Sommaire
Cet article a été écrit à l’occasion d’une journée d’études organisée par la Fédération Française de Psychothérapie et de Psychanalyse
A- Introduction
Dans les rêves, le téléphone est le symbole d’une voix en soi qui est lointaine voire enfouie et qui cherche à émerger et à se faire entendre. Avec le téléphone réel, le paradoxe est qu’elle est lointaine tout en donnant l’impression qu’elle est proche, dans le meilleur des cas. Parfois, elle est brouillée ou peu distincte pour des raisons techniques. Parfois aussi, elle s’interrompt, coupée, pour des raisons également techniques. D’emblée, la thérapie à distance par téléphone ou Skype rencontre donc une contradiction entre la symbolique du rêve qui évoque la voix lointaine en soi et l’illusion de proximité créée par la technique qui va de paire avec l’insécurité qu’elle introduit dans la séance par ses aléas.
Cette contradiction impose au thérapeute une réflexion sur le cadre, ses aménagements potentiels et le positionnement qui en découle pour lui. Ce positionnement sera fonction du media utilisé : téléphone, Skype ou Internet.
Les quelques réflexions et observations qui suivent proviennent de mon expérience de thérapeute, mais aussi de cliente (du fait de gros problèmes de santé) dans l’utilisation de media en thérapie. Elles découlent également de la période où j’ai été formatrice pour les écoutants de l’association « S.O.S. Amitié ».
Pour commencer, je propose au lecteur de s’attarder un peu sur le cadre thérapeutique avant que ne soit entamé le vif du sujet, à savoir les thérapies à distance.
B- Le cadre et ses règles
La thérapie a besoin d’un lieu unique et neutre car dédié (autant que possible) à la thérapie. Ce lieu est très concret car clos par quatre murs et un plafond avec accès à l’extérieur par une porte. La séance se fait sur rendez-vous à une date et à une heure précises sur lesquelles thérapeute et client se mettent d’accord. Le lieu où se déroule la thérapie et ce qui se passe durant le temps de rendez-vous sont protégés par la règle de confidentialité. Cette règle assure le client que le thérapeute ne divulguera pas le contenu des séances et que ce qui y est dit ne sortira pas du lieu. Il sait donc qu’il peut, en toute liberté, lâcher les « gros mots » qui l’étouffent, les colères qui le perturbent, les cris qu’il n’a jamais pu ou osé exprimer. Parce que le lieu est protégé par la confidentialité dans le sens où ce qu’il dit ou nomme y restera, si le client lâche, un jour, quelque chose de très fort qui l’encombrait ou le bloquait. Il fait l’expérience, en partant, qu’il laisse cela derrière lui en fermant la porte du cabinet thérapeutique et qu’il ouvre la porte sur la rue en se sentant libérer et alléger d’un gros poids. Il repart avec une ouverture qui génère en lui des perspectives nouvelles.
La règle de confidentialité est également valable pour le client comme protection de son intimité ou comme apprentissage de la protection de cette intimité puisqu’il est invité à ne pas dévoiler le déroulement de la séance et de ne parler d’une partie de son contenu que dans la mesure où ce qu’il découvre est à mettre en pratique dans ses relations familiales. C’est-à-dire que la règle de confidentialité protège le client d’une tentation exhibitionniste si tel est un des pièges posés par sa problématique personnelle. Pour d’autres personnes, cette règle l’amènera à résister à des tentatives d’intrusion de son intimité.
À la fin de la séance, vient le paiement immédiat.
a) Le lieu
Durant le temps de la séance, l’espace thérapeutique du cabinet n’appartient qu’au client et parce que cet espace lui est dédié durant un temps défini dans le contrat thérapeutique, il peut lâcher par la parole, les émotions et leur expression, ce qui cherche à se libérer en lui. Cet espace est unique pour lui parce qu’il n’y vient que ponctuellement et que pour mettre en œuvre le contrat de changement qu’il a formulé en début de thérapie. Contrat qui l’incite à examiner, au fil des séances, les choses enfouies qui émerge à la conscience.
