Crète, terre d’origine de la civilisation sud-européenne (13) Kissamos – Conclusion – Documentation

Sommaire

14 octobre

Kissamos et route du retour

Falassarna : préparatifs de départ

Avant de partir, je tiens à vérifier le poids de nos bagages. Après le petit-déjeuner toujours aussi continental, je m’adresse à l’aimable couple d’hôteliers en grec approximatif et en gestes qui pèsent, puis je remonte à la chambre, lestée d’une balance de l’ère pré électronique. Au moment de l’utiliser, je revois une balance encore plus ancienne, celle que mon père utilisait pour peser ses enfants. Imaginez une tringle graduée sur une moitié avec à son extrémité un peson mobile ; à l’autre bout, une chaîne destinée à serrer et porter l’objet à peser ; au centre, une barre métallique qui se termine par une poignée. Cela s’appelait une balance romaine. Mon père nous serrait la taille avec la chaîne, nous soulevait et déterminait notre poids en faisant circuler le peson jusqu’à obtenir l’équilibre parfait. Simple, pratique, d’un encombrement minimal. À cette évocation, j’éclate de rire en m’imaginant peser, de cette façon, chacun de mes bagages et je décerne un brevet de vigueur à l’homme capable de peser 20kg à bout de bras. Il n’empêche que j’ai perdu une occasion d’être, jusqu’au bout, dans la note archéologique.

Kissamos

Sur la route du retour, nous prenons le temps de nous arrêter à Kissamos, et à son musée. Kissamos, ville de 4236 habitants et port qui relie quotidiennement par ferry le Péloponnèse via Cythère, est connue, avec des hauts et des bas, depuis les Minoens. Du fait de sa qualité de forteresse maintes et maintes fois reconstruite dont celle érigée par les Vénitiens, elle fut appelée Kastelli par les Ottomans et ne reprit son nom antique qu’en 1969. Située au bout d’une vallée fertile, elle est, tout comme le fut Falassarna, le débouché naturel d’un territoire réputé pour ses châtaigniers et ses vignes qui donnent un vin très prisé des amateurs. Avant de quitter la Crète, il serait peut-être temps que je trouve une opportunité pour évoquer cet élément important de la culture crétoise qu’est la vigne. Cette opportunité la voilà, même si elle est tardive et pas tout à fait à sa place.

Les premières productions de vin remontent au Néolithique géorgien (entre -8100 et -6600). En effet, c’est en Géorgie que fut élaboré le premier vin à partir de vignes sauvages, puis la sélection de plants pour une viticulture. Actuellement, les vignes eurasiennes sont, à 99%, originaires de là. Elles migrèrent ensuite du Caucase vers l’Irak, la Syrie, la Turquie. En -3000, elles arrivent en Égypte, passent par la Mésopotamie pour arriver en Crète à la même époque et de là, en Grèce vers -2000. Le vignoble crétois compte 5 AOC (appellation d’origine contrôlée) : Sitia, Daphnès, Peza, Archanes. Il y a également cinq vins de pays. Réaction de Daniel lorsque je lui ai appris que Archanes cultivait un vin A.O.C. : « Eh bé ! avec la déclivité !… »

Entre -800 et -69, Kissamos fut le port de Polyrrhinia, la cité-état rivale de Falassarna. Complètement détruite par les Romains vainqueurs, elle fut reconstruite, sans doute à cause de ses qualités comme port et comme forteresse. C’est ainsi qu’elle s’épanouit sous les Romains comme cité indépendante, et prospère sous les Byzantins. Elle est un exemple typique du « monde insulaire paléochrétien intégré dans le monde urbain fondé sur des villes-ports. »(Isabelle Malamut). La qualité du mobilier trouvé sur son site témoigne de cette opulence, au moins au cours des quatre premiers siècles de notre ère. Elle fut détruite au cours du séisme de 365 qui fut suivi d’un raz de marée qui se manifesta jusqu’au delta du Nil.

