Sommaire
Je suis réveillée par le carillon allègre et joyeux d’une église proche qui lance trois séries de doubles croches suivies d’une note plus longue : mi mi/sol sol/fa sol/mi. C’est comme le début d’une danse… crétoise, bien entendu. En attendant l’heure du déjeuner, je m’installe à l’autre bout de la chambre devant une baie vitrée qui me donne à voir un pan de montagne et un pan de mer. Superbe ! Je déploie notre carte routière pour me faire une idée du plan de Rethymno. Ô surprise, j’y découvre une église dédiée à Agios Nektarios. Encore un peu de mon enfance qui surgit. Saint-Nectaire que je croyais si auvergnat était donc grec avec des accointances crétoises ?
Ascenseur vers le cinquième étage pour le petit-déjeuner. Au buffet, vaste choix d’une cuisine internationale qui, ouf ! n’a pas oublié la crétoise. Nous sommes un peu perdus et tout de suite repérés par une matrone énergique qui nous donne instructions et renseignements. Nos plateaux garnis, nous laissons la salle-à-manger à ceux qui le désirent et nous dirigeons vers la terrasse entièrement protégées par des vitres : nous allons ainsi accompagner le début de notre journée par le plaisir de côtoyer une montagne dont le flanc est à quelques mètres, à vue de nez (qui, comme chacun sait a des notions de distances très approximatives) et nous régaler d’un vaste panorama sur le port au large duquel mouille un de ces seigneurs croisiéristes des mers. Au-delà, la mer étend son infini. Et nous profitons de tout cela sans les désagréments d’un vent frisquet qui fait sentir sa fraîcheur par quelques petites ouvertures. Autour de nous, des familles avec des enfants fort jeunes ou plus âgés, des cadres qui mangent et boivent avec un œil sur leur tablette ou leur ordinateur, des relations d’affaires centrés sur des discussions fort sérieuses. D’une table à l’autre, les sons se mêlent, s’entrelacent en grec, en anglais, en néerlandais, en allemand, en scandinave, en italien…
Retour à notre chambre dont je fais une inspection plus approfondie que la veille. Elle est vaste avec coin lit et coin salon. La kitchenette annoncée sur le site de l’hôtel est là : frigidaire, évier, plaques chauffantes, bouilloire électrique ; ni vaisselle, ni batterie de cuisine. On est dans une autre dimension qu’à Archanes. La porte-fenêtre qui longe le lit s’ouvre sur un balcon ; il vaut mieux que les peaux sensibles ne s’y exposent pas. Au vue de la moustiquaire qui la double comme une grille protectrice, D. a tout de suite compris quelle était la faune principale des parages et il frémit chaque fois que je fais mine de mettre le nez dehors.
Quelques coutumes et légendes crétoises
Un appel téléphonique de l’accueil nous cueille dans notre chambre au moment où nous allons la quitter. C’est le début d’une journée sur le flanc nord du Psiloritis. Notre guide et chauffeur pour la journée nous attend en bas. Il s’appelle Vincent et propose immédiatement que nous nous appelions par nos prénoms. Nous sommes assez rapidement sur la route nationale que nous quitterons bientôt pour entrer dans l’intérieur des terres. Je profite de ce moment encore urbain pour poser une question :
« Vincent, pourquoi les toits des maisons sont inachevés ?
– Vous voulez parler des piques métalliques pour béton armé qui dépassent aux quatre coins des toits ? Elles ne signifient pas que les toits sont inachevés mais que les Crétois sont très prévoyants et sont toujours à préparer l’avenir de leurs enfants. Quand l’un d’eux se mariera, ces tringles serviront de base pour la construction d’un étage supérieur, cadeau de mariage des parents au nouveau couple. Ce cadeau n’est pas toujours apprécié à sa juste valeur par certains jeunes couples qui souhaiteraient un peu plus de distance avec leurs parents. »
Dès que nous quittons la grand-route, nous sommes dominés par une masse conique qui nous accompagnera tout au long de cette journée. Le Psiloritis, alias Ida, domine le centre de la Crète, ample massif aux gradins calcaires de plus en plus nus, au fur et à mesure que l’on monte. Le mont Stavros, plus haut sommet de l’île avec 2456m, manifeste sa singularité par un chapeau blanc au cours de l’hiver et du printemps qu’il n’accepte de quit-ter que lorsque s’annonce l’été. Au nord, il domine la vallée fertile et densément peuplée du Mylopotamos qui coule à l’abri du chaînon côtier qui longe la mer de Crète. Au sud, ses pentes se fracassent dans le golfe de Messara, et le fait qu’elles descendent directement dans la mer les privent des eaux qui pourraient irriguer leur territoire. Regarder une carte détaillée du massif et de son environnement permet de comprendre un certain nombre de choses : par exemple pourquoi le Mont Idi (Ida) est le seul des trois massifs crétois à avoir changé de nom depuis l’Antiquité. Idi (Ida) signifie « très boisé », or la carte le représente comme une énorme surface blanche ponctuée des seuls chiffres des principaux sommets. Seuls les versants sud et sud-ouest présentent l’étroite bande verte qui signale les zones de forêts et maquis. Rien d’étonnant donc à ce qu’un jour les habitants aient troqué un nom qui n’avait plus aucune signification contre celui de Psiloritis (Haut Mont). Ce n’est pas d’aujourd’hui, ni d’hier que le Mont Ida questionne les scientifiques. C’est ainsi que dans un de ses ouvrages où il traite de l’influence des vents, le botaniste et naturaliste Théophraste (-371 – -288), élève d’Aristote, remarque que sur la façade nord du Mont Ida, comme sur les autres massifs crétois, existent les traces et ruines de nombreuses villes ou villages qui ont été abandonnés avec toutes leurs cultures. Il se demande si les causes n’en sont pas dues à des changements climatiques (fortes pluies, tempêtes plus nombreuses)
« Vincent, pourquoi dit-on « Haut-Mont » pour cette montagne alors que les Lefka ori sont de hauteur équivalente. ?
– Équivalent ne veut pas dire de même hauteur. Les Montagnes blanches culminent à 2452m, le Psiloritis à 2457m. Il y a quelques années, les hommes politiques de ces montagnes ont voulu effacer cette différence en augmen-tant artificiellement la hauteur du Mont Pachnès, le point le plus haut. Ils firent venir des tonnes et des tonnes de terre et de graviers. Pendant des jours, des noria de camions empruntèrent les routes de ce sommet pour y déver-ser leur cargaison. Un jour, les journaux annoncèrent que le Mont Pachnès dépassaient le Psiloritis de deux mètres…
– Et alors ?
– La saison des pluies arriva. Et dans ce pays, quand ça pleut, ça pleut bien, dru et fort. Sans végétation pour la retenir, l’eau ravine avec violence.
– C’est ce qui se passa au Mont Pachnès.