Dans une thérapie à distance, il n’y a plus de lieu neutre et dédié. Si le thérapeute est dans son cabinet, le client est dans un lieu qui lui est familier. Pour ce dernier, il n’y a donc plus le dépaysement qui le dérange au sens propre puisqu’il lui a fallu se déplacer et au sens intérieur puisque ce lieu lui est étranger. On peut m’objecter qu’il y a toujours possibilité de recourir à la symbolisation. Il me semble que cela ne peut fonctionner que pour quelqu’un qui est déjà bien au fait, intérieurement, de ce qu’est un symbole et de ce qu’est sa fonction, et qui a une capacité suffisante pour s’abstraire du réel du lieu où il se trouve pour lui substituer la symbolique du lieu thérapeutique en toute sincérité et en toute bonne foi. À cette condition, il y aura possibilité de travail en profondeur.
Outre la déneutralisation du lieu, la distance kilométrique implique également son dédoublement. L’ espace de fait entre le thérapeute et le client va donc jouer avec ces deux éléments. L’espace thérapeutique ne peut plus être celui défini par le cadre habituel, espace à la fois réel et symbolique qu’instaure le thérapeute par son écoute qu’il peut vouloir plus ou moins distanciée, plus ou moins empathique selon la problématique du client ?Autrement dit, à partir d’une donnée de base qui est la distance kilométrique renforcée par le dédoublement des lieux, comment recréer un cadre qui conservera un rôle dynamique parce que sécurisé et sécurisant ? Comment faire travailler et jouer le client avec les notions de distance, d’espace, de proximité et toutes leurs nuances, en particulier, pour défusionner l’intime du social, amener une différenciation entre ces deux niveaux et une protection de l’intime ? D’autant que la distance kilométrique peut être un élément de la thérapie lorsque le client parcourt plusieurs dizaines de kilomètres dans le but de se chercher et de se trouver dans un lieu dédié. Détail à mettre en comparaison avec la tendance fréquente des clients à choisir un thérapeute non pas en fonction de la méthode, mais sur le critère de la proximité par rapport à son domicile.
b) La confidentialité
Son rôle protecteur perd de son évidence, car à la fin de la séance, il n’y a pas de passage entre le lieu thérapeutique et le retour au présent et au réel. Il n’y a pas nécessité d’ouvrir une porte pour sortir du cabinet et pas nécessité non plus d’ouvrir une autre porte et de franchir un seuil pour retrouver la rue et le social qu’elle symbolise. Dans la thérapie à distance, la clôture de la séance dans le temps et dans l’espace qui invite le client à mettre dans le réel ce qu’il a trouvé, ou à s’ouvrir au réel ne se fait pas par une mise en route physique. Le client retrouve l’espace familier dont il s’était détaché durant un moment. Pour des personnes qui ont du mal à se protéger des intrusions, cette familiarité du lieu de séance et l’absence du rituel de passage d’un lieu à un autre est soit problématique pour la protection de son intimité garantie par la règle de confidentialité du cadre, soit un défi à la protéger. Cette règle et la protection qu’elle induit ne va plus de soi du fait du dédoublement et de la déneutralisation du lieu thérapeutique. Soit la personne se laisse entraîner par la familiarité des habitudes qu’elle retrouve immédiatement et transgresse en partie la règle, soit elle la met en place pour elle de façon renforcée.
Parce que la face concrète de la protection n’est plus là, le client va devoir réévaluer l’aspect contractuel du cadre pour le retrouver. Ce peut être l’occasion pour lui d’envisager les aspects positifs qu’il génère et de réfléchir aux droits et devoirs qu’il implique.
c) Le paiement
Le paiement immédiat libère le lien qui s’est instauré au cours de la séance. Client et thérapeute ont respecté chacun la part du contrat qui leur échoit. Avec le paiement différé, cet aspect libérateur est lui aussi différé parce que le client reste en dette jusqu’à son exécution. Est-ce que cela peut activer chez le client une dette plus intérieure qui renforcerait un transfert ?