Son port, au 7ème siècle, fut utilisé par des Slaves qui arrivaient du Péloponnèse sur des bateaux monoxyles, creusés dans un tronc d’arbre, et pratiquèrent une infiltration massive, par vagues successives. La région entre Khania et Kissamos en garde des traces sous forme de toponymes. [J’en profite pour signaler que les dits patronymes prouvent que les Slaves et les Sarrasins sont les seuls conquérants ou envahisseurs qui ont osé s’installer au centre du pays, loin des rivages marins.] À une certaine époque, comme mentionné dans le chapitre11 (église « Rotonda »), la ville fut transférée provisoirement à Episkopi Kissamos, peut-être à cause de sa destruction par les Sarrasins. C’est ainsi que les villages s’éloignèrent des côtes et s’installèrent à l’intérieur du pays, manifestant une méfiance vis-à-vis de la mer qui n’était plus « le grand lac de paix de l’époque antérieure. » En 1212, au retour des Byzantins, Kissamos retrouve un dynamisme en devenant chef-lieu d’une subdivision provinciale (turme).

Le musée

Au bout d’une heure de visite, je n’ai pu m’empêcher de comparer le musée où nous étions à celui d’Iraklio qui est tout à fait exceptionnel. Cependant, pour quelqu’un qui n’a pas envie d’avoir une vue exhaustive des choses, le musée de Kissamos présente une synthèse pédagogique très bien faite. Là où le musée d’Iraklio a privilégié l’accumulation, à juste titre, celui où nous sommes tire un parti maximum de ses collections dans une mise en scène toujours très parlante. Par exemple, la vitrine qui contient le matériel à tisser s’accompagne de dessins pour comprendre son organisation à l’aide de pesons. Dans la salle des amphores, un schéma montre leur calage dans la soute d’un navire qui vogue ensuite vers l’Italie pour satisfaire une forte demande en vin. Et vive la « Pax romana » qui plaça la Crète au centre des échanges commerciaux entre provinces du vaste empire romain ! Pour les objets utilitaires, des photos de bas-reliefs ou de fresques montrent à quoi servait tel objet et comment il était manié.

Photos ? Objets utilitaires ? Venez, je vous emmène dans la salle la plus émouvante, celle qui retrace, en photos, le séisme de 365. Que dîtes-vous de ce magnifique marbre, statue d’un homme jeune précipité à terre par un bloc rocheux sous lequel elle est coincée ? Et là, cet homme couché au milieu de toute une vaisselle éparpillée autour de lui. Certains optent pour un homme surpris dans sa cuisine. D’autres préfèrent y voir un serviteur suivant ses maîtres après avoir rassemblé ces objets.

Bon ! retour en arrière pour des choses plus plaisantes. Je vous propose une grande mosaïque (9,70m sur 8m) qui occupe une pièce complète de l’étage. Juste la place pour un passage afin de continuer la visite. Cette mosaïque trouvée à Kissamos et datée de la fin du 2ème s. ou du début du 3ème exalte la gloire de Dyonisos qui se trouve au centre sur un char tiré par des tigres. On voit la cueillette du raisin, puis son foulage dans des cuves. On y voit la préparation d’un banquet avec des matrones qui s’affairent. Elles cuisinent le cerf et le sanglier abattus lors d’une chasse échevelée dont les détails sont représentés avec beaucoup de réalisme. Sûr que les chiens sont de redoutables lévriers qui ne lâchent pas un gibier une fois qu’il est débusqué. Notre âme d’anciens fouilleurs en archéologie s’est émue devant cette photo de la société d’une époque, prise en pleine vie, et devant la taille incroyable et l’état de conservation, de même, de cet objet d’art.

À tout à l’heure, les chasseurs et vendangeurs, nous allons maintenant rendre visite à ce silène, vieux satyre mythologique, qui porte une outre sur son épaule de l’air ennuyé de qui a été immortalisé en fontaine, ce qui froisse sa dignité. L’eau entre par l’outre pour ressortir à ses pieds. Plus loin, un petit temple en terre cuite au fronton triangulaire me fait penser à ces petites chapelles commémoratives au bord des routes. Ailleurs, des poterie, vases, cratères, bols, soucoupes aux motifs variés finement dessinés… cuillères, spatules, chaudrons de toutes dimension.. Et puis les belles stèles funéraires, les marbres d’une grande finesse.