– Oui ! Les deux centimètres de plus et les autres furent emportés »
Maintenant, Vincent que j’écoute de mes deux oreilles aborde les légendes, cette mythologie qui conforte la pri-mauté de la Crète sur l’histoire grecque tout en l’arrimant à celle du continent. Le flanc nord du Mont Ida ? Ne levez pas le doigt tous ensemble pour donner la réponse. Zeus et le Mont Ida ! Un jour Ida, la nymphe au grand cœur, vit arriver dans son antre la déesse Rhéa, lasse de voir ses enfants dévorés à peine nés par leur père Kronos. Elle voulait accoucher loin de son époux et dans le plus grand secret. Ainsi naquit Zeus allaité par Amalthée dont on ne sait si elle était nymphe ou chèvre et élevé par Ida jusqu’à ce qu’il ait assez de force pour aller dire à son père ce qu’il pensait des auteurs d’infanticides. Au cours des premiers mois du bébé, la nymphe demanda à ses copains, les frères Courètes, de faire ce qu’il fallait pour couvrir les vagissements du tout petit. Les quatre frères s’amusèrent donc à faire le maximum de vacarme dans des danses où ils criaient, chantaient, entrechoquaient leurs lances et leurs boucliers. Pour faire pleine mesure, ils devaient s’échauffer sur un sirtaki avant de passer à un pentozalis à cinq pas bien frappés dont certains veulent croire qu’il l’ont inventé. Ils auraient pu tout aussi bien choisir une danse de Crète centrale : le maléviziotis, alias kastrinos, alias pidichtos, vive, rapide et difficile.
l’agriculture traditionnelle
Après la mythologie, Vincent aborde maintenant le chapitre de l’agriculture. Je prends des notes pour vous en faire un exposé le plus fidèle possible. Prendre des notes en voiture, je n’en ai jamais été capable : baisser la tête me donnait la nausée. Eh bien, cher lecteur, pour votre édification et votre culture, j’ai pu le faire.
Climats et biotopes
En Crète, les grandes différences d’altitude génèrent un étagement de la végétation. L’intérieur des terres et le haut des montagnes connaissent de fortes variations saisonnières de type continental : sec pendant l’été, pluvieux et froid pendant l’hiver. Dans les collines et les plaines côtières, le climat tempéré avec hiver doux, étés chauds et brise ou vent en continu génère une végétation constituée de plantes capables de résister au climat sec : oliviers, pins d’Alep, chênes, araucarias-pins de Norfolk. À partir de 1000m, les conifères se trouvent à l’aise mais cèdent la place aux plantes rases dans les hautes montagnes. Pour les oliviers, vignes et figuiers leur idéal se situe entre 300 et 800m sur des plateaux protégés, terrasses, coteaux. Les agrumes, aubergines, courgettes, tomates dont il est fait une telle consommation que les habitants sont persuadés que ce sont des plantes endémiques ont été introduits par les Perses (agrumes) et par les explorateurs d’Amérique centrale. En revanche, le safran était abondamment utilisé par les anciens comme assaisonnement et comme pigment.
De façon plus précise pour les passionnés de botanique, les biotopes se répartissent en zone côtière, zone plate, zone semi-montagneuse, zone montagneuse, zone préalpine et zone alpine. Ces biotopes sont la conséquence des vents du nord qui traversent la Mer Égée conjuguée à celle des vents chauds qui accourent depuis l’Afrique du Nord.
La zone côtière se trouve sur la bordure du rivage que la mer n’atteint pas. La zone plate étage, jusqu’à 300 mètres, des plaines, des collines peu élevées ou la partie basse des montagnes. Dans la zone semi-montagneuse, entre 300 et 800 mètres, se côtoient les arbustes et maquis typiques du bassin méditerranéen (caroubier, pin de Calabre, arbre de Judée). La zone montagneuse, de 800 à 1800m, abrite les trois grands plateaux d’Omalos, de Lassithi et de Nida. C’est le domaine des oiseaux de proie, tels le gypaète barbu, l’aigle royal, le vautour fauve. C’est aussi la zone d’élection du chamois crétois dont les voyageurs des 17ème et 18ème siècle mentionnent qu’ils vivaient en grands troupeaux alors qu’il a maintenant quasiment disparu et subsiste en faibles populations dans les gorges de Samaria. On y trouve des feuillus dans les partis basses (chêne kermès, érable crétois), des pins et des cyprès dans les parties hautes.
La zone sous-alpine, entre 1800 et 2000m, connaît un enneigement plus court et des étés plus chauds que la zone alpine. Les forêts d’origine ont disparu et on peut imaginer qu’y poussaient le même type de plantations qu’en Grèce continentale et au Péloponnèse. Seuls les chamois montent à cette altitude, en été, au-dessus des gorges de Samaria. On les aperçoit, parfois sur les sommets abrupts du Guiguillos. La zone alpine commence à 2200m et concerne deux des trois massifs montagneux de l’île : celui du Psiloritis (Idi) et celui des Lefka ori. À l’ouest, les Lefka ori (« montagnes blanches ») culminent à 2453m. Au centre, le massif du Psiloritis culmine à 2456m. Les monts de Sitia ou de Dikti, à l’est, culminent à 2148m. Sur ces trois massifs, deux ont gardé le nom qui était le leur dans l’Antiquité. Elles sont enneigées jusqu’à fin avril et leurs sommets peuvent rester blancs jusqu’à fin juin. À l’intérieur de ces massifs, un ruissellement intense a créé des grottes, des ravins, des gorges qui ont leurs propres caractéristiques naturelles. Les gorges traversent l’île du nord au sud en partant des zones mon-tagneuses ou semi-montagneuses pour se heurter à la mer qui leur succède. La plupart des plantes strictement crétoises se trouvent là parce que la configuration offre aux plantes et à la faune des conditions particulières de température, d’humidité et d’éclairage.
Pendant longtemps, la Crète fut une région où la profusion des arbres était telle que dans l’Antiquité, elle tirait une grande partie de sa prospérité économique de l’exploitation de ses forêts et de l’exportation de son bois dans les pays voisins. Hérodote parle de la Crète comme d’une île couverte d’arbres à l’ombre dense. Durant l’empire vénitien, ces forêts furent protégées car le bois était une matière stratégique et vitale pour la maintenance de la flotte et son renouvellement . En 1518, un voyageur français est impressionné par la densité des forêts qui en-tourent Handaka (Iraklio). Il mentionne également qu’il y a tellement d’oiseaux de proie que les paysans les tuent pour vendre leurs ailes aux fabricants de flèches. Les moutons sauvages paissent en abondance dans les mon-tagnes. Son climat, sa fertilité, ses forêts de cyprès montagnards, l’abondance des chamois font la réputation de l’île.
Malgré ces commentaires élogieux sur la préservation de la nature par les Vénitiens, la réalité est un peu plus nuancée. Afin d’engranger d’importants gains économiques, ils bousculèrent, de façon notable, l’équilibre rural existant : développement de la vigne partout où cela était possible afin d’exporter du vin dans une grande partie de l’Europe de l’Est, jusqu’en Pologne. Instauration de champs de canne à sucre dont le rendement insatisfaisant les fit disparaître du paysage pour y faire place au coton. Quant à la culture des céréales, c’est sous leur domination qu’elle se mit à diminuer fortement. Ils interdirent la culture du blé dans certaines contrées parce qu’ils voulaient empêcher une trop grande concentration des serfs dont c’était la spécialité. Ces serfs étaient attribués, en nombre restreint, à chaque colon qui recevait un lot de terres confisquées. Descendants des anciens occupants sarrazins, ils étaient considérés comme peu fiables : il fallait donc éviter toute possibilité qu’ils se constituent en groupe hostile. D’autre part, en interdisant sa culture dans certains lieux, les autorités centrales voulaient éviter que le blé soit stocké dans des bases de ravitaillement prévues pour des révoltés potentiels. C’est ainsi que la Crète devint dépendante des exportations pour cette denrée particulière.