D- Les modes opératoires de la thérapie à distance
a) Le téléphone
Lorsque le client est dans le même lieu que le thérapeute, ce dernier a divers indices pour suivre ce qui se passe pour le client. Il y a la voix et ses inflexions, sa fluidité, ses saccades ou ses brisures, les mots qui se succèdent avec lenteur, avec rapidité, avec précipitation, qui hésitent, butent sur un impossible à dire, à nommer, à définir (parfois cela relève d’un manque culturel quant à un vocabulaire assez fin, comme outil qui nommerait un indicible qui ne l’est que parce que certains mots ne sont pas connus ou ne semblent pas appropriés), trébuchent sur un refus, une peur, un contrat, se rétractent devant la violation émergente d’un tabou familial tel que celui du silence.
Outre la voix, le thérapeute observe aussi ce que disent le visage, les gestes, les postures dans leur mobilité ou leur fixité, tout un langage de l’inconscient qui s’exprime par le corps soit pour approuver et amplifier ce que disent les mots, soit pour le démentir (par exemple : « Je suis calme », dit le client pendant que ses pieds ne cessent de bouger.
Lors d’une thérapie à distance par téléphone, le thérapeute doit surinvestir son attention sur les indications données par la voix car il n’a plus les indications corporelles. Le téléphone, en accentuant certains aspects de cette voix, donne cependant certains indices quant à la tension, la détente, la fatigue, la lassitude… mais cela va dans les deux sens. En présentiel dans le lieu dédié à la thérapie, le client n’y prêtera guère attention alors qu’il y sera beaucoup plus sensible lorsque le fil de la thérapie ne passe que par le mode vocal. S’il perçoit lassitude ou fatigue chez le thérapeute, choisira-t-il de l’ignorer centré qu’il est sur lui ? Choisira-t-il de protéger le thérapeute en donnant à la séance un tour plus anodin que ce qu’il avait envisagé ?
Reste le problème du silence. Lorsque thérapeute et client sont dans le même lieu, chacun peut jouer avec le silence. Le client peut se rencogner dans le silence pour obliger le thérapeute à prendre la parole, car il la lui laisse bien volontiers, espérant ainsi que le travail se fera en dehors de lui. Ou alors, le client cherche en imposant son silence au thérapeute à lui manifester qu’il veut se différencier de lui, qu’il est en désaccord avec lui, qu’il ne veut pas le suivre là où il semble l’emmener. Le silence est alors un temps d’individuation pour le client qui est à entendre par le thérapeute.
Le silence est aussi un outil pour le thérapeute lorsqu’il sent que c’est ainsi que le client va trouver quelque chose d’important. Parfois, le silence s’installe de part et d’autre durant le temps de la séance. C’est ainsi que Joséphine démarra sa thérapie : trois séances au cours desquels, elle prononçait une phrase, puis se taisait tandis que des larmes coulaient de façon ininterrompue. Quant à Aline, cela se produisit lors d’une décision importante pour infléchir la trajectoire de son existence, durant cinq séances. Ce type de silence, de part et d’autre, qu’il soit ponctuel ou étalé sur la durée de la séance donne l’espace nécessaire au client pour vivre une expérience profonde ou pour s’approprier quelque chose qu’il vient de découvrir. Il est important dans les phases d’émergence de choses enfouies, mais aussi dans celle de réparation et dans celles d’incarnations.
Au téléphone, la continuité de la séance ne tient qu’à un fil, celui du fil réel ou de l’onde qui relie entre eux les deux appareils. Le jeu sur le silence est difficile, soit que le thérapeute ait du mal à l’interpréter ou à se concentrer sur la durée. En effet, pour ce qui est de mon expérience, le temps de silence sans le support de la vue ou de la présence physique semble infiniment plus long et les minutes ont l’air de s’étirer. Quant au client, il s’alarme vite de celui du thérapeute, craignant une coupure qui s’apparenterait à une sorte d’abandon et à la réactivation d’une faille de cet ordre. Est-ce le thérapeute qui se tait ou est-ce le fil technique qui s’est rompu ? La possibilité d’une rupture technique de la séance crée ainsi une forme d’insécurité ou de vigilance par rapport à toute forme de silence, ce qui gêne ou empêche son utilisation thérapeutique.
