel du délire.

A l’origine, Marie-Pierre 3 est une petite fille audacieuse qui interroge tous les non-dits, contradictions et mensonges. Perçue comme dangereuse, elle est brisée éducativement. Sa demande de vérité devient obsessionnelle et maladive ; la culpabilité due à la transgression renforce la maladie. En même temps, cette maladie va l’amener à refuser le compromis de la richesse qui fait écran à la pauvreté réelle, qui crée une obligation de reconnaissance éternelle et des liens indissolubles. Elle va se focaliser sur la destruction de la façade familiale et s’élever contre la falsification de l’histoire qui dit la toute-bonté de la famille et la toute méchanceté de la rebelle. En ce sens, elle est l’héritière de Joséphine 1.

Marie-Pierre 4 a démarré une psychothérapie pour sortir du mal à dire et de la maladie, pour découvrir l’échange dans une liberté d’être elle-même. Pendant longtemps, elle a soutenu financièrement la sœur que sa mère lui avait désignée nommément comme ayant la vocation de la pauvreté.

L’argent aveuglant

Dans ce chapitre, je voudrais aborder de façon plus large ce que j’ai commencé à esquisser dans les lignes qui précèdent et citer Emmanuel Lévinas : “ Pouvoir universel d’acquisition et non pas chose dont on jouit, [l’argent] crée des relations qui durent au-delà de la satisfaction des besoins par les produits échangés. Il est le propre des hommes capables de laisser attendre leurs besoins et leurs désirs1. ” Cet auteur assigne à l’argent la fonction de tiers régulateur dans les rapports sociaux. Ce n’est pas tout à fait ce que disent nombre de théories économiques lorsqu’elles postulent comme scientifique et posent comme primat le mécanisme de régulation des prix par ce qu’elles appellent la loi de l’offre et de la demande. Ce faisant, elles déplacent le rôle de l’argent vers l’évaluation de la quantité et le cantonne à la comptabilité. De plus, elles occultent le fait humain en transformant une remarque psychologique –on peut avoir envie de gagner beaucoup d’argent en profitant de la rareté– en fait intangible. L’expression “ faire de l’argent ” dit bien le déplacement effectué vers la quantité. Dans ce “ faire ”, l’argent perd sa visibilité d’échange. Il devient diffus et aveuglant parce qu’il n’y a plus de délimitation claire pour sa place.

Il risque alors de devenir un étalon quantitatif de la valeur de chacun. Ce que l’on peut constater dans une émission télévisée comme “ Star Academy ” où gloire et fortune vont à ceux qui ont une certaine quantité de valeur immédiatement vérifiable tandis que les autres sont exclus semaine après semaine vers l’enfer de l’anonymat. L’alternative proposée se situe entre la lumière valorisante et l’ombre sanctionnante et sectionnante.

Dans ce jeu d’ombre, le pauvre devient le faire-valoir du riche qui le remercie, pour peu qu’il reste à sa place, en faisant preuve “ d’égards et de considération ”. La personne pauvre perd son humanité et l’histoire qui l’a amenée à être pauvre pour n’être plus que cette fonction de faire-valoir. Elle devient alors l’ombre nécessaire du riche parce que ce dernier ne se reconnaît de valeur qu’en argent. La mutualisation des risques et un certain partage des richesses disparaissent au profit d’une gestion du mérite individuel. Dans les entreprises, le chef du personnel laisse la place au gestionnaire des “ ressources humaines ”, lesquelles n’ont de valeur que dans la mesure où elles rapportent de l’argent par le travail ou par les économies d’argent envisageables.

J’ai parlé plus haut des effets possibles d’un enrichissement trop rapide. Chercher à éblouir pour empêcher les questionnements sur la rapidité d’acquisition en est un autre. Je pense, en particulier, à un jeune promoteur immobilier qui a fait la une des journaux économiques au début des années 90 du siècle dernier. A l’époque s’était développée à Paris une “ bulle ” immobilière créée par une forte demande que l’offre ne pouvait suivre. En quelques années de spéculation, ce jeune homme avait accumulé une richesse considérable avec laquelle il s’était constitué une collection d’art moderne. Les revues de l’époque ne tarissaient alors pas d’éloges sur ce jeune mécène aux goûts audacieux qui soutenait ainsi de jeunes artistes. Dans les entretiens qu’il accordait, il masquait sa recherche de l’argent pour l’argent en insistant sur la supériorité que lui conférait son ingéniosité.

Comme chacun sait, celui qui est ébloui ne voit rien au-delà de son éblouissement. Quel que soit son degré de richesse, la personne ainsi aveuglée ne verra que sa pauvreté, fût-elle très relative, parce qu’elle n’a pas les moyens matériels d’être à égalité. Le vrai riche qui perd sa fortune parce qu’il s’est laissé éblouir n’a pas fini de fournir les drames de l’actualité.

Lorsque la richesse cherche à éblouir, on est proche du clientélisme, voire de la corruption. Le clientélisme est l’instauration du parasitisme comme statut dans la relation. Le riche dit au pauvre réel ou relatif : “ Tu n’as plus de souci à te faire, je comble tes besoins vitaux ou même tes besoins matériels, j’assure ton désir de sécurité ”. L’égalité de la relation est rompue parce que ce qui est mis en avant est la satisfaction du besoin par le matériel. Celui qui le satisfait devient dieu et prend tout pouvoir sur l’objet de sa sollicitude qu’il aveugle par cette sollicitude même. Cela peut aller jusqu’à l’instauration d’un contrat léonin recréant les conditions de vie imaginaire du Paradis terrestre. À cet endroit de mon exposé me revient un conte auvergnat de mon enfance. Histoire d’un seigneur qui croise un jour sur son chemin un couple de paysans vassaux criant famine. Le seigneur les invite chez lui, satisfait tous leurs besoins à la condition seule que jamais ils ne soulèveront le couvercle d’une soupière posée en permanence sur une table. Un jour, le couvercle est soulevé, une souris s’en échappe qui prévient le seigneur. Le couple est mis dehors par une sombre nuit d’hiver. Avoir connu la safisfaction des besoins au-delà de la suffisance les rend plus pauvres qu’avant.