Pourtant, nombre d’auteurs notent que la dégradation de la nature commence véritablement avec l’arrivée des Ottomans et ce, pour trois raisons : ils imposent un impôt par capitation, calculé sur la base des têtes composant une famille, ce qui obligent certaines de ces familles à abattre des arbres pour s’en acquitter ; ils déplacent les ha-bitants vers les montagnes pour sécuriser les côtes et leur habitat ; ils développent leur élevage en brûlant des forêts pour avoir des zones de pâturages toujours plus grandes et toujours renouvelées. Jusqu’il y a peu, les ber-gers continuaient à faire des brûlis pour les pâtures de leurs chèvres et moutons. Nombre de toponymes gardent le souvenir des temps boisés : Platania – Platanos – Prines (prunus) – Astyraki (le petit styrax : arbuste nommé aussi « aliboufier » dont les fleurs blanches ressemblent à celles du fuschia)… Il existe une quatrième explication à cette dégradation avec l’accord commercial conclu, en 1674, entre Ottomans et Français. Cet accord –les Nouvelles capitulations– accorde la libre circulation aux navires français sur toute la Méditerranée occidentale. Les Français recherchaient l’huile d’olive pour les savonneries de Marseille, la soie pour les tisseurs lyonnais, la cire pour les fabricants de bougie. Pour répondre à la demande, les plantations d’oliviers se multiplièrent ainsi que celles de mûriers pour les vers à soie et l’installation de ruches se fit en plus grand nombre.
Petit calendrier agricole
Autant préciser tout de suite les conditions climatiques des activités agricoles. Les mois les plus chauds vont de juin à septembre ; les mois les plus froids sont janvier et février ; les mois où il y a le plus de précipitations sont novembre, décembre, janvier, sachant qu’elles continuent jusqu’à la fin du printemps… ou continuaient car la ten-dance est désormais à deux saisons, une humide et une sèche.
L’olivier
À tout seigneur tout honneur, commençons par l’olivier qui se compte en millions de plants, trente-cinq millions pour être précis. Il est cultivé en plaine et en zone semi-montagneuse, sur des coteaux ou des terrasses : quatre-vingts pour cent sont récoltés. Les autres sont sauvages ou le sont devenus car si-tués dans des zones difficiles d’accès ou trop pentues. Cet arbre vivrier a été importé d’Asie mineure ou d’Afrique, il y a 3000 ans, par les Minoens. Planté en lignes parallèles, il commence à donner des fruits au bout de 3 ou 4 ans et atteint le sommet de sa production entre 30 et 40 ans. Il continue à produire jusqu’à 150 ans, sachant que certains spécimens qui datent du 18ème siècle donnent encore 300kg d’olives. Sa culture a connu une grande expansion après la con-quête ottomane. Il faut cinq kilos d’olives, environ, pour donner un litre d’huile.
La récolte débute fin septembre : à la main, à la gaule, à la gaule mécanique. On cueille les fruits selon le degré de maturation que l’on veut avoir, car l’olive peut être cueillie verte, jaune, violacée ou noire. Plus le fruit est avancé dans sa maturation, plus grande sera la quantité d’huile obtenue. C’est un moment de retrouvailles entre familles et entre villageois : tous ensemble, membres du village, membres de la famille dont certains reviennent de la côte pour l’occasion. Les femmes et les enfants manient le peigne ou la gaule et disposent les filets de récolte, tandis que les homme se réservent la gaule mécanique beaucoup plus physique et fatigante à manier. La récolte se ter-mine en février et l’espace dégagé entre les rangées devient lieu de pâture pour les porcs, chèvres, moutons.
L’hiver
D‘octobre à février, période des poulets, porcs, chèvres, brebis. Début octobre, sur la partie occidentale de l’île, fin des légumes d’été (tomates, concombres, poivrons, aubergines, haricots verts, épinards, fenouils, artichauts, pastèques, melons), et début des légumes d’hiver (fèves, cucurbitacées, pommes de terre, haricots secs, chi-corées, pois chiches, pois secs, lentilles, gesses, lupins…). La partie orientale prend le relais et maintient une pro-duction annuelle de tomates dans des serres qui succèdent aux potagers et aux maraîchers pour la période hivernale. Il en est de même pour les bananes. Installées sur le rebord côtier, ces serres posent un problème quant à la préservation des paysages et aussi de la faune et de la flore qui lui sont spécifiques ; faune et flore d’autant plus vulnérables que la zone qui leur est favorable est étroite.
L’agriculture aujourd’hui
L‘agriculture traditionnelle est en déclin. Elle comprenait la culture extensive des céréales, des vignes, des oliveraies sèches, des gesses, fèves, lin, thé des montagnes, origan. L’élevage était ovin et caprin. Les noix et les châtaignes produisaient, au-dessus de 700m, l’huile et la farine dont les habitants avaient besoin. À ces cultures a été substituée une spécialisation par zones géographiques. Aux pourtours d’Iraklio, les raisins secs ; dans les plaines de Malia et de Messara, les légumes primeurs : tomates, concombres, aubergines, salades, bananes… À Ierapetra, des serres ont été implantées sur les zones planes et des collines ont été entièrement arasées pour en créer d’autres. Parallèlement, l’irrigation a connu une ex-tension spectaculaire. 47% des terres cultivables sont consacrées aux oliviers, 22% aux vignes (raisin de table, raisin de Smyrne, raisin à vin). Pour les vignes, il faut ajouter les petites parcelles que chaque propriétaire terrien tient à garder pour élaborer son propre vin et sa propre tsikoudia destinés à une consommation locale et personnelle. Nombre de propriétaires terriens sont des citadins qui ont conservé une parcelle de terre à laquelle ils consacrent le temps nécessaire, le moment venu. C’est ainsi que malgré l’urbanisation de l’île, se maintiennent des liens forts avec l’arrière-pays, ce qui contribuent à la vitalité de la civilisation ancestrale. Selon notre guide, les vins blancs sont corrects, les vins rouges sont plus ou moins piquants car les raisins sont cueillis trop tôt.
Le caroubier occupe une place spéciale car il appartient à la fois à la culture traditionnelle et à la culture moderne. Cet arbre, sauvage ou cultivé, se trouve dans les zones plates et les zones de moyenne montagne. Ses cosses et les graines qu’elles contiennent ont pourvu, pendant des siècles, les habitants en complément alimentaire très énergisant et riche en vitamines autant pour les humains que pour les animaux : le fils prodigue de la parabole de l’Évangile selon Saint Luc regrette que, quand il avait faim, personne ne lui ait donné ne serait-ce que les caroubes dont se régalaient les cochons. Utilisé comme médicament pour certains maux, il fut très utile, lors des disettes, en farine pour des pâtes ou du pain, en sucre naturel. Pour assurer les apports vitaminiques et énergétiques nécessaires à leur croissance, on donnait aux enfants des cosses-sucette. Les jeunes mères en donnaient aux nourrissons pour éviter les régurgitations. Quant aux animaux, ils aiment, encore de nos jours, son goût chocolaté. Les Arabes en étaient également très friands, mais pour des raisons de poids. Persuadés que les graines de ca-roube ont toujours la même masse, ils en firent leur étalon dans le commerce des pierres précieuses. Le carat, qui n’est que le caroube en prononciation arabe, devint ainsi la mesure universelle de ce commerce. Actuellement, redécouvert et recultivé pour la matière première que l’on extrait de la pulpe de ses gousses (farine) ou de ses graines (gomme), le caroubier est devenu « l’or noir » de la Crète » : les industries alimentaire, papetière, pharmaceutique et quelques autres l’apprécient comme épaississant.