Comme je l’ai défini ci-dessus, le téléphone est une voix qui vient de loin, dans la réalité du moment. Pour les personnes qui tentent de renouer le lien avec la voix qui vient de loin en eux et s’exprime par le biais des rêves, des afflux émotionnels, des maux physiques, la séance par téléphone les incitera-t-elle à faire une transposition symbolique pour l’écouter en eux-mêmes en même temps qu’elles le pratiquent réellement ? Et alors, le thérapeute acceptera-t-il de suivre le client dans ce sens ? Préférera-t-il engager le travail profond qui émerge dans son cabinet ? Est-ce que pour d’autres clients, l’expérience de l’écoute réelle par téléphone va créer une insécurité qui mettra en latence la voix lointaine enfouie en eux ?
Le silence pose un autre problème au thérapeute, c’est celui d’une plongée en profondeur qu’il ne porrait contrôler car il lui manque des éléments visuellement physiques pour savoir ce qui se passe. D’un point de vue général, et quelque soit le mode de media à distance utilisé, c’est, pour moi la limite de toute thérapie à distance, l’impossibilité de travailler sur une certaine profondeur parce que certains outils ne peuvent être utilisés qu’en présentiel sous le contrôle visuel du thérapeute.
Je crois qu’il faut faire la différence entre une séance téléphonique thérapeutique et une écoute aidante de type « S.O.S Amitié » tout en soulignant que pour ces écoutants, le silence est le plus grand défi qui leur soit posé. L’appelant fait-il silence parce qu’il médite ce qu’il vient d’entendre ? parce qu’il est furieux que la personne anonyme qui l’écoute n’aille pas dans le sens de sa plainte et rassemble ses forces pour exploser en injures avant de raccrocher brutalement ? Vient-il de faire un malaise et faut-il alerter les services d’urgence ? Quelle signification donnée au bruit entendu juste avant le silence (un bruit de bouteille qu’on débouche, autre chose de plus inquiétant) ?
Le support de la seule ouïe, lorsque le media est téléphonique peut amener le thérapeute à surinvestir son empathie dans l’écoute. Je me souviens de Laura m’appelant en urgence lors de ses vacances, en pleine crise de panique. Passer ses vacances, à vingt-trois ans avec ses parents, dans un hôtel, à ne rien faire avait provoqué angoisse et sensation d’étouffement. J’écoutais cela de mon mieux sans prêter attention à la perplexité qui pointait en moi. J’appris plus tard qu’elle avait utilisé cette séance, en la racontant à sa sauce, pour mettre parents et famille en alerte maximale à son égard, les mettant à ses pieds et bloquant tous les projets qu’ils avaient envisagés durant leur séjour.
b) Skype
Ce media semble répondre aux objections et aux difficultés posées par le téléphone : le sens de la vue s’exerce, il y a reconstitution d’un présentiel, malgré la distance kilométrique. Au-delà de ces avantages, il me semble présenter quelques pièges. La présence par la vue se manifeste par le biais d’un écran. Qu’est-ce que l’écran biaise par rapport à une séance en cabinet ? Qu’est-ce que l’écran cache ou dissimule ?
Tout d’abord, ce que chacun voit de l’autre est une image, c’est-à-dire une représentation (une présence doublée d’une présentation par l’écran). Une image invite à l’idéal tel que le formule l’expression « sage comme une image ».
Le problème du lieu double est toujours là d’autant que le client, à cause de l’image, peut mettre en scène le lieu où il se trouve créant une forme d’insincérité.
Un autre risque est l’abolition de la distance kilométrique et de la distance thérapeutique qui, en cabinet, crée l’espace nécessaire au processus. En effet, pour être bien vu par l’autre, à quelle distance de l’écran chacun doit se tenir ? Y a-t-il une abolition de la distance physique du fait de la proximité des visages ? Proximité qui ne se produit jamais en cabinet. Comment recréer la distance nécessaire sans nuire à la qualité de l’image (encore elle!) ? Avec le téléphone, l’inutilité du sens de la vue accentue l’impression de distance jusqu’à exacerber, possiblement, un sentiment abandonnique latent du client. Avec Skype, le sens de la vue est hypersollicité jusqu’à exciter, possiblement, un hypernarcicisme latent chez le client. Le téléphone demande au client comme au thérapeute une symbolisation de l’espace thérapeutique qui recrée celui du cabinet pour éviter l’angoisse que crée l’espace démesuré généré par la distance kilométrique. Il s’agit alors de rétrécir symboliquement cette distance à une dimension humainement préhensible. À l’inverse, avec Skype, l’espace est à élargir symboliquement, au-delà de l’effet superficiel de l’image, pour que la parole et les mots aient assez de place, afin d’être entendus de part et d’autre.