Tous ces objets et sculptures remarquables proviennent des sites de Kissamos, Polyrrhinia et Falassarna. Nous avons ainsi appris qu’à une certaine époque, il existait l’équivalent de Sparte et Athènes avec Polyrrhinia, la guerrière, et Falassarna tournée vers la mer et le commerce maritime. À l’entrée d’une des salles, nous sommes accueillis par deux beaux krikris en bas relief sur une grande plaque de bronze. À côté une vitrine présente l’amorce des deux cornes. Juste avant de les retrouver vers la sortie, nous nous attardons devant un argentier attaché en hauteur et percé de fenêtres rondes qui expose l’incroyable variété des monnaies trouvées dans les fouilles : remontée dans les temps très antiques, découvertes des cités crétoises qui battaient monnaie, parcours géographique et historique du bassin méditerranéen ; sollicitations intenses des neurones pour qu’ils fassent remonter quelques bribes concernant tel potentat, tel prince, tel roi… Rien de tel pour avoir une idée précise de la vitalité, de la richesse, de la prospérité, et de l’habileté commerciale de l’ensemble de la Crète jusqu’à une certaine époque, surtout quand on se rappelle que cet échantillon a été trouvé sur trois cités et qu’il y en avait encore trente-cinq équivalentes, plus les ports et cités vassales. Et ce, sur un territoire plus petit que la Corse.

Devant le musée dont nous avons appris, grâce à Konstantinos, à repérer les anciens hôtels vénitiens revus et corrigés par les Ottomans, se trouvent deux marelles en couleur, peintes sur le dallage de la place. L’une en forme de dauphin, l’autre en forme d’escargot multicolore. Un de nos petit-fils a trouvé, en les voyant, que les enfants de l’endroit avaient bien de la chance.

Conclusion

Fatigue de la conduite lors du voyage de retour, sous la pluie dense et les cahots générés par les ornières en formation qui ont sans doute été à l’origine du problème de pression sur un pneu. À la hauteur de Rethymno, un double arc-en-ciel se découvre depuis la route jusqu’à l’autre côté de la baie. J’ai pensé que c’était un au revoir amical entre nous. À l’arrivée à Iraklio, il y eut le dernier clin d’oeil que nous donna l’histoire crétoise lorsque Google maps nous fit découvrir une version moderne du labyrinthe en nous faisant contourner un énorme bouchon sur la E75 par des rues ou chemins bordant des terrains vagues.

Vue du relief depuis la route

Des montagnes qui se pressent l’une contre l’autre, les petites demandant protection aux plus grandes ; des terrasses construites par les hommes pour arracher leur subsistance à la montagne ; des à pics ; des oliviers qui se pressent en rangs bien ordonnés sur des pentes jusqu’à la limite de leurs possibilités ; une falaise en bord de mer ; une petite crique. En guise d’au revoir, la route côtière de Kissamos à Iraklio nous a donné un résumé de ses reliefs et paysages. Puis Iraklio et sa baie ont surgi dans l’illumination d’un rayon de soleil. Il était 16h35, heure locale. Nous allions bientôt embarquer et pensions qu’en France, il était 17h35.

Autre vue du relief depuis la route
Iraklio et sa baie dans un rayon de soleil

Après avoir renoué ensemble avec le plaisir des découvertes, des rencontres, des musardages, des surprises, c’est bientôt l’envol pour d’autres cieux, un autre climat. J’envoie un « efraristo » à tous ceux que nous avons rencontrés au cours de nos pérégrinations et qui nous ont rendu ce pays si attachant. Le mot « pérégrination » me remet en mémoire l’origine de ce mot qui fut, autrefois, synonyme de pèlerinage. Cela en fut un pour moi par un retour à mes racines méditerranéennes et une revisitation de ces racines.