Pour qu’il y ait culture et agriculture, soleil et climat tempéré sont des atouts de taille. Encore faut-il que l’élément eau n’y fasse pas obstacle. Selon les statistiques de 2014, la pluviométrie était de 500mm sur les zones littorales du Nord et de l’Ouest, de 1000mm en montagne et de 200 à 300mm au Sud et à l’Est. Soleil, climat, eau… un petit coup de pouce financier en plus ? Chez nous, c’est une évidence que la Politique Agricole Commune de l’Europe a été pour beaucoup dans l’essor économique et la modernisation de notre agriculture. De fait, elle a peu profité à la Grèce en général : sont en cause la petite taille des exploitations, une faible productivité, des coûts d’exploi-tation en forte hausse qui ont fait appel d’air pour les importations européennes au détriment de la production locale. En Grèce, la moyenne des exploitations est de 4,8ha contre 16,4ha dans le reste de l’Europe, sachant que la fourchette se situe entre 2ha et 100ha, et qu’il y a une grosse proportion de très petites exploitations. Cette moyenne, ne signifie pas grand chose, car elle ne tient pas compte de la différence de revenu à l’hectare selon qu’il s’agit d’une petite exploitation située en zone très fertile, ou d’une grande exploitation située en montagne pour la pratique d’un élevage extensif. Entre 2009 et 2012, les coûts de production ont augmenté de 22%, les ali-ments pour bétail de 31%, l’énergie de 64% et les impôts de 93%, amenant une réduction du revenu agricole de moins 20%. Pour le carburant, il n’y a pas de détaxation du gasoil, comme en France. Seule, la TVA est rembour-sée quant elle concerne les déplacements professionnels. Parce qu’elle est autosuffisante, la Crète a moins souf-fert que le reste du pays, même si elle partage certains constats de ce tableau qui l’ont encouragée à abandonner la culture extensive traditionnelle pour se tourner vers une culture intensive et se mettre ainsi en position de con-currence avec d’autres pays d’Europe. Au cours du trajet en voiture, Vincent nous donne ainsi nombre de rensei-gnements que je note le plus scrupuleusement possible pour les affiner par la suite.
Encore un peu de mythologie ?
Après l’instruction agricole, notre guide reprend le récit des légendes propres à la région que nous parcourons. J’en ai retenu une qui me semble caractéristique de l’esprit minoen d’avant les con-quêtes doriennes. Elle est attachée au versant nord du Psiloritis et à la région du Mylopotamos. Il y a bien longtemps, Talos, un géant de bronze, était le garant que l’île était protégée et le serait toujours. C’était un cadeau de Zeus à Europe. En plus d’un chien qui ne laissait échapper aucune proie et d’un pieu qui ne ra-tait jamais son but, il avait offert à sa belle cet automate forgé par Héphaïstos : tous ces cadeaux traduisent le sentiment de sécurité absolue qui régna dans l’île jusqu’à une certaine époque, la confiance de ses habitants en leurs capacités guerrières pour contenir à dis-tance toute attaque venant de la mer, l’impression d’invincibilité qu’elle imposa à l’extérieur.
Talos habitait dans une grotte de la montagne. Trois fois par jour, l’automate en cuivre et en métal faisait le tour de l’île, surveillait les voiles à l’horizon et jetait des blocs de roches à tout navire étranger qui approchait : « Talos, l’homme d’airain, avec des blocs détachés d’une solide falaise, les empêchait d’attacher les amarres à la terre ». Ainsi décrit par Apollonios de Rhodes, à la fin du 3ème siècle av. J.-C., dans son poème épique Les Argonautiques, Talos protégeait le territoire de tout envahisseur et empêchait les habitants d’aller se perdre sur l’étendue liquide, sauf s’ils en avaient reçu l’autorisation de Minos. Comme pour Achille, une de ses chevilles avait une faiblesse articulaire. Lorsque Jason et ses argonautes arrivèrent sur l’île, Talos les empêcha d’aborder. Médée, la sorcière qui se trouvait à bord, trouva moyen de le rendre furieux au point qu’il se déchira la cheville sur un rocher. En mourant, il ôta à l’île une protection qu’elle avait cru éternelle et ouvrit une possibilité d’abordage à tout groupe assez puissant ou assez rusé.
Au fil de mes recherches pour compléter mes connaissances mythologiques, j’ai constaté que ces légendes étaient toujours en lien avec des faits réels. Compte tenu de la réputation en métallurgie de certains sites crétois, je me demande si Talos n’était pas un homme en armure qui arborait, de ce fait, une stature formidable. Vue de la mer, l’armure brillante au soleil devait inspirer crainte ou effroi aux navires qui passaient aux abords de l’île et stimuler l’imaginaire des marins. La façon dont Médée s’est débarrassé du géant serait alors logique.
Damavolos, dans la vallée du Mylopotamos ou la désertification à l’oeuvre
Mylopotamos : fleuve des moulins
Tout en remplissant parfaitement son rôle de guide, Vincent nous a menés dans le dème de Mylopotamos qui fut créé, en 2011, par la fusion de trois dèmes. Sa surface est de 33 790 ha, sa population de 14 363 habitants pour une densité de 43 habitants au kilomètres carré. Au nord du Psiloritis, le fleuve des moulins ou fleuve nourricier a creu-sé, dans une coulée profonde, la grande voie de passage qui s’enfonce parallèlement à la mer dans la province de Réthymno. Les versants de cette vallée sont très contrastés. D’un côté, dominent les pyramides nettes et sèches du Kouloukonas, massif qui n’abrite aucun en-semble de maisons digne d’être représenté sur la carte, si bien que le monastère de Vossakos y fait une tache de vie incongrue. Les villages et bourgades préfèrent s’agglutiner sur l’autre versant, là où ravines et vallons drainent l’eau provenant du Psiloritis, là où se trouvent des bassins très anciennement cultivés, fertiles et verdoyants. Cette vallée doit sa richesse agricole au fait que le haut rebord côtier créé par le fleuve la protège des vents marins et de leurs apports salins. Elle le doit aussi à un équilibre entre le soleil et la pluie, et au château d’eau naturel de la montagne.
Dans la seconde moitié du 15ème siècle, des villas à un ou deux étages à l’architecture soignée furent édifiées par les feudataires-suzerains vénitiens devenus aisés grâce à la riche production agricole de la vallée. Il y en eut 28 dans les châtellenies de Réthymno et de Mylopotamos dont plusieurs apparte-naient à des membres des douze familles d’archontes, descendants des nobles byzantins. Ces villas prouvent la constitution progressive en milieu rural d’un monde créto-vénitien qui n’a, pourtant, jamais quitté la proximité de la côte nord ou des axes permet-tant la traversée de l’île. Comme la plupart des fleuves de Crète, le Mylopotamos, après avoir dispensé généreusement son eau à tous les paysans rive-rains, se perd, épuisé, dans les sables du rivage sans jamais rejoindre la mer.
Damavolos
C‘est un bourg qui se situe sur l’ancienne route qui va de Réthymno à Iraklio, laquelle longe en hauteur la vallée du Mylopotamos et suit les caprices de son cours. D’un côté de la route, sont les pentes désolées du Kouloukonas, de l’autre côté sont des villages dont le nombre manifeste la fertilité des terres. Au long de ses rues, la bourgade affiche la nostalgie d’une prospérité qui fut et qui n’est plus, mais pas une nostalgie triste et gei-gnarde. Il lui reste la fierté d’avoir été, au cours des siècles, un centre commercial et administratif indispensable à la vie de la mon-tagne. Un lieu assez proche pour que les montagnards des environs y viennent tenir marché, vendre leurs pro-duits, faire les emplettes nécessaires à la famille, à la culture, à l’élevage, tout en réglant quelques affaires en suspens. Nous nous garons devant l’ex gymnasium (collège) dont la façade nette témoigne de cette vie révolue, du déclin programmé par la politique des ratios économiques, des statistiques, de l’arbitraire des chiffres contre l’humain.