D‘autre part, l’écran sépare autant qu’il met en présence. On peut se voir, on ne peut pas se toucher. On voit les visages, on ne voit pas le corps en entier. Le thérapeute, garant du cadre prend en compte les risques d’insécurité liés la frustration et à l’illusion. Quant à la confidentialité, elle n’est pas totalement garantie, comme tout ce qui passe par le canal d’Internet.
c) Internet
Qu’en est-il de la confidentialité ? Qu’en est-il des divers niveaux de langue, des diverses manifestations émotionnelles, de la sérénité ou de la charge qui module l’accent de ce qui est dit, le ton paisible ou agressif, la voix ample ou tendue ? Qu’en est-il des malentendus sur des mots ou expressions régionales ? Qu’en est-il des difficultés à formuler par écrit les mots pour ceux qui sont à l’aise oralement, mais pas du tout dans un exercice conceptuel ? Qu’en est-il de ceux qui ont du mal à sortir le mot libérateur oralement parce que le travail en profondeur de l’instant est la-dessus ? Comment l’humour sera-t-il perception surtout s’il emprunte pour tout ou partie la voie de l’ironie.
L‘immédiateté de l’échange épistolaire pose problème par absence d’un temps de réflexion préalable et de recul alors que manque la matérialisation du ton de la voix qui pourrait corriger une maladresse de langage pouvant prêter à malentendu. En mode vocal, les paroles s’envolent : client et thérapeute n’en gardent qu’une partie et font autant confiance à ce que l’intellect a perçu qu’à ce que l’inconscient en a retenu par ailleurs. Il y a des mots qui ont fais sens ou qui ont résonné, provoquant un écho quelque part dans la personne. En présence d’un écrit, ce qui est dit demeure et peut donner lieu à des interprétations diverses selon le moment, l’humeur. Cela pose un problème inédit par rapport au cadre car ce qui est dit n’est plus laissé en arrière après la séance. Il est possible d’y revenir maintes et maintes fois. Lors de la séance de vive voix, la parole se dit de façon gratuite, elle ne se reprend pas, les mots sont, en grande partie, éphémères pour la mémoire qui ne les imprime pas. Dans le cas d’Internet, la parole perd son statut de gratuité puisqu’elle peut être retenue à volonté. Or c’est la faculté d’oublier qui, d’une séance à l’autre, permet au client d’avancer par bonds, par modifications successives de ce qu’il avait dit auparavant, par changements de niveau, par changements de thèmes, par redécouvertes de choses dont il avait déjà parlé mais dont il ne se souvient plus que c’était le cas.
D‘autre part, il me semble qu’un client qui voudrait avancer masqué utiliserait ce media. Ce fut, pour moi, une objection majeure que j’opposais à ceux qui, à l’époque où j’étais formatrice à « SOS Amitié », voyait une extension prometteuse de leur activité et un moyen de toucher ceux qui répugnait à utiliser le téléphone.
Pour conclure cette réflexion, voici la présentation de trois cas qui illustreront mes propos sur les séances thérapeutiques par téléphone.
– Durant une année, Émeline vécut un effondrement physique où, au fil des mois, ses organes vitaux furent malades, l’un après l’autre, ou fonctionnèrent en mode dégradé. Le fil du téléphone fut le fil d’une respiration intérieure qui maintenait l’unité de sa personne, stimulait sa respiration physiologique, réveillait la joie de vivre de ses cellules contre les forces obscures et destructrices du passé. Le fil du téléphone fut le fil de cette joie de vivre indéfectible par lequel elles faisaient parvenir leur message malgré les assauts des maladies qui se succédaient. Il faut ajouter qu’Émeline avait déjà fait un long travail de déblayage auparavant et qu’elle était assez consciente des forces qui se heurtaient en elle.