Par ce contrat, le seigneur utilise sa richesse pour exercer le droit de vie et de mort de celui qui sait pour l’autre, lequel est réduit à l’état d’objet, étouffé et esclave puisque soulever le couvercle d’une soupière peut avoir des conséquences hors de proportion avec le geste lui-même. Ce conte dit aussi l’échec du riche qui a cru être dieu pour l’autre en ne s’occupant que des besoins matériels et en le faisant dans une apparente gratuité -la contrepartie qu’il demande semble fort peu de choses au vu de tout l’argent dépensé pour ces pauvres gens-. Il dit que la vie ne peut être enfermée dans la soupière, symbole de la satisfaction des besoins vitaux par la nourriture, qu’un jour elle s’échappe pour chercher la relation -la souris qui va voir le seigneur-.

Ce jeu d’ombre ne peut fonctionner que sur une relation d’inégalité où chacun des partenaires devenu objet se doit de prouver quelque chose à l’autre. Le riche se doit de prouver qu’il est le meilleur dans tout ce qu’il entreprend, y compris le don. Le pauvre se doit de prouver qu’il est le meilleur dans la reconnaissance, tel l’homme lige de la période féodale, soumis à son suzerain dans le respect du contrat d’asservissement, jusqu’à l’oubli de soi et le sacrifice, jusqu’à l’endossement de la culpabilité si la tranquillité du riche l’exige.

Actuellement, l’État joue ce rôle du riche dans les “ croisades ” pour une meilleure santé. En utilisant le support des medias publicitaires, il montre sa puissance financière et cherche à introduire un comportement normé –ce qui est le but de toute campagne publicitaire. Il désigne ainsi les méchants qui coûtent beaucoup d’argent à la communauté parce que, par exemple, ils fument du tabac et parce qu’il faut de grosses dépenses pour leur faire comprendre qu’ils doivent changer. Le problème est posé en termes d’une quantité d’économies à réaliser, donnée comme un objectif en soi. Le fait de considérer le phénomène humain comme quantité négligeable permet de faire l’économie d’une équation complexe à données multiples et d’éviter la question de l’après, de l’au-delà de l’ouverture vers une perspective.

En désignant les méchants, on rend sous-jacente la menace que cet argent ne leur profite plus pour des soins de santé. Plus la personne est pauvre ou fragile, plus elle entendra cette exclusion possible. Les campagnes sur les soins bucco-dentaires mettent les personnes devant des choix impossibles. Si le pauvre se met en accord avec l’État bienveillant et va chez le dentiste, il découvre que certains soins seront à sa charge. Soit il manifeste son civisme -autre nom de la reconnaissance dans ce cas précis-, se fait soigner, s’appauvrit en s’endettant, soit il renonce et s’exclut de la norme. L’État a fait son devoir d’information. Il est le bon riche qui se met en lumière. Le pauvre qui coûte de l’argent à la communauté doit assumer ses responsabilités. “ La santé, c’est aussi la citoyenneté ”, disent des élus interrogés par ATD Quart Monde de Nancy pour une étude sur La Prévention bucco-dentaire en milieu défavorisé.

L’inégalité dont je parle entraîne un jeu de possession mutuelle parce que l’un et l’autre se justifient dans leur place respective et que l’identité de chacun se trouve dans le reflet que renvoie le partenaire. Le corollaire est que si le contrat de protection mutuelle qui est plus matériel d’un côté et plus psychologique de l’autre est rompu, chacun peut se sentir la victime de l’autre. La victimisation devient alors la conséquence d’un contrat impossible par un juste retour de l’humain dans une matérialisation qui l’avait mis de côté voire nié.

Au niveau des cellules sociales, cette relation d’inégalité peut traverser également les relations de couple. Qui détient la richesse de l’intelligence, la richesse matérielle, affective, créative ? Que se passe-t-il quand l’un étale aux yeux du compagnon ce que ce dernier se refuse pour lui-même. Je pense à un couple dont le mari était un amoureux de la poésie mais se refusait ce plaisir. Il laissait la créativité à sa femme qu’il humiliait en disant qu’il admirait cette qualité en elle mais que c’était aussi le signe de sa frivolité et de son refus de s’intéresser à lui qui étouffait dans la course à l’argent. Sa réussite matérielle signait une pauvreté intérieure protectrice en même temps qu’elle était pour lui une offrande à sa mère qui l’avait délaissé -un toujours plus pour attirer son attention- et une revanche par rapport à l’échec de son père.

L’emboîtement des reconnaissances

Celui qui s’oublie dans le faire s’emboîte dans le puzzle relationnel avec celui qui veut obtenir une reconnaissance sociale et se met en avant, met en avant chacune de ses réussites. Parfois la mise en avant de cette réussite aboutit au besoin d’éliminer celui qui, dans l’oubli de soi, a été coartisan de cette nécessité. Il y a de la part de l’un des deux un désir de reconnaissance absolue de cette réussite et le coartisan est alors senti comme celui qui fait de l’ombre à cette réussite du fait même que si sa part dans le succès est reconnue, il faudra admettre qu’on ne pouvait pas faire tout seul. Partager le succès apparaît ainsi comme une injustice qui risque d’entacher le légitime sentiment d’avoir œuvré plus qu’au mieux.

D’autre part, la présence du coartisan, qui vit son faire dans l’oubli de soi jusqu’à la fausse modestie ou l’autodénigrement et qui est incapable de s’attribuer tout haut sa part, suscite chez l’avide de reconnaissance sociale un comportement de prédateur. Puisque l’autre s’oublie, autant entériner pour soi le cent pour cent du succès et l’éliminer en détruisant la bonne image qu’il avait de lui et surtout en démontrant son incapacité dans le social. Il ne pourra donc plus s’attribuer, par la suite, une part du succès puisque son incompétence supposée aura été largement démontrée par le prédateur mais aussi par le coartisan qui ne sait ni se défendre, ni retourner l’acte d’accusation. Le prédateur compte sur sa faculté d’intimidation pour réduire au silence toute velléité de défense ou de reprise en main du cours des choses par celui qui est devenu sa victime. Il compte aussi sur sa propre capacité à éblouir le social pour que les choses en restent là. Ce processus de victimisation aboutit à la création d’un bouc émissaire sur lequel seront mis cent pour cent des manquements et autres grippages…

C’est la rencontre de deux insécurités intérieures. L’une est portée vers l’extérieur et revendique le regard de l’autre comme devant être constamment valorisant. Il y a création d’une personnalité secondaire qui se vit dans la séduction et une assurance de façade. La moindre nuance négative dans cette valorisation suscite une méfiance qui peut aller jusqu’à un ressenti d’agressivité ou de violence. Celui qui est porteur de ce type d’insécurité se sent autorisé à rendre ce qu’il croit être du coup pour coup, œil pour œil, dit pour dit. C’est le syndrome de celui qui prend un pavé chaque fois qu’une mouche l’agace au risque, comme le relate La Fontaine dans la fable L’Ours et l’amateur de jardins, d’en écraser ses amis. Il n’y a plus de mouche mais l’ami a disparu avec elle. L’ami d’où est venue la mouche, agaçante certes mais sans doute inoffensive, ne comprend pas l’intervention du pavé. Son incompréhension crée une sidération qui lui ôte tout moyen de défense et laisse toute latitude au pavé pour faire ses dégâts.