Fini son statut de bourgade concentrant en son sein, l’éducatif, le légal, le soin aux personnes et aux animaux… J’y vois très bien un juge de paix comme le fut mon arrière-grand-père corse qui tenait audience au chef-lieu de canton et dont les médiations, sentences et arbitrages étaient célèbres par leur justesse, leur justice et… leur humour. Pas de plainte dans les rues : il n’y a plus de juge de paix pour l’en-tendre et y porter remède. Stupéfaites et désolées, les maisons montrent la dignité froissée de qui a été abandonnées sans raison. Plus de vie sociale non plus, pour ce que j’en ai vu : plus personne sur le pas des portes à s’interpeller, plus de verdure et de fleurs en pot au bord des maisons. Au passage, j’ai repéré ce qui semblaient être un ancien café, une ancienne boutique… Comme dans nos campagnes jusqu’il y a peu, le commerce ambulant est devenu indispensable pour se procurer de la nourriture, des éléments nécessaires à la vie quotidienne, du matériel, des outils, des meubles, de la van-nerie… Outre le boulanger, le maraîcher, le boucher font des tournées régulières. Les conditions de vie se sont toutefois améliorées après la seconde guerre mondiale avec l’arrivée de l’électricité et de l’eau courante dans l’île, même si l’électricité n’est arrivé ici qu’à partir de1980.
Le petit bourg a rétréci jusqu’à 343 habitants depuis que les services publics l’ont quittée, entraînant ceux qui gravitaient autour d’eux et bien d’autres. Ainsi s’est accélérée la désertification de la montagne. Pourtant Damavolos continue à être indispensable et c’est la boulangère qui en tient le drapeau. Chaque petit matin, elle part ravitailler les cinquante villages environnant pour revenir à sa boutique au milieu ou en fin de matinée. Le four à pain qui sert à produire les pains, petits gâteaux sucrés ou salés, est d’une profondeur de plusieurs mètres. Il fonctionne au bois d’olivier qui est dense, brûle lente-ment, et fournit une chaleur intense. Ce bois provient des tailles et il est facile de s’en procurer, car chacun, ici, a ses propres oliveraies. Le four est l’élément principal d’une vaste pièce carrelée dont il partage l’espace avec une grande table de travail où tout est d’une propreté impec-cable. Après la visite, nous nous installons dehors, à une longue table qui jouxte la boutique attenante à l’atelier de boulange. Honneur aux visiteurs, quelques gouttes de tsikoudia et dégustation de « kritsini », sorte de bretzels secs en pâte à pizza (composition : farine à 70% de blutage, eau, sel, huile d’olive, résiné). Le résiné, vin blanc traditionnel grec aromatisé à la résine de pin, donne à ces biscuits un arrière-goût exotique léger. Avant de partir, re-tour à la boutique pour acheter des kritsini : le choix est immense : sucré, salé, aux amandes, aux olives, aux herbes aromatiques… Complètement perdue, j’en choisis aux carottes (kritsini karotou).
Retour à la voiture : route qui longe des champs d’oliviers dont les branches basses débordent sur la chaussée, route qui serpente, monte dans un paysage de falaises rouges déchiquetées, sèches, dépourvues de végétation : s’éveillent en moi des sensations familières, heureuses. Attention aux animaux erratiques qui n’hésitent pas à explorer l’autre côté de la route au cas où des aliments plus succulents s’y trouveraient ! Grosse émotion à la sortie d’un virage : une chèvre et son chevreau surgissent devant notre capot et s’éloignent en quelques bonds gracieux.
Moni Timio Stavros de Vossakos (monastère de la Sainte Croix)
La voiture s’engouffre dans un goulet formé de hautes falaises. En levant la tête, j’aperçois le soleil qui repose sur les sommets sans faire aucun effort pour envoyer quelques rayons vers le fond. Nous dé-bouchons sur un cirque plus long que large et nous le traversons sur toute sa longueur : c’est plat et rouge, rouge et plat. Tout au fond, un replat en hauteur nous domine. C’est là que se niche le monastère. Forteresse édifié en 1629 avec, peut-être, une première construction au 12ème siècle dont il ne subsisterait rien. Les sommets Koutsotzouli, Sofiani, Koufoto du mont Kouloukonas veillent sur lui. Puisque Vossakos signifie « enclos du boeuf », j’imagine ce plateau recevant l’eau des montagnes et se couvrant d’une riche prairie d’herbe bien verte. Pour empêcher que toute l’eau ne s’enfuit dans les méandres karstiques, des arbres la retiennent sur les pentes et leur ombre entretient une humidité suffisante du sol. Devant le paysage de terre rouge et de lande sèche, il est difficile d’imaginer que ce fut le cas à une certaine époque et qu’il y a encore assez d’eau au printemps pour que les moines en tirent une subsistance. Dans un coin de ma tête, il restait quelques préjugés quant à l’immuabilité des paysages récents. Me voilà déçue : ces paysages austères qui me rappellent si fort le village corse familial et les paysages désolés des Monts d’Auvergne de mon enfance sont dus à l’action de l’homme. Pour ce qui est du très très long terme, les connaissances géologiques que j’ai acquises lors de ma période de préhistorienne m’avaient enseigné qu’une région pouvait être l’objet d’une mutabilité profonde, mais voilà, c’était une évolution naturelle… Il me reste la croyance que les landes et anciens volcans, que j’ai arpentés au long de mon enfance étaient, eux, d’origine naturelle, car voilà, je me suis sentie chez moi dans ces montagnes aux versants sauvages et dénudés au long de la route qui menait au couvent.
Au cas où vous ne l’auriez pas compris, j’ai vécu un moment magique au long de la route, puis dans la visite elle-même. Je me suis assise un instant sur l’escalier de pierre menant aux cellules adossées à la montagne, et j’y serais bien restée avec un livre ou une broderie entre les mains. Mais avant cette pause, il s’agit d’atteindre ce lieu. Deux possibilités pour arriver à ce cirque dont nous connaissons bien la configuration depuis notre passage au Lassithi. Soit prendre l’itinéraire direct depuis la grand-route côtière et franchir le verrou du Kouloukonas par le nord-est ; soit prendre par la vallée du Mylopotamos une route qui le contourne par le sud-est. C’est beaucoup plus long, et donc beaucoup plus instructif sur la région que tous les cours de géographie. Nous sommes à 340m d’altitude, au pied de la chaîne des Talea Ori, sur la bordure septentrionale du massif du Psiloritis. La voiture longe ce plateau dont l’étroitesse rend encore plus impressionnante la massive présence des montagnes protectrices. Peu de temps avant l’arrivée, une piste de terre rouge nous mène aux grilles qui protègent l’intérieur des lieux. De loin, j’ai l’impression d’arriver à un hameau dont les bâtiments sont étroitement regroupés. Puis nous gravissons une allée dallée de pierres jusqu’au porche. Une fois franchi ce seuil, oh ! une belle fontaine, si simple et si élé-gante, complète notre connaissance de l’architecture vénitienne et nous installe toute de suite dans la tonalité du lieu. Elle fut édifiée, en 1673, au début de la domination ottomane. Quatre ans auparavant et quelques jours avant la chute de Chandakas (Iraklio), des moines avaient demandé au Pacha Kioproulis un ordre de protection qui fut accordé et qui se matérialisa par la construction d’une tour surmontée d’une croix portant la date de 1669.
Ce monastère fait partie de ceux dont les Vénitiens acceptèrent la construction en montagne. Ils achetaient ainsi la paix sociale dont ils avaient besoin pour parer au mieux les coups de boutoirs de plus en plus nombreux qui leur étaient portés par les Ottomans et leurs corsaires. À l’origine, étouffer l’orthodoxie crétoise résultait d’une volonté politique de réduire l’élément qui cimentait la population et la reliait à Constantinople et aux lambeaux de l’Empire byzantin. En effet, les popes étaient perçus comme les principaux acteurs et fomentateurs des révolutions. À l’issue de chaque révolte, nombre d’entre eux étaient décapités ou exilés hors de l’île. Pour les administrateurs de l’île, la preuve de leur influence dans les révoltes en était que chaque accord qui les concluaient comprenait un article sur l’orthodoxie et ils soulignaient ce fait dans leurs rapports. En réalité, Venise toléra le libre d’exercice du culte orthodoxe, à condition qu’il ne contrarie pas ses intérêts. Pour ce qui est des prêtres, ils ne pouvaient être ordonnés que dans le Péloponnèse ; il fallait une autorisation spéciale du pouvoir central pour y aller et elle n’était accordée qu’aux Crétois considérés comme fiables.