Siga Siga : Doucement doucement (fresque sur un mur du restaurant du Jardin botanique de Crète)

Avant de monter dans l’avion, j’ai aussi une pensée pour tous ceux jeunes ou vieux, illustres ou inconnus, riches ou pauvres, montagnards ou côtiers qui ont contribué à forger l’identité de ce pays. Parmi les illustres, il eu ceux qui contribuèrent à la culture européenne par leurs apports originaux, tels Le Greco, Damascène, Kazantzakis ; il y eut celui qui écrivit la première œuvre en grec moderne, celui qui écrivit une comédie digne de la comedia dell arte…

Pour le titre de ce récit « Crète, terre d’origine, de la civilisation européenne ». Virgile m’aurait donné raison, lui qui a relaté un constat équivalent dans l’Énéide, au moment où son héros fait le récit de son voyage mouvementé à Didon, reine de Carthage. Il parle de son père Anchise qui insiste pour se réfugier en Crète qui est leur terre d’origine : leurs ancêtres en étaient partis pour s’installer en Troade et ils s’étaient empressés de parsemer leur nouveau territoire de toponymes crétois, tels le Mont Ida.

En guise de conclusion personnelle, j’emprunte ces quelques lignes à Philippe Jaccottet, poète et traducteur d’Homère, qui parle de son premier séjour en Grèce : «  Là-bas, certains lieux m’ont parlé sans que je les interpelle, sans que j’y songe, beaucoup plus fort que je ne m’y attendais, plus haut que ce savoir qui, dans le meilleur des cas, m’y avait simplement rendu plus perméable. »

Documentation

Carto Crète – éd. Guides Gallimard

Crète – Encyclopédie du voyage, éd. Gallimard

La Crète : 5000 d’histoire – Dossiers Archéologie, éd. Faton, 2017

Dervenn Claude – La Crète vivante,, éd. Horizons de France, 1957

Faure Paul – La Crète aux cent villes, Bulletin de l’Association Guillaume-Budé, 1960, site Internet Persée

Grimal Pierre – Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Presses universitaires de France, 1963

Bailly – Dictionnaire grec (antique)/français

Sfikas Georges – Fleurs sauvages de Crète, éd. Groupe Efstathiadis, Athènes, 1988

Malamut Isabelle – Les Iles de l’empire Byzantin, chapitre III Villes, villages, lieux-dits de l’empire Byzantin aux VIIème-XIIème s. éd. La Sorbonne, 1988, OpenEdition books, 2021

Dalègre Joëlle – Il regno di Candia : La Crète, Venise du Levant, Inalco press Open Edition books, 2019

Homère – L’Illiade, traduction Frédéric Mugler, éd. La Différence, 1989

Homère – L’Odyssée, traduction Philippe Jacottet, éd. La Découverte, 1982

Sakellarakis J. A. – Musée d’Héracleion, Guide illustré du musée, Ekdotike Athenon S.A., 1979

Zurbach Julien – d’Ercole Cecilia – Naissance de la Grèce : de Minos à Solon (3200 à 510 de notre ère),

éd. Belin, 2019

Gouin Philippe et Vogt Christine – Les Pithoi de Margarites, La Revue des techniques et cultures n°38, juillet-décembre 2001 – Internet : journal techniques et cultures Open Edition Journal, 2002

Péchoux Pierre-Yves – Le Poljé de Lassithi. Évolution d’une communauté rurale dans une dépression intra- montagnarde méditerranéenne, Revue de géographie de Lyon n°4, 1968

Lefèvre-Novara Daniela – Le Processus de formation des poleis en Crète. journal open edition.org

Sites Internet consultés

Wikipedia : Archanes – Lassithi – Aptera – Arkadi

crete-decouverte.free.fr

orthodoxcrete.com

alsace-crete.eu

Zig-zag voyages.fr

jardin-de-france.org (citrus)