J’ai dit qu’il y avait là rencontre de deux insécurités : celle de l’ami sidéré est une insécurité qui se dévoile par petites touches de doutes sur soi, d’introspections, prises par l’autre comme autant de faiblesses et comme une preuve de non-occupation de sa place. Toute réflexion qui prend son temps est alors interprétée comme autant de peurs non-dites qui entravent l’action. Celui qui veut absolument la réussite, car son vécu identitaire en dépend, va alors vivre cette lenteur comme insécurisante, puis comme insupportablement insécurisante.

Le malentendu s’installe à partir de ce qui est pour chacun une évidence de base et de ce fait pas nommée. Ces évidences personnelles viennent de contrats personnels non-explicites qui tournent autour des notions de gratuité et de gain.

L’un cherche à gagner quelque chose absolument et cela doit se traduire par des rentrées d’argent qui confirmeront la valorisation. L’autre revendique la gratuité de son aide au nom de l’enrichissement de la relation et du plaisir de la réussite. Il y a donc, dans le premier cas un surinvestissement dans le moi au détriment de la relation et, dans le second, un surinvestissement dans la relation au détriment du moi. Celui qui ne croit pas à la gratuité se croit autorisé à voir chez l’autre les arrière-pensées habiles d’un rival qui cherche à le dépasser par un “ supplément d’âme ”.

Comme le souligne Vladimir Jankélévitch dans le Traité des vertus/21, il y a alors rencontre de deux sincérités antagonistes : la sincérité de X qui dit le primat de la relation sur le gain matériel, fait ce qu’il dit, le met en pratique et celle de Y qui ne croit pas cela possible. La sincérité de Y aboutit à une position d’insincérité : en refusant de croire que X fait effectivement ce qu’il dit, il l’accuse de ne pas être sincère. L’argent devient symptôme et prétexte pour signifier le blocage de la relation dans l’impasse du vrai et du faux. Récompense ou sanction. Si Y, dans son insincérité, exige que X parle vrai, il est possible que ce dernier parjure sa sincérité et donne des justifications insincères parce qu’inventées après coup et suggérées par le doute instillé par Y. Il obéit alors à son contrat intérieur d’autonégation dans un désir de sauver la relation. En confessant une chose fausse –mais vraisemblable– il sauve Y de son insincérité et le restitue dans sa sincérité première qui réside dans le fait de croire que rien n’est fait gratuitement. Y peut, en bonne conscience, lui faire porter le poids de l’échec.

C’est Juliette qui dit “ Je me réveille toujours trop tard. Au boulot, je croyais n’avoir que des amis et un jour, je n’ai plus eu que des ennemis. ” C’est Gérard : “ A la chaîne, j’étais le seul homme. Comme j’allais vite, j’aidais les retardataires à faire leur quota, il m’arrivait d’oublier de manger. Une nouvelle est arrivée qui se moquait de moi et j’ai eu toutes ces femmes contre moi. On m’a retiré de l’atelier. J’ai fait des petits boulots. J’ai perdu ma fierté d’ouvrier ”. Deux cas où cet antagonisme sincérité/insincérité a débouché sur du harcèlement moral en entreprise, la dévalorisation du savoir-faire, puis le licenciement. La gratuité surinvestie a abouti à l’apparent échec de cette valeur par perte de valeurs pécuniaires, professionnelles, sociales, personnelles.

Dans le jeu de l’insincérité, l’argent devient une puissance autonome qui s’autojustifie par sa capacité à donner de la valeur ou à prouver la dévalorisation. Toute-puissance qui ne se justifie que d’elle-même, elle est destructrice de la valeur d’échange car elle se pose comme référence de la valeur de cet échange. À sa toute-puissance répond la toute-impuissance de la gratuité qui est une forme d’insincérité si elle s’appuie sur le déni de soi.

La satisfaction du besoin secondaire par la valorisation matérielle accentue la peur que le besoin primaire ne soit pas satisfait. Cette peur du manque accroît d’autant la capacité donnée à l’argent de sécurisation compensatrice : la personne désire en avoir toujours plus et le manque devient signe de l’échec et parle du danger d’effondrement par perte d’identité dans une dévalorisation financière.

Dans cet emboîtement de deux insécurités, le pauvre vit parfois le sacrifice comme la seule richesse qu’il peut offrir au riche. Si le riche exige ce sacrifice et si le pauvre l’accepte, ils s’appauvrissent mutuellement. Le riche signifie au pauvre qu’il n’est là que pour le servir dans l’ombre et que s’il en sort, les plus grands malheurs s’abattront sur lui. Le riche se met dans la facilité de l’exploitation et le pauvre dans la facilité de la servitude. Pour ce dernier, l’échec devient sens de sa vie. C’est une reconnaissance négative des qualités de chacun des deux et cela les prive d’une émulation/stimulation.

Je me demande si cet emboîtement n’a pas à voir avec ce qui se passe en littérature chez des écrivains qui restent toute leur vie dans l’ombre comme “ nègres ” chroniques ou certains peintres qui deviennent faussaires. Ils s’affirment dans l’échec de la mise en lumière de ce qui leur est propre et l’argent qu’ils gagnent est signe de cet échec.

La générosité du pauvre dans le faire du sacrifice est tellement exorbitante qu’elle en devient suspecte pour le riche qui a pour croyance que l’on n’a rien sans rien, que tout a un coût et que rien n’est gratuit. Le trop-faire du pauvre qui en attendait reconnaissance de ce qu’il est et respect pour sa personne aboutit à l’inverse dans un durcissement du riche qui accepte ce faire comme un signe d’allégeance à la force de sa valeur et refuse d’entrer dans une reconnaissance qui, selon sa perception, le mettrait en position de faiblesse. De ce fait, le pauvre qui croyait rétablir l’équilibre a renforcé le piège qui l’enferme. Et plus il fait, moins il pourra refuser.