– Annabelle, arc-boutée sur un désir d’enfant devenu obsessionnel, en ce sens qu’il lui bouchait toute perspective autre, demanda une séance téléphonique à la veille d’une ultime tentative. Par la suite, la thérapeute comprit, que la jeune femme en attendait un effet magique qui devait lever tous les obstacles à son désir de maternité. L’échec provoqua une rage proportionnelle à ces attentes magiques et la thérapie fut interrompue avec brutalité. Le fil du téléphone était le fil d’un ballon léger dont Annabelle voulait qu’il la fasse décoller de lourdeurs entrevues provenant de son histoire, et de contrats religieux et familiaux dont elle choisissait de maintenir le tabou du silence qui la ligotait.
– Elsa, en fin d’études, fit un an de thérapie, puis accepta une mission culturelle d’un an dans un pays nordique. Elle voulut continuer le travail intérieur qu’elle avait démarré et un contrat de séances téléphoniques hebdomadaires fut conclu. Libérée par la distance d’une famille qui considérait qu’un problème n’a que l’importance que chacun lui donne, elle eu à affronter son étrangeté personnelle dans un pays dont les habitants privilégiaient cercle familial et amical, ce qui les rendait peu accueillant à tout étranger au pays. Le manque qu’elle en ressentit lui fit prendre conscience qu’elle s’était toujours senti étrangère dans sa famille et qu’elle se sentait mieux à l’extérieur de chez elle, avec des amis ou des personnes de rencontre. Étrangère depuis toujours ? Peut-être pas !
Cette question fit son chemin pendant qu’elle sentait la nécessité de s’affirmer dans son identité personnelle (au-delà l’identité nationale qui lui collait comme une étiquette) afin de se faire accepter comme personne intéressante en elle-même auprès des personnes du pays qu’elle côtoyait. S’en tenir au réseau français aurait été comme rester étouffée par sa famille.
La question « Depuis quand je me sens étrangère dans la famille ? » prit de l’acuité lorsque s’installa la période de nuit presque continue. L’absence de lumière durant le jour et la distance kilométrique qui la rassurait quant à une emprise familiale qu’elle craignait sans la comprendre aboutirent à un lâcher prise qui favorisa l’émergence de nombreux souvenirs. Il y eut, en particulier, celui d’abus sexuels qu’elle avait tenté d’effacer, car, à l’époque, quand elle en avait parlé, elle avait été traité de « folle ». Elle voulait être considérée comme « normale ». Elle avait rencogné tout cela dans un fond obscur. Jusque là, il avait été évident pour elle qu’elle abandonnait cet épisode à un passé sur lequel elle ne reviendrait plus. Mais, elle faisait l’expérience réelle de ce qui semblait devoir être une nuit éternelle. Des liens se firent entre la nuit de la « folie », l’irréalité créée en elle par le non-dit imposé et la complicité qui l’unissait à sa famille par ce non-dit. Elle prit la résolution de provoquer et d’affronter le scandale familial lors d’un congé de quelques jours qui la ramenait en France. Il y eut, effectivement, choc et incompréhension, puis les parents acceptèrent de réfléchir, et ensuite, de débattre avec leurs enfants.
À chaque fois, Elsa instaurait un encrage de son lieu dans le réel de la séance en décrivant la pièce où elle se trouvait (chambre ou salle de séjour), où était situé son siège dans la pièce, ce qu’elle voyait de sa fenêtre, le temps qu’il faisait, l’évolution du jour ou de la nuit. Ce protocole, en début de séance, venait d’elle. Dans son cas, le fil du téléphone fut le lien qui la reliait à ses racines quant à son pays de naissance et quant à son identité. La distance kilométrique lui était nécessaire pour se trouver, prendre son indépendance et se différencier de sa famille. En même temps, il était important que la proximité vocale du thérapeute réduise cette distance en lui rappelant que le cadre thérapeutique créait l’espace nécessaire et sécurisant pour que ses mots trouvent leur voie d’expression et que sa parole se déploie.