Comme membre du département santé d’ATD Quart-Monde, j’ai été, en 2012, coauteur de l’étude Mal être et pauvreté pour le Ministère de la santé. À l’occasion de sa publication par ATD Quart-Monde, j’en ai rédigé la synthèse qui suit
Le mal être est la difficulté à être soi, à s’affirmer dans son identité face à l’autre. Il en découle une difficulté à se vivre soi dans son identité propre pour s’ouvrir à l’altérité de l’autre, pour donner, recevoir, échanger, dialoguer… C’est cette dimension que nous avons choisi d’explorer dans cette étude en posant comme préalable que le mal être psychologique n’a rien à voir avec les problèmes voire les maladies psychiques qui sont d’un ordre tout autre, même s’il en emprunte parfois certaines caractéristiques. Le corrélat entre très grande pauvreté et maladie psychique vient du courant littéraire réaliste qui a grossi le trait pour illustrer des thèses sociales. Ce que les auteurs décrivaient était véridique, mais déformé par un parti pris tragique qui mettait en avant la fatalité du désespoir. De ce fait, ils ont ignoré, ou peu montré, l’humanité, les valeurs, les forces de ces hommes et de ces femmes qui s’appuient dans leur parcours difficile sur l’espérance, la fierté, la dignité d’être soi, le partage par la solidarité.
De rares auteurs (tels Louis Guilloux) ont décrit, eux aussi, la misère et le dénuement de la grande pauvreté mais ils ont montré que le sordide n’était pas le terme obligé qui les accompagnait. Les militants du laboratoire d’idée qui ont participé à cette étude le confirment et prouvent, par leurs témoignages, que l’épuisement moral et physique provoquent, à la longue, des signes de dépression, qui ne sont pas pour autant les prémices d’une pathologie psychique qui serait en train de s’installer.
Une partie de la science médicale et psychologique a progressé en s’appuyant sur ce qui n’allait pas, sur ce qui était anomalie ou dysfonctionnement. De ce fait, elle a eu tendance à privilégier les phénomènes minoritaires qui prouvaient leurs hypothèses. Cette vision qui néglige le phénomène majoritaire de la normalité et du non pathologique a été dénoncé par Boris Cyrulnik dans son livre « Un Merveilleux malheur » où il explique que, parmi ceux qui ont subi des chocs ou des violences, on s’intéresse beaucoup plus aux 20% qui ne s’en sont pas remis qu’aux 80% qui ont réussi à bâtir une vie normale. Ainsi vaudrait-il mieux accepter le constat que la plupart des personnes concernées arrivent à reconstruire un équilibre et une vie au-delà des traumatismes subis et de leurs conséquences.
Lorsqu’il s’agit de la bonne santé psychologique des très pauvres, le problème ne se situe pas en référence à un événement bouleversant ou traumatique, mais à une succession qui, dans la répétition au long d’une vie, use la personne physiquement, moralement, psychologiquement dans l’estime qu’elle a d’elle jusqu’à douter de son identité propre. Cela pourrait se résumer par une affirmation telle que : « Je me sens mal dans mon être. J’ai l’impression de mal faire pour moi et pour les autres. » Mais d’où provient l’impression de mal faire ?
On découvre alors que la notion de mal être est aussi complexe que ce qu’a pu être la vie de la personne qui l’éprouve. Il y a d’abord un excès de stress du fait de l’incertitude matérielle pour le lendemain et de la tension morale qui en résulte quant à la difficulté à assurer le vivre et le couvert pour sa famille et plus particulièrement, les enfants : la peur d’en être séparé par une mesure de sauvegarde ressemble à une épée de Damoclès perpétuelle. Il y a la multiplication des aller et retour entre petite aisance économique et grande pauvreté du fait de la précarité d’un emploi, d’un accident, d’une maladie, d’un décès, d’une mauvaise gestion budgétaire. Pour ceux qui subissent ce type de yoyo, il en résulte une fragilité dans la structure intérieure. La cohésion sociale à l’intérieur d’un quartier est un antidote puissant lorsqu’une personne qui se débat dans les pires difficultés matérielles et morales se trouve en lien avec un réseau amical, familial, de voisinage qui se mobilise solidairement. Cela donne une base à l’identité personnelle et à son affirmation, au sentiment de dignité et à la satisfaction de l’estime de soi puisque cette solidarité prouve à celui ou celle qui en est l’objet qu’il ou elle est aimable, estimable. Le stress dû à l’accumulation de problèmes diminue alors d’un cran, car il n’y a plus la crainte d’être seul à les affronter. Or les déplacements de plus en plus fréquents des plus pauvres (rénovations urbaines, expulsions, relogements lointains, séparations de couples…) ne peuvent qu’installer un mal être en germe ou le renforcer en généralisant une précarité affective qui se surajoute à celles déjà existantes.
Nous avons choisi d’écrire « mal être » sans trait d’union parce que c’est l’absence de trait d’union social, affectif, administratif… qui est à l’origine du mal être que les participants au laboratoire d’idées ont accepté d’explorer avec nous. Le trait d’union symbolise ce que la personne demande pour se sentir reconnue telle qu’elle est dans son identité propre et unique. Se sentir reconnu, ce serait que d’autres arrêtent de vous mettre dans une case, une catégorie sociale ou vous fige dans une appartenance (à un quartier, par exemple). Appartenance réelle ou supposée qui donne la possibilité à quelqu’un de vous juger, de vous jauger hors de toute considération objective de votre personne en elle même. Se trouver en face d’un interlocuteur qui sait mieux que vous qui vous êtes au vu d’un dossier qui date parfois de bien des années en arrière. Se heurter à un interlocuteur qui sait ce qui est bon, peut-être pas pour vous, mais pour un quartier, une ville, une communauté, un projet d’urbanisme. Le dialogue inexistant du fait du pré-jugé signifie l’impossibilité du trait d’union qui amorcerait la sortie du mal être pour soi.
Le mal être, c’est la quête incessante d’une place sociale, d’un habitat que d’autres renâclent à donner sous des prétextes d’illégitimité. Le mal être, c’est à la fois un manque et un trop plein. Manque de stabilité, manque affectif, manque matériel et économique, manque d’emploi, manque d’interlocuteurs capables d’appréhender des situations complexes et de créer la relation de confiance qui débouchera sur des solutions durable. Trop plein de problèmes qui s’entrecroisent, s’emmêlent, s’emberlificotent ; trop plein de dettes ; trop plein de dépendances financières, économiques, institutionnelles ; trop plein d’attentes posées sur soi de la part d’autrui.
Nous appuyant sur les témoignages des militants, nous avons cherché, au long de cette étude, à explorer les divers strates et composantes intérieures que recouvre la notion de mal être ainsi que les causes extérieures qui l’induisent (problèmes liés à l’habitat, aux aléas de la vie, à l’économique, à l’emploi, à la famille…). Nous avons aussi voulu mettre en lumière la capacité de résilience, de rebond, de reconstruction d’un équilibre après chaque choc subi alors qu’en général, l’accent est plutôt mis sur les fragilités et vulnérabilités induites par ces chocs.
Au cours de ce travail, c’est l’analyse des déterminants et facteurs d’influence de la souffrance morale dans la vie de misère qui a été recherchée plus que les manifestations cliniques elles-mêmes. Les personnes ont évité de restreindre leurs souffrances à leurs médicaments. Elles ont réaffirmé la pertinence de leur compréhension de ce mal qui repose avec acuité les question de la lutte contre la misère et son cortège de souffrances morales et physiques, autant de violences faites aux plus pauvres dans une sérénité ambiante et dans une acceptation sociale incompréhensibles pour eux.
Bloquée par sa situation économique et sociale, une personne peut se trouver en état de sidération et devenir passive. Elle peut se replier sur elle ou, en réaction, réaliser une fuite en avant avec des consommations de bien être immédiat. Cependant, ces situations ne sont pas inéluctables. Les participants au laboratoire d’idée en sont le témoignage. Elles sont sorties de la solitude, ont osé renouer des relations sociales. Certaines n’ont commencé à parler qu’au bout d’un an de présence dans le laboratoire d’idée. Au cours de leurs échanges, elles se rendent compte que leurs difficultés sont moins dues à des défaillances individuelles qu’à des problèmes dans leur environnement quotidien immédiat.
Au-delà des facteurs individuels, les transformations de la société ont modifié le tissu relationnel et ses règles. Moins de convivialité, mais plus grande précarisation de la cellule familiale (qui était déjà mise à mal par des placements) à cause des pertes tant affectives que d’encadrement. S’y ajoutent un environnement souvent délétère, les conséquences d’habitats indignes ou mal entretenus, une frustration face à des invitations injonctives à l’achat et une culpabilisation face à l’impossibilité de mettre en œuvre les divers messages incitant à prendre en main sa santé.
Ce travail voulu mettre en évidence l’importance des valeurs de respect et d’entraide. Il insiste sur la réhabilitation du rôle de parent et l’attention nécessaire portée à l’enfance. Les plus pauvres souhaitent être des partenaires écoutés pour les solutions aux problèmes qui les concernent ; que les aides mises en place respectent les personnes en leur laissant d’importantes responsabilités pour éviter que les mesures soient décidées pour elles mais sans elles ; qu’il y ait des accompagnements pour qu’ils puissent résoudre leurs difficultés, tant matérielles qu’existentielles, plutôt qu’un tiers se substitue à eux (cela éviterait le traitement du symptôme qui déplace le problème sur un autre plan ou le suspend durant un certain laps de temps avant qu’il ne resurgisse) ; au lieu de mesures toutes faites et radicales, que les institutions acceptent de s’adapter à une situation globale au lieu de la parcelliser difficulté par difficulté.
Jeanne-Dominique Billiotte
Praticienne en Analyse psycho organique