L‘autre cause des révoltes menées par les popes se trouvait dans le sort réservé aux paysans, soit 80% de la population. Quelques uns étaient libres et possesseurs d’un terrain, mais la plupart étaient des vilains attachés à la terre qui leur était allouée. Outre le paiement d’un tiers de la récolte qui se fit d’abord en nature, puis en charge monétaire fixe, ils devaient une taxe spécifique, des corvées d’entretien de la flotte et de rameurs sur les galères ; corvées aussi pour l’entretien et la construction des fortifications et des ports ; fourniture de deux archers par village. Les corvées empêchaient un suivi correct des cultures. De plus, le paiement en monnaie des parts de récolte au feudataire1 endettaient le paysan. En effet, en cas de mauvaise récolte, il n’était plus calculé sur la réalité de la production, mais sur une moyenne fixée à l’avance par contrat. Corvées et contraintes contribuèrent à l’instauration durable d’une grande pauvreté et induiront une détestation des Vénitiens et de leur classe dirigeante. Lorsque les Ottomans arrivèrent, l’exaspération fut à son comble, car s’y ajouta une politique d’étouffement culturel et créatif ainsi qu’une obligation de repli sur soi.
Dans le souci de préserver d’abord leurs intérêts avant ceux de la papauté, et prenant en compte leurs fragilités face aux attaques de plus en plus nombreuses des Turcs, les Vénitiens eurent peur que les persécutions religieuses retournent la population contre eux en l’amenant à souhaiter et à soutenir l’arrivée des Ottomans. Ils atténuèrent donc leur politique de contrôle religieux. Ce geste amena des relations pacifiées et créa une efflorescence de couvents bâtis dans le style italien de la Renaissance. C’est ainsi qu’à partir du 15ème siècle nombre de monastères orthodoxes furent construits en dehors des villes, ainsi que des églises ou chapelles privées aux frais de prêtres, de particuliers, de villages. Églises, chapelles, oratoires se multiplièrent par la volonté de nobles vénitiens, d’archontes, de nouveaux nobles, de bourgeois enrichis qui les considéraient comme des biens immobiliers propres. Le nombre de popes augmenta également, sans doute parce qu’ils étaient exempts de service militaire et de corvée de galère. Ne pouvant vivre des revenus d’une église, ils sous-louaient une partie des biens qui lui étaient attachés, encaissaient des droits d’autel, recevaient des legs de fidèles, mais devaient payer une taxe à l’évêque, en sus de la location du bâtiment et de son entretien. Ils étaient donc aussi paysans, artisans, notaires, voire commerçants pour les plus aisés.
Les Vénitiens contribuèrent aux fastes religieux des couvents en en y introduisant l’usage des broderies, l’art de rédiger des grimoires et la peinture des icônes. Traditionnellement, l’église byzantine avait surtout utilisé la fresque pour les représentations religieuses, lesquelles étaient ainsi exposées à disparaître à chaque convulsion de l’histoire. L’icône résolvait le problème de la conservation de ces figurations parce que facile à décrocher et à cacher. Cela apporta un grand sentiment de sécurité à la ferveur populaire. Comme bien d’autres monastères, Vossakos est un exemple de la volonté vénitienne de marquer l’architecture du pays dans le but de créer une nouvelle Venise au Levant, traduction en pierre de son pouvoir et du développement économique et culturel qu’elle a mis en place. Placé sous la protection de la « Sainte Croix (Timio Stavros), il est construit sur un plan rectangulaire, cerné par de hauts murs de protection dont la traversée du porche donne une idée quant à leur épaisseur. J’aime la simplicité de ce qui s’offre à nos yeux dès que nous en sortons. Une cour entourée de bâti-ments dont le katholiko-chapelle, de vastes bacs ronds en pierre et maçonnerie couleur brique desquels émergent des arbres, des plate-bandes au long des murs, des petites jarres pour les petites plantes arbustives (basilic, gatillier, romarin…). L’ensemble se détache sur le fond de montagne à laquelle le monastère est adossé et qui ferme le cirque. L’endroit est bien choisi pour un monastère fortifié. Sa position surélevée permettait de voir arriver les ennemis de loin après qu’ils aient franchi le goulet d’accès au plateau. Le peu de largeur de celui-ci empêchait un déploie-ment de troupes qui étaient facilement sous le feu de défenseurs au fur et à mesure de leur avancée. Paradoxe : je suis dans un lieu de paix et je pense à la guerre. À l’inverse, au monastère d’Arkadi que nous verrons demain, je verrai trop la guerre et regretterai la paix.
Pour le moment, Vincent, après avoir parlé et acheté les billets d’entrée à l’homme qui nous a accueillis, s’approche et nous entraîne vers le Katoliko, grande chapelle à nef unique surmontée d’un clocher à jour pour une cloche ; façade nue, toute simple, encadrée par deux colonnes en haut-relief qui semblent jouer le rôle de contrefort. Tout comme le triangle inscrit au-dessus de la porte, elles atténuent l’austérité de l’ensemble en évoquant l’élégance vénitienne. Avant d’entrer, notre guide nous arrête devant une planche accrochée par des chaînes auprès de laquelle se trouve un maillet. Qoikséti ? La réponse fuse en même temps que mon interro-gation mentale. Il fut un temps où des hommes appelés Turcs ou Ottomans arrivèrent sur l’île avec la détestation de tout ce qui, de près ou de loin, pouvait être un signe extérieur de chrétienté. Les cloches en étaient un : à des oreilles habituées au chant des muezzins, elles clochaient. Il leur fut donc interdit d’agacer les oreilles de ces braves gens. Qu’à cela ne tienne, les moines ne pouvant plus sonner les offices trouvèrent une parade avec ces planches qu’ils faisaient résonner, tels des gongs, avec leur maillet. On a essayé, pas trop fort, et ça marche d’autant mieux que le « bong » est répercuté par l’écho des murs.
Une fois franchie la porte encadrée, elle aussi, de deux colonnes sculptées en haut relief, nous suivons Vincent vers l’iconostase qui ferme le choeur, et derrière laquelle le prêtre mène l’office devant l’au-tel. Nous nous arrê-tons près d’un curieux bassin en cuivre ajouré monté sur une colonne de même métal. Il est rempli de sable et contient deux ou trois bougies éteintes. En Crète, les bougies, allumées pour une raison votive par les fidèles, sont posées dans ce bassin. Elles restent allumées le temps de la prière, puis elles sont soigneusement éteintes et remises dans le sable. C’est une précaution commune à tous les lieux de culte pour éviter les incendies.
Ici, l’iconostase a pour particularité d’être ornée de grands panneaux peints qui vont par deux en place des icônes habituelles. Devant elle, deux petites marches de pierre semi-circulaires participent à la simplicité élégante de la chapelle. Simplicité, jusqu’à un certain point, car en levant les yeux je re-marque que le sommet du cadre de bois est sculptée avec exubérance et finesse. Avant de retourner sur nos pas, Vincent me montre un amas de pendeloques métalliques qui semblent être en aluminium et qui sont suspendues près de l’iconostase. Ce sont des ex-voto à la crétoise. Toute personne dont la prière a été exaucé vient ainsi accrocher une de ces grandes médailles rectangulaires.
Retour vers le centre de l’édifice : des dossiers étroits en bois, de la couleur du merisier, sont fixés au long des deux murs ; ce sont des sièges rabattant munis d’accoudoirs pour que les personnes qui ne peuvent rester longtemps debout puissent s’asseoir, car dans les offices orthodoxes, les fidèles restent debout. Lorsqu’il est nécessaire d’être absolument debout, le siège rabattu vers le mur propose une petite assise. Cela me rappelle la première fois où j’en ai vu de semblables, lors d’une messe à Saint-Bertrand-de-Comminges (Haute-Garonne).