Les contrats de vie

Lorsqu’on remonte en amont dans la vie des personnes qui se mettent dans ces emboîtements, on retrouve des doubles messages parentaux. Tel celui de la mère d’Yvonne ou de celle de Julien dont j’ai parlé plus haut en citant son couple : “ Je ne veux pas de toi mais reste, j’ai besoin de toi ”. Face à la mère riche d’une tendresse potentielle, l’enfant pauvre de cette tendresse est prêt à beaucoup pour l’obtenir. Transféré dans le domaine professionnel, un double message de ce type rendra la personne vulnérable lorsque l’entreprise exercera une pression pour obtenir plus de profit avec chantage à l’emploi, au poste, à la prime, à la promotion. Les personnes qui ont ce profil courent deux risques : celui de s’épuiser au travail jusqu’aux dernières limites -cas de Julien- ou celui d’être harcelées. Ce sont Jocelyne, Jacqueline qui donnent cadeaux et argent à celui qu’elles croient aimer pour qu’il forme un couple avec elle, leur donne l’amour et les caresses dont elles ont été sevrées tout en le sachant infidèle. L’argent devient le garant du minimum affectif.

L’effet du double message peut être renforcé si la personnalité a été amputée d’une partie d’elle-même au point qu’il y a eu perte du sens et de la saveur de la vie. Dans ce cas, la manipulation de la personnalité secondaire par autrui importe peu car l’essence de la personne est hors d’atteinte de quiconque. Ce qui reste comme sens secondaire à la vie, c’est l’espoir messianique de sauver le pervers en lui offrant ce qu’il demande. La personne est prête à payer, même sexuellement, pour acheter l’estime de son abuseur/harceleur qui se présente comme le pauvre qui demande l’aumône à sa victime mise à la place du riche. C’est Jocelyne qui écrit des lettres d’amour sous la dictée de son chef de service et les lui envoie car il lui a longuement parlé de sa solitude et de son besoin de se sentir aimé. Lorsqu’elle prendra conscience de la supercherie et se rebellera, ces lettres serviront de preuves justificatives pour le licenciement qui se fera sans indemnités.

On retrouve ce double langage sur la santé dans les campagnes. Se soigne-t-on pour soi ou pour faire plaisir à l’État qui récompensera cette bonne volonté par des aides ? Se soigne-t-on par culpabilisation avec le surendettement qui pointe derrière ? Ou se soigne-t-on parce que ce qui est bon pour soi prépare l’avenir ? L’argent parle ici du vécu au corps, de son appropriation, du libre-arbitre, de son droit à l’existence avec ce corps tel qu’il est et non tel qu’il devrait être dans les injonctions qui ne s’intéressent qu’à l’idéal.

La déréalisation

Lorsque la publicité et le modèle social donnent à croire que l’idéal est quantifiable puisqu’il peut être atteint avec une certaine somme d’argent, pourquoi ne pas s’offrir du déréel ?

Pendant longtemps, la boulangerie et l’épicerie ont porté le symbole de l’argent au service des besoins vitaux et sociaux de chacun. On venait y acheter de quoi nourrir son corps tout en nourrissant son esprit de potins divers. La file d’attente était indispensable pour lier connaissance, faire la conversation. C’étaient des lieux où se constituait la cohésion d’un quartier, d’un village. Ils ont disparu ou sont devenus rares. La faim de nourriture ne précède plus l’échange social. Pour que cet échange ait lieu, il faut une démarche volontaire.

Dans les magasins d’aujourd’hui, l’argent ne servira pas qu’à acheter un bien nécessaire : “ Le prix est de moins en moins lié à la valeur intrinsèque de la marchandise. Payer une paire de chaussures au prix fort, hors solde et hors promotion, c’est payer avant tout pour l’assurance de trouver la bonne pointure ”, déclare un président de chambre de commerce (La Croix, 10 janvier 2007). Si l’argent sert à acheter la sécurité, il y a renforcement de l’inégalité. On sait ce que coûte un bien matériel, mais à quel prix achète-t-on la sécurité ? Le pauvre devient celui qui est insécurisé par définition puisqu’il n’a pas les moyens de s’acheter la sécurité. On passe de la Sécurité Sociale qui prônait la redistribution des biens par la mutualisation et la solidarité, à l’achat de la sécurité personnelle. Ce que dit, sous une autre forme, cet éducateur : “ Le vrai danger est d’abandonner aux outrances du marché les familles les plus défavorisées. Sans repères et sans moyen de défense, elles se lancent dans le “ toujours plus ” parce qu’il leur semble qu’ainsi leurs enfants resteront “ au niveau ”. ”

Si la sécurité peut être achetée, la vie peut l’être aussi : une femme ira se faire inséminer en Belgique si cela n’est pas possible en France. Elle pourra même rêver qu’elle est assez riche pour acheter le bébé idéal.

On va encore un peu plus loin dans la déréalisation lorsqu’il est possible d’utiliser son argent pour acheter sur Internet un “ avatar ”, double idéal de soi que l’on habille avec des vêtements, que l’on loge dans un appartement, tous virtuels mais payés en argent qui devient très réel lorsqu’une lettre du banquier parle d’un déficit sur le compte.

Je me demande si la déconnexion entre la réalité de la dépense par l’argent et l’irréalité de ce qui est obtenu n’est pas à mettre en rapport avec les expressions en vogue actuellement : “ c’est fou ”, “ j’hallucine ”, “ je m’éclate ” qui marquent la perte ou le décalage avec le réel en même temps qu’une solitude face à soi-même –ce qu’est la personne qui est dans le “ fou ” ou l’hallucination–.

La déréalisation peut aller jusqu’au sentiment de dépossession de soi, jusqu’au retournement extrême où la dépossession de soi est achetée avec l’argent comme cela se passe dans la toxicomanie. Lorsqu’arrive la dépendance, la logique de l’ombre riche/pauvre devient extrême puisqu’il faut être riche en argent pour devenir toujours plus l’ombre de soi.

Pour sortir du jeu de l’ombre, il faut différencier le monnayable du gratuit. Défusionner ce que l’on met de soi dans la relation, dans le couple, dans la communauté, de ce que l’on fait pour être rétribué. La rétribution contribue à la vie, la gratuité contribue au mouvement. Le tout argent, comme j’ai tenté de le montrer, crée la paralysie relationnelle par excès de sécurité car la sécurité qui lui est demandée met le risque hors jeu. Le tout gratuit (qui équivaut à l’état de nature) est également paralysant par excès d’insécurité. Je propose maintenant de voir en quoi les notions de gratuité, de dette, de reconnaissance, de protection et de sécurité peuvent contribuer ou non à la construction ou au renforcement de l’identité qui me semble nécessaire pour aller vers le pauvre en soi.

L’ombre, matrice du “ nous ”

“ Là où le calcul est impossible, l’égalité de fait n’a de signification que s’il y a identité ” (Jacques de Bourbon-Busset)

Tu ne mourras pas (voir bibliographie)

La gratuité

Les théories économiques que j’ai citées plus haut partent d’un a priori pessimiste sur la nature humaine. Ce que l’on appelle la loi de l’offre et de la demande pose l’appât du gain comme un postulat suffisamment solide pour être dit scientifique et servir de socle à tout l’édifice théorique. Dans un tel cas de figure, celui qui ne spéculerait pas sur la rareté ou ne relèverait pas ses prix en cas de pénurie ferait au mieux acte de gratuité, au pire serait hors norme (anormal) voire fou. Comme on le voit, cela ouvre un champ énorme à la gratuité puisque tout ce qui s’écarte de la course aux gains y est inclus comme relevant d’actes individuels. C’est ce que dit Martin Hirsch, ancien président d’Emmaüs-France dans l’entretien à Télérama déjà cité : “ L’idéal, pour un patron, reste de gagner beaucoup d’argent par des mécanismes qui créent de la pauvreté et de faire des bonnes œuvres ”.

Lorsque l’argent devient le symbole unique de richesse ou de pauvreté, il y a un appauvrissement de ce réservoir des “ possibles ” que nous appelons “ conséquentiel ” en Analyse Psycho-Organique. En effet, si le temps c’est de l’argent, il ne doit pas être gaspillé pour ce qui n’en donne pas. Or, la culture intellectuelle et spirituelle n’est pas monétarisable et elle prend du temps ; elle perd donc de son intérêt. Le culte de la rapidité et de l’efficacité nie la maturation de la réflexion qui nourrit les possibles symboliques. Il n’y a plus de rempart contre la peur de l’inexistence puisque seul l’argent signifie cette existence. Il arrive un moment où il devient urgent de mettre les riches en sécurité contre cette menace d’inexistence et contre ceux qui la représentent. C’est alors “ oui ” à la gratuité comme supplément d’âme mais pas plus. C’est une gratuité qui se caractérise par des “ faire ” qui s’accumulent.

Le problème de la gratuité et de l’appauvrissement du “ conséquentiel ” se pose avec encore plus d’acuité avec la mode des “ avatars ” sur Internet dont j’ai parlé plus haut. En effet, ces derniers représentent le symbolique en soi qui est sorti du jardin secret pour être mis dans le social. Avec les “ avatars ”, il faut payer pour faire exister les possibles du symbolique.

Si ce réservoir inconscient est soumis aux caprices de l’avoir matériel -argent-, le besoin de reconnaissance devient d’autant plus absolu que la construction de l’identité n’est plus gratuite.

Reconnaissance ou dette

“ L’argent de la bourse entre agréablement ”… mais au moment de le rendre “ c’est alors que les douleurs commencent à nous prendre ”
Molière (l’Étourdi).

Il y a les dettes d’argent, les dettes de reconnaissance et les reconnaissances de dettes. Cela suggère qu’il y a un lien entre la reconnaissance et la dette. Entre ceux qui donnent sans espoir de retour et qui donnent ainsi à croire que le don est une fin, un but en soi, et ceux qui reçoivent sans volonté de retour se pose le problème de la valeur accordée à ce qui est donné et reçu.

Qui dit dette dit prix à payer. La dette mesure une quantité. Or, dans les relations humaines, ce qui a été donné et ce qui a été reçu dépasse très vite le quantitatif réel par l’introduction d’un qualitatif dû à l’appréciation personnelle, à l’émotionnel, à l’affectif. Le quantitatif de la dette risque alors de subir les débordements de l’imaginaire. C’est là qu’intervient la différence entre dette et reconnaissance.

Reconnaître une dette, c’est se mettre en devoir de la rembourser quoi qu’il en coûte, c’est aussi signifier à l’autre qu’il existe selon l’expression “ je suis en dette avec… ”. Mais lorsque je suis en dette avec quelqu’un, est-ce que je peux dire “ merci ” sans me mettre à sa merci -en son pouvoir- ? Est-ce que j’accepte que l’autre puisse avoir un pouvoir dont j’ignore ce qu’il en fera ? Est-ce qu’en reconnaissant ma dette, je le fais dans une telle peur que je suis prêt à reculer dans le déni ? La reconnaissance suppose que soient remplies plusieurs conditions. Il faut une confiance en soi et en l’autre pour dépasser cette peur, une confiance dans un devenir relationnel. Il faut une identité qui rencontre une autre identité. Il faut enfin que celui qui donne ait la conscience pleine et entière de ce qu’il donne, sache que s’il y a retour, il se fera sous une forme qu’il ignore et accepte cette ignorance. L’acceptation de cette ignorance introduit le pauvre dans l’espace intérieur en laissant toute liberté à l’autre de décider du mode de la reconnaissance.

Parfois la dette est trop énorme et impossible à rembourser. C’est alors qu’entre en ligne de compte la gratuité sous forme d’une remise de dette partielle. Je parle de “ remise ” et non d’abandon de dette. L’abandon de dette est unilatéral et il aboutit à un refoulement par effacement de ce qui a été. Il crée un pauvre riche de tout ce qu’il a reçu à qui est donné le droit d’oublier la provenance de cette richesse. Il crée un riche dépossédé, pauvre de ce qu’il n’a pas reçu en retour. Ce refoulement risque de resurgir sous forme de chantage affectif. La remise de dette, au contraire, signifie que la dette a été nommée dans la relation et qu’un engagement nominal a été pris. Cela peut se compliquer dans le cas d’hypernarcissiques qui, une fois réglée la dette matérielle, rebondiront sur la dette morale fantasmée qu’on leur doit, à eux, en se mettant en position de dépendance par la maladie. La reconnaissance est alors un but en soi dont l’absence est sentie et vécue comme ingratitude, injure, sorte d’attentat contre la bonne image de soi, vide et trou noir qui demandent réparation.

À propos du mode de reconnaissance dont j’ai parlé plus haut et du refoulement par effacement, je voudrais citer l’exemple de Michel Del Castillo dont j’ai parlé dans un article précédent2. Au long de plusieurs livres, cet auteur a parlé des bourreaux franquistes de la Guerre d’Espagne sans se rendre compte qu’il parlait de celui qu’il considérait comme son père adoptif. De façon imaginaire, il magnifiait cet homme et refoulait le côté noir qui, de ce fait, ressortait dans ses livres. D’un côté, comme de l’autre, cet homme n’avait pas d’existence en dehors de la recréation imaginaire qui le scindait en deux. Le vécu imaginaire avec un personnage imaginaire bloquait la reconnaissance de dette réelle due à une personne réelle. En écrivant les Crimes du père3, Michel Del Castillo paie sa dette parce qu’il remet ce père adoptif dans sa complexité. Il redonne sa part d’humanité à un ex-bourreau qui a sauvé, par son hospitalité, un adolescent en perdition, fils de ces révolutionnaires qu’il avait combattus et qui a donné à un futur écrivain le matériau brut qui alimentera toute son œuvre.

Au long du voyage qu’il décrit dans son livre, l’auteur prend progressivement conscience de ce qu’il a reçu autant pour la construction de son identité d’homme que pour celle du créateur. À la fin du voyage, il connaît et accepte cet apport ; il peut revoir le sauveur de son adolescence. Il reconnaît alors sa dette dans le “ nous ” et l’“ avec l’autre ” par la rencontre avec cet homme, et met ce qu’il doit à sa juste place, au bon endroit, en écrivant son livre.

La reconnaissance, cela peut être aussi ce dont parlait le rêve d’Héloïse : une de ses amies lui disait qu’elle ne la voyait plus parce qu’elle avait la migraine quand elle était en sa présence. Ce fut l’occasion de travailler sur la migraine avec son sens de “ prise de tête ” dans une relation compliquée par l’agressivité, l’incompréhension et le malentendu qui l’accompagnent pour aller vers la “ mi-graine ” où chacun apporte sa part fécondante pour l’un et pour l’autre.

Ces deux exemples montrent que, pour qu’il y ait reconnaissance, il est nécessaire d’être conscient de son identité mais aussi que les conditions de protection et de sécurité soient suffisantes pour passer outre les peurs en rapport avec la dépendance et le pouvoir de l’autre.

Prendre garde : la protection

Dans son appellation courante, cette expression parle d’une notion de danger et d’une nécessaire protection à instaurer. Si on prend les deux mots séparément, on peut jouer avec chacun d’eux pour voir ce que cela donne.

Il y a celui qui prend et garde, tout en redonnant le moins possible. Il fait le choix de garder trop et alimente en lui un “ pas assez ” névrotique qui le possède. Il prend garde à ne pas se laisser déposséder, créant une surprotection par la possession.

Il y a celui qui ne prend ni ne garde. C’est le “ panier percé ”, le prodigue, qui dans un mouvement permanent fait tourner choses et argent. Il est dans un état de dépendance constant et demande à l’autre de le nourrir.

Il y a celui qui prend mais ne garde pas. Il a reçu et ne se sent pas autorisé à garder. Il y a un fond à un panier qui n’est pas fermé et où chacun peut puiser ce qu’il veut. C’est un riche potentiel qui se met en état de pauvreté chronique parce qu’il ne se met pas en garde, ne se protège pas contre la dépossession. Il affectera un vertueux dédain de l’argent.

Il y a celui qui ne prend pas mais garde la dépossession, remâchant le “ trop ” du “ pas assez ”, plein et riche de sa plainte.

Dans la thérapie, le “ prendre garde ” consiste à explorer le jeu sur le “ prendre ” et le “ garder ” pour découvrir où est mise la protection par rapport à la peur du manque. Est-ce par le “ trop garder ”, le “ pas assez garder ” ? L’acceptation d’une dépossession secondaire qui masque une dépossession subie autrement plus grave ? Est-ce que possession et dépossession sont dans la crispation voire la sclérose par peur du lâcher-prise, la peur étant déjà un quelque chose que l’on a ?

Le travail sur la dépossession de la peur va porter sur le repérage des fausses protections et sur l’émergence du besoin masqué par le manque. Pour cela, il faut donner un fond au panier qui n’en a pas ou soulever le couvercle de celui qui est bien fermé. Lorsque le client en arrive à “ je garde et je me protège ”, l’outil des parents symboliques s’avère puissant. En séance, l’image de la mère symbolique installe la conscience qu’une protection intérieure de qualité est possible parce qu’il y a une expérience positive de l’ombre par l’émergence du potentiel qui peut en être tiré. Elle recrée une sécurité intérieure et une peau protectrice qui contient en même temps qu’elle cicatrise les blessures.

Plus tard, lorsque cette protection intérieure commence à être gardée comme vécue, le travail sur le père symbolique donne l’élan pour aller vers l’autre à partir d’une intériorité protégée. Une fois le père symbolique contacté, la transformation se fait dans un jeu entre la mère symbolique qui protège et enveloppe, et le père symbolique qui devient guide sur la route. Le sujet fait l’expérience que s’il reste en contact avec la mère protectrice en lui, il peut vivre en sécurité l’élan donné par le père symbolique. Disparaît alors l’alternative douloureuse du choix entre le repli comme protection ou la surexposition dans l’élan hors de soi. Grâce à la protection intérieure instaurée, le sujet peut répondre à l’élan tout en restant en lui. Il peut être en sécurité en soi et avec l’autre parce que le “ prendre garde ” est entendu au bon endroit et qu’il devient un signal d’alarme sur le “ trop ” et le “ pas assez ”.

Le pauvre riche de sa douleur la transforme en espace où il abandonne le savoir sur les autres que lui dictent ses blessures pour un savoir sur lui qui est aussi un savoir par acceptation d’un guide intérieur conscient qui crée la confiance en lui. Il peut alors aller à la rencontre d’autres pauvres et d’autres riches.

A la rencontre du pauvre

Cette démarche vers le pauvre a été tellement bien décrite par Gabriel Marcel4 que je n’ai fait que le suivre, le résumer et l’adapter pour l’écriture de cette partie.

Un homme qui sait qui il est et pourquoi il vit ne peut répondre à la question “ Qui suis-je ? ” que lui pose le pauvre. Du fait qu’il ne peut répondre et qu’il sait qu’il ne peut répondre, il transforme son impuissance en espace de pauvreté où le pauvre retrouve l’humanité et la profondeur de son questionnement à partir duquel il peut élaborer ses propres réponses. Pouvoir être dans ce positionnement est toute la beauté et la noblesse de notre métier de psychothérapeute ainsi que de tous ceux qui, bénévoles ou professionnels, en font un axe de leur action.

Dans ce questionnement du “ qui suis-je ? ” que pose le pauvre au riche, se repose pour ce dernier la peur de devenir pauvre (“ Je dois me représenter que ce dénuement peut être le mien demain ”). Dans la première partie, j’ai nommé une solution possible qui est de désigner un pauvre dans la famille, dans la société, qui sera l’objet de la solidarité consciente et active, éloignera les dieux jaloux de la Fortune.

Dans la construction du “ nous ” défusionnant, le riche, en entendant la question du pauvre, l’entend résonner dans sa profondeur et dialogue consciemment avec sa peur que le dénuement qui lui fait face devienne le sien demain. En dialoguant avec cette peur, il transforme le pauvre d’objet de scandale ou de mépris en sujet.

Ce qui était non-sens prend sens révélant les parties de nous qui étaient soigneusement refoulées, mises à l’ombre. Le non-sens de la pauvreté devient alors révélateur de valeurs ignorées, de possibles à développer. Comme l’écrit Gabriel Marcel : “ On passe de “ ces gens ont mérité leur destin ” à “ si je suis innocent, ils le sont comme moi ; s’ils sont criminels, je le suis aussi ”… C’est la prise de conscience du “ caractère précaire et contingent qui constitue le cadre même de l’existence ”.

Le pauvre n’est plus alors un objet repoussoir ou un sacrifié propitiatoire, il devient celui qui incarne un questionnement sur les peurs, la précarité, le passage…, questionnement toujours repoussé, jamais examiné. Le riche peut donc reconnaître que s’il est parvenu à cet état, c’est à la suite de circonstances exceptionnelles, il ne s’est pas fait tout seul, il a rencontré sur son chemin des jalons, des aides qui ont manqué à l’autre. Reconnaître ce qui a été reçu, c’est se donner la possibilité de le redonner, de le remettre en circulation dans une transmission qui donnera sens à la précarité en la faisant condition du mouvement nécessaire à la vie.

Si le riche dégèle sa peur de la précarité, peut-être que le pauvre pourra dégeler sa peur du fixe et de l’installation. Redonner sens à la précarité, c’est redonner sens à l’installation, la sécurité n’étant plus un absolu à atteindre mais une condition intérieure pour vivre l’équilibre entre précarité et installation.

La construction du “ nous ”

Lorsque l’argent sert la demande de sécurité, est-il le signe d’une personnalité, d’une société en déficit de père, de repère, le “ pair ” de repaire pouvant s’entendre dans le sens du “ pair ” avec lequel peut s’établir une relation de confiance parce qu’on le met à égalité avec soi ? Reconnaître ses pairs, c’est accepter les règles de respect mutuel qui régissent l’avènement du “ nous ”. Est-on pair à partir d’un modèle que l’on transpose et auquel on obéit ou que l’on subit, ou à partir de règles que l’on a intégrées comme étant bonnes pour soi ?

La construction du “ nous ” est-elle sentie comme une aliénation ou vécue comme une désaliénation ? “ Par aliénation, j’entends le fait que l’homme semble être devenu de plus en plus étranger à lui-même, à son essence ”, dit Gabriel Marcel.

Y met-on sa valeur dévalorisée ou sa dévalorisation valorisée ? Si cela est ainsi, l’autre sentira plus la dévalorisation que la valeur et le “ nous ” se construira comme un réceptacle des insécurités respectives, un débarras où a été mis ce qui gêne pour ne garder de soi que ce qui arrange. Le “ nous ” fonctionne alors comme un lieu de défouloir qui permet à chacun de garder son amour-propre et de dire à l’autre : “ Tu ne me vois pas tel que je suis ”. Ce qui est vrai puisque l’autre voit ce qui a été mis dans le “ nous ”. Dans le couple, ce mécanisme génère une grande violence par aveuglement mutuel. Le “ nous ” fonctionne comme un abcès de fixation de la non-valeur, donc de l’aliénation. Passer de l’aliénation au “ nous ”-tiers exige que chacun retrouve ses peurs et s’y confronte. Le travail sur les contrats familiaux, les parents symboliques et le conséquentiel est précieux pour ouvrir le champ des possibles. Dans ce travail chacun revisite les valeurs qu’il s’était données ainsi que leur support. Il découvre comment il a été imprégné par les contrats de chacun des parents et comment il se laisse agir par eux.

Comment l’argent peut-il marquer l’entrée dans un “ nous ” de dialogue et de relation jusqu’à faire la place au pauvre en soi en tant qu’espace d’accueil pour l’autre et pour soi ?

En psychothérapie, le thérapeute est celui qui renonce au savoir arbitraire sur l’autre. Il travaille dans un espace de liberté où l’argent signifie au client qu’il vient pour se déposséder de ce qui le possède et trahit sa liberté. “ Le rapport du moi avec une totalité est essentiellement économique ”, dit Emmanuel Lévinas1.2 Je propose de transposer cette affirmation dans le cadre thérapeutique. Le client est aux prises avec une totalité -qu’il nomme vide ou trop plein- qui l’effraye. En se dépossédant d’une partie de l’argent qu’il possède mais qui peut-être aussi le possède, il s’aventure de plus en plus loin et défusionne la totalité angoissante en des qualités, des reconnaissances, des choix qu’il est en mesure de s’approprier. En se dépossédant de la totalité qui le possédait, il s’approprie les éléments qui font sa valeur et rejette ceux qui le plombent. Le plomb serait alors cette totalité opaque et l’or la valeur qui circule parce qu’elle est monnaie d’échange et mise en relation. Il devient ce “ pouvoir universel d’acquisition, et non pas chose dont on jouit, [qui] crée des relations qui durent au-delà de la satisfaction des besoins par les produits échangés ”, dont parle E. Lévinas.

“ L’argent ne marque donc pas la réification pure et simple de l’homme. C’est un élément où le personnel se maintient tout en se quantifiant ”, dit encore E. Lévinas. En psychothérapie, l’argent quantificateur symbolise la quantification que la personne effectue pour elle-même au fur et à mesure qu’émergent à la conscience les éléments de sa personnalité. Ce qui s’exprime par des choix : “ je ne veux plus ”, “ Je refuse ” ce qui équivaut à “ Je me dépossède ” et “ je veux grandir ”, “ Je veux obtenir ”, “ Je veux perdre ”, “ Je veux gagner ”.

“ Si la différence radicale entre les hommes (qui tient à leur identité personnelle), n’était pas surmontée par l’égalité quantitative de l’économie mesurable par l’argent, la violence humaine ne saurait se réparer que par la vengeance ou le pardon… Le mal engendre le mal et le pardon à l’infini l’encourage. La justice interrompt cette histoire. ”

Lorsque la personne commence à faire des choix pour elle, elle sort de son cycle personnel de vengeance (autodestruction, culpabilité, colère tournée contre soi) et de pardon (protection du ou des parents, de l’abuseur, de celui qui fait du mal…) pour rendre justice à ce qu’elle trouve en elle comme bases de son socle vital jusqu’au moment où l’argent donné en séance symbolise la réparation et l’entrée dans un “ nous ” de dialogue et de relation où le vrai pardon s’opère comme un libre choix d’une transaction entre égaux, le sujet acceptant de perdre pour avoir, signifiant ainsi sa liberté. Parfois la rupture du cycle vengeance/pardon doit passer par la justice réelle qui va quantifier les dommages et évaluer la réparation.

La rupture du cycle vengeance/pardon, c’est aussi passer de l’argent sale à l’argent propre. L’argent sale est l’argent porteur de valeurs qui lui sont étrangères. À cause d’elles, il devient signe de l’abus sur l’autre et de la dépendance réciproque ainsi engagée. Passer de la valeur négative qui crée la dépendance à la valeur assumée comme sienne parce qu’elle a été extirpée de l’abus, c’est aller de l’argent sale à l’argent propre qui est à soi parce qu’il a été gagné authentiquement grâce à la valeur de son travail qui a une valeur reconnue quel que soit le gain qu’il rapporte.

Construire le “ nous ”, c’est faire l’expérience que le corps peut contenir l’émotion et qu’à partir de là, il est possible de poser le contenu de l’émotion sans être dans le débordement de l’émotionnel.

Arrive le moment de faire la place au pauvre en soi, espace de dialogue, de médiation, de méditation, d’accueil pour l’autre et pour soi. Connaître sa pauvreté, c’est connaître son besoin pour aller vers son envie. Connaître sa pauvreté, c’est sentir sa faim et sa soif. Entrer en contact avec sa faim et sa soif, c’est se poser la question du satis-faire3, de la satiété, du comblement. Faut-il rester comblé ou faut-il considérer qu’il y a un espace de non-comblement à préserver qui deviendrait la part du pauvre ? Cette part du pauvre étant la partie qui comble, qui devient un trop, un superflu que le sujet peut lâcher pour le donner à qui en a besoin. La part du pauvre, en préservant la place vide, instaure ainsi l’échange où chacun donne ce qui, s’il était comblé, le couperait de son besoin. Cet espace devient incitation au lâcher-prise quotidien par rapport au satisfaire. L’ordre des priorités est alors inversé : ce n’est plus la sécurité qui est première derrière le besoin, c’est l’espace incitatif à la rencontre. En renonçant à la satiété, on donne à l’autre la possibilité d’apporter sa contribution, sa réponse originale, peut-être apparemment décalée par rapport à nos attentes. Lâcher le satis-faire, c’est reconnaître qu’on ne peut pas tout pour soi ou pour l’autre, que le “ satis ”, le “ suffisant ” n’est jamais atteint et que cette impossibilité à atteindre ce “ suffisant ” est notre chance d’humanité. Le pauvre dans l’espace intérieur est la reconnaissance que l’on ne peut être tout à soi tout seul et que de ce fait on ne peut tout contrôler.

Dans le dialogue qui s’instaure à partir de l’espace de pauvreté, chacun vient avec ses richesses qu’il partage. C’est l’occasion de découvrir ce que l’on a en soi de rare -et donc sans prix- parce que ça n’appartient qu’à nous et que ça ne peut s’épanouir que si c’est partagé. Encore faut-il que ce que l’on donne à l’autre on se le donne à soi. Ainsi que l’écrit Bernard de Clairvaux au Pape Eugène III : “ Si tu veux que ton humanité soit parfaite, il faut que le sein qui accueille les autres te compte toi-même… Alors que tous les autres font leur profit de toi, sois donc toi aussi l’un de ceux qui en profitent. Pourquoi serais-tu seul privé du bon de toi ? ”.

Jeanne-Dominique BILLIOTTE, Psychothérapeute en Analyse Psycho-Organique.

Bibliographie

ATD QUART MONDE, NancyRelation soignant-soigné,
Etude menée dans le cadre du “ Croisement des savoirs ”, Janvier 2003. La prévention bucco-dentaire en milieu défavorisé, Etude menée dans le cadre du “ Croisement des savoirs ”, Janvier 2005.
BILLIOTTE Jeanne-DominiqueLe toxicomane et son entourage : questionnement sur l’interaction, transcription d’un texte de conférence dans le bulletin d’ESPOIR 54, janvier 2001, Journal Interne de l’AAPO, septembre 2001. Dessine-moi un visage. Du visage effacé auvisage retrouvé, in ADIRE n° 22, 2006.
de Bourbon-Busset JacquesTu ne mourras pas, N.R.F. Gallimard, 1978.
Del Castillo MichelLe Crime des pères, Éd. Le Seuil, 1993
JANKÉLÉVITCH VladimirTraité des vertus. 2/ Les Vertus et l’amour, Collection Études supérieures, Ed. Bordas, 1970.
LÉVINAS EmmanuelEntre nous, Essais sur le penser à l’autre, Livre de Poche, Biblio, Essais, 1991.
MARCEL GabrielL’Homme problématique, Association Présence de Gabriel Marcel, 1993.
Salatko AlexisHorowitz et mon père, Ed. Fayard, 2006.

2 La citation qui sert de conclusion mise à part, toutes les citations qui suivent sont du même auteur et proviennent du même ouvrage.

3 Je prends ici “ satisfaire ” dans son sens étymologique de “ faire suffisamment ”.