Sous la domination des Ottomans, nous explique Vincent, le monastère servit de refuge aux femmes et jeunes filles qui voulaient éviter les enlèvements suivis d’une vie de harem. Enlèvements qui étaient une forme de chantage pour les empêcher de prêter aide aux insurgés. Il fut également un lieu d’enseignement clandestin, de transmission de l’histoire crétoise et de maintien de la pratique religieuse. Comme ses semblables montagnards, c’était un hameau groupant autour de l’église le bâtiment des moines, les petites maisons des frères mariés, celles pour loger les pèlerins, la bâtisse pour les réfugiés, l’hôpital et le dispensaire, l’école, les ateliers, remises, granges… Les Ottomans, qui considéraient la Crète comme un lieu stratégique pour baser militaires et stocks nécessaires au maintien de leur suprématie en Méditerranée, ne se seraient guère intéressés à la montagne si elle n’était devenue une zone de résistance avec le soutien actif des monastères : ils hébergeaient les rebelles quand les familles, dont c’était le rôle naturel, se trouvaient trop exposées et ne pouvaient plus le faire. Je pense que la puissance ottomane a pêché par excès de confiance en ses forces et par une vision à courte vue lorsqu’elle a chassé tous les occupants de terrains en dessous d’une certaine altitude pour les réserver à leur usage exclusif. Ils ont ainsi créé les conditions de regroupements dont leurs opposants avaient besoin.
En représailles au soutien apporté par les moines aux insurrections, le lieu fut totalement incendié, en 1825. L’ensemble des bâtiments, de la bibliothèque et des archives disparurent. Dix-huit moines furent exécutés. Deux en réchappèrent. Profitant d’un assouplissement de la politique ottomane qui voulait acheter la paix, ils s’attelèrent à la reconstructions en se pliant aux conditions drastiques qui accompagnaient cette autorisation. Sur la base des ruines, ils reconstituèrent les bâtiments anciens. Entre 1866 et 1869, les moines furent infatigables dans les soins aux femmes et aux enfants et firent montre d’une charité active pour tous ceux qui en avaient besoin. En 1869 Ce zèle fut sanctionné par une nouvelle destruction. À nouveau reconstruit, abandonné, réoccupé dans les années 1950. En 1955, réabandon causé par le refus d’une nomination imposée par la hiérarchie orthodoxe. Objet d’une restauration à partir de 1997 avec l’aide bénévole et active des habitants du coin, il a retrouvé une vie conventuelle. La population des environs y est très attachés et y fait célébrer mariages, baptêmes… Les popes vivent de la culture de leurs champs, du salaire que leur verse l’état et des dons en nature (agneaux, chèvres…) qui leur sont faits à l’occasion de célébrations familiales. De temps en temps, un car russe met de l’animation en déversant ses pèlerins dans sa cour. De fait, les petits monastères sont très prisés par ces touristes particuliers qui délaissent volontiers les plus grands.
Nous prenons le temps de visiter les lieux, pris par le charme tranquille de qui a su se maintenir en paix au-delà des horreurs subies, qui a su préserver l’essentiel et restitue à chacun une leçon de réconciliation avec soi et avec l’autre, quelque soient les motifs légitimes de vengeance transgénérationelle. Le petit musée est une bonne introduction à ce que nous verrons plus tard en beaucoup plus grand et munificent. Une bonne introduction à la vision religieuse et cérémonielle des orthodoxes mais aussi au mode de vie économique. Dans un coin, un attirail d’outils agraires attirent notre attention. En dehors des pioches, houes, binettes et autres outils de culture familiers à tout jardinier, nous nous attardons sur deux instruments. Le premier est une araire de bois que l’on conduisait avec un seul mancheron. La partie prévue pour retourner la terre comporte deux oreilles sans versoir, sans roue, sans coutre, avec un soc allongé et étroit enserré par une bande de fer forgé. Le deuxième affiche un énigmatique plateau plat, courbé à une de ses extrémités et munis tout au long de la zone plate de crochets en fer ou d »éclats de silex enfoncés dans des rainures prévues pour cela. Les paysans romains l’appelaient un tribulum. Chez nous, on battait le blé avec un fléau. En Crète, on l’égrenait au moyen de cet ustensile qui existait déjà au temps des Romains. Il est nécessaire, tout d’abord, de disposer d’une aire de dix à douze mètres carrés enduite d’argile soigneusement tassée puis polie et délimitée par une enceinte de pierres dressées. On y étale plusieurs couches de gerbes de blé. C’est le travail des femmes et des enfants pendant que des hommes attellent la planche, crocs de fer ou de silex vers le sol, à un bœuf ou à un cheval. Une femme ou des enfants s’asseyent sur le dessus bien lisse. Et c’est parti pour la séparation des grains d’avec les épis au rythme de l’animal qui, guidé par un homme, tourne autour de l’aire tandis que les crocs dé-chirent les gerbes. Dans les villages, l’égrainage se faisait, au même moment, sur plusieurs aires qui étaient disposées les unes à côté des autres comme les grains d’une grappe de raisin.1
Tu causes, tu causes… Sous le charme du lieu, tu t’attarderais bien. Vois, là-bas, le berger qui vient d’arriver et qui interroge Vincent. Vous avez pris du retard sur l’horaire. Le berger repart. Vincent me glisse un petit paquet dans la main : c’est un joli bracelet bleu marine en macramé orné d’une croix grecque en métal doré. Je le mets autour de mon poignet tout en me dirigeant vers une table dressée pour nous devant la conciergerie : petits gâteaux, petits verres, petit flacon. C’est la cérémonie des au-revoir avant de se quitter. Je mange plusieurs gâteaux, puis j’avale prudemment quelques gouttes de tsikoudia. Je commence à m’y faire et à laisser l’arôme se développer sous mon palais. Avant cet ultime moment de la séparation, j’avais exploré les plantes en pot, dont plusieurs es-pèces grasses, froissé quelques feuilles pour mieux les reconnaître et identifier ainsi un basilic arbustif. Maintenant, juste un petit vœu à formuler : j’ai remarqué deux plantes grasses qui m’étaient inconnues et que j’ajouterais volontiers à ma collection. Puis-je prendre un morceau de chaque pour des boutures fu-tures ? Agrément accordé. Je cale les deux tiges entre les plis d’un mouchoir, dis « efraristo » avec un grand sourire auquel m’est répondu « parakalo », comme il se doit. « Gia sas » ! Au revoir !
Petit dialogue avec Vincent, une fois le dos tourné :
« Je vous ai vu froisser des feuilles de l’un des arbustes en pot…
– Oui, je voulais vérifier l’odeur perçue par mon nez, une odeur de poivre.
– C’est l’arbre à moine. Dans les monastères, les baies rouges sont prises en tisane pour calmer les ardeurs masculines. »
Cette plante, vitex agnus castus, plus connue sous les noms de gattilier, agneau chaste, poivre sauvage se trouve à l’état sauvage, en Crète, dans les ravines, plages, fossés de la zone côtière et de la zone plate. Sous le nom de gattilier, il fait partie des plantes pouvant traiter les effets de la ménopause.
Considérations diverses sur la vie montagnarde
Les fromages
Sur la route qui nous mène à la bergerie, nous faisons une halte devant un buron que l’on appelle ici « mitato ». Construction ronde et basse en pierres sèches particulière à la haute et moyenne montagne. Lieu d’estive pour le berger qui y vivait de mai à juin avec un troupeau qu’il parquait dans un enclos pour la traite et pour la nuit. Lieu de stockage de denrées et de récoltes, en même temps que laboratoire d’élaboration et de conservations des graviera, kephalotyri, mizithra. Au cours du voyage, nous avons goûté l’un ou l’autre et nous avons même rapporté chez nous un morceau de Kephalotyri : fromage de brebis à pâte dure qui se sert râpé dans les pâtes ou frit à l’huile en mezze sous le nom de saganaki. Le graviera est également un fromage de brebis de la famille des gruyère qui est fabriqué sous forme demeules de 40cm de diamètre. Le mizithra est un fromage non salé qui se fabrique avec du lactoserum et du lait de chèvre ou de brebis. Il est proche de la ricotta ou de la mozarella. En mezze, il accompagne des olives et des to-mates. On le retrouve aussi comme base principale dans les pitas, chaussons en pâte filo, dont Daniel fera une consommation systématique au cours du voyage. Hortopita, on leur ajoute des légumes verts sauvages ramassés au printemps. Vlita, on y met des feuilles d’amarante ou de mauve qui font penser aux épinards. Kalitsounia, en dessert avec des œufs et du miel de thym (thymbra capitulata) au parfum très marqué. La tyropita est fourré à la feta.
Plantes alimentaires
Puisque nous sommes arrêtés en ce lieu qui évoque les bases fromagères de la cuisine crétoise, autant continuer avec les plantes sauvages qui la complètent. Au rayon des plantes aromatiques, vous trouverez des noms bien connus mais dont les variétés crétoises le sont moins : romarin, sauge, sarriette, sénevé, marjolaine, origan (plusieurs sortes, dont le diktame), fenouil, basilic. Au rayon des plantes légu-mières, vous avez le choix entre les lambatha, kafkalides, papoulia stafilinakous, agrio maintano, agrio spanaki, skoubous, galatsides. Comme je n’ai pu trouver à quoi elles correspondaient en latin ou en fran-çais, je vous donne le résultat de mes recherches ci-dessous. Peut-être ferez-vous le constat, comme moi, que, si certaines sont encore utilisées chez nous, plusieurs autres renvoient à une période lointaine de notre cuisine :
– pour les soupes : alium ampeloprasum (prasa), poireau d’été ou carambole
– pour les mezze ou les condiments: crythmum maritimum, fenouil marin ou perce-pierre confit dans le vinaigre ou dans la saumure – capparia spinosa, câprier (boutons confits dans le vinaigre) – portulaca olearacea (glistrida), pourpier sauvage (confit dans du vinaigre)
– pour les salades : chicorée sauvage (kikhorion) ; chicorée épineuse (stamagati) – plantago lanceolata et plantago major, plantain – asparagus aphylus(kritamo) : asperge sauvage (sommets tendres des tiges) – crythmum maritimum, perce-pierre – trapogon porrifolius, salsifis des jardins (feuilles en salade
– légumes : muscari comosum (bulbe) – plantago lanceolis ; plantago major, plantain – crythmum maritimum, perce-pierre – portulaca olearacea (glistrida) : récolté avant la floraison se joint à une soupe, une omelette, une viande – scolyme d’Espagne (askolymbros) : omelette – trapogon porrifolius, salsifis des jardins : racine
Les montagnards
Après ce détour par la botanique culinaire, retour au mitato dont je ne me suis éloignée que par la pensée. Aujourd’hui, il sert de refuge aux bergers surpris par les tourmentes déchaînées de la météo. C’est ainsi qu’Andras, le berger à qui nous allons rendre visite, fut très content de s’y réfugier pendant vint-quatre ou quarante-huit heures, un jour où une tempête de neige l’avait pris au dépourvu. Après cette halte, nous reprenons le cours de nos conversations et… grrr. frr. Une chèvre rousse et blanche, sa clochette autour du cou, nous toise avec placi-dité, assise au milieu de notre voie : Siga ! Siga ! Douce-ment ! Ben voyons ! On aura tout vu ! Toujours aussi tranquille, légèrement dédaigneuse, elle s’est levée en souplesse avant de s’éloigner d’un seul bond. Vincent, en habitué du « siga siga » repart et reprend la présentation des habitants du Mylopotamos qu’il avait amorcée. Cette région est celle de grands résistants, difficiles à mater, impitoyables avec ceux qui les agressaient. Un Allemand qui a fait un livre à partir de son expérience de soldat en Crète, durant le seconde guerre mondiale, raconte que la grande crainte de chacun était d’être envoyé en mission dans la montagne, car ils savaient tous que les montagnards ne faisaient pas de prisonniers. C’est la peur au ventre que ces soldats acceptaient les ordres de « nettoyer » la montagne. Sauf exceptions, les Vénitiens ne se sont pas hasardés en montagne. Les Ottomans, les Allemands y sont allés pour détruire des villages, passer les habitants par les armes. Les Crétois étaient trop durs à cuire. Cela me rappelle un vague souvenir de lecture que je vérifierai à mon retour. C’était bien ça. Non loin de là où nous étions, se trouve Anoya où on peut lire sur un mur de la mairie l’ordre donné en juillet1944 de raser tout le village, centre d’espionnage anglais, et d’exécuter tous ses habitants. En 1952, la bourgade fit parler d’elle dans toute l’Europe à cause d’un jeune homme qui enleva une jeune fille qui appartenait à un clan rival du sien. Crime d’honneur, ébullition, appel à la vendetta… Athènes, mécon-tente, envoya une troupe de trois cents hommes commandée par un général afin de ramener tout le monde à la raison. À cette fin, la jeune fille fut obligée d’épouser son ravisseur qui fut, par la suite, soulagé de s’en séparer, tant elle était insupportable. L’ex épouse forcée partit sous d’autres cieux et fonda une famille avec un homme de son choix.
Depuis que la région est semi abandonnée par les pouvoirs publics, un trafic d’armes et de haschich s’est mis en place pour l’entretien des routes, l’assistance sociale… Pour ce qui est du haschich, le trafic s’est mis en place lorsque les boîtes de nuit de la côte ont fait appel aux costauds de la montagne comme videurs, lesquels étant souvent sollicités par des clients, donnèrent des idées aux trafiquants. Outre la désertification due à la disparition des services publics de proximité et à leur regroupement dans des centres éloignés, l’un des problèmes pour le maintien d’une population sur les pentes du Psiloritis se trouve dans la survivance tenace de la vendetta qui fit trois morts et trois blessés au cours de l’année 2021. La volonté, chez certains, de maintenir une mentalité de clan ancestral se retrouve dans l’exemple d’un paysan qui décida de remettre en culture une terre qu’il avait toujours connue en friche et qui était proche de chez lui. Quasi immédiatement, un voisin avec lequel il croyait bien s’entendre vint le menacer des pires repré-sailles s’il ne renonçait pas à ses projets, sur l’heure. Le terrain avait appartenu à une arrière-arrière-grand-mère et continuait donc à appartenir à son clan. Gare à celui qui dénonce, l’opprobre général ne le désignera plus que sous le sobriquet de « ruffiano ».
Cependant, la « philoxénia » (accueil amical de l’étranger) est une valeur qui ne souffre pas d’exception. Un couple de touristes en perdition dans la montagne avec un pneu crevé impossible à changer par manque de cric dans la voiture de location eut grande peur, lorsqu’une camionnette s’arrêta à leur hauteur et qu’en sortirent des hommes avec une mine qu’ils jugèrent patibulaires. Ayant compris le problème, ils soulevèrent la voiture à quatre pendant qu’un cinquième s’occupait du pneu. Ensuite, fort gentiment, ils invitèrent les étrangers à faire une halte à leur village pour y boire quelque chose. À la fin de l’après-midi, le couple était invité au mariage qui avait lieu dans les jours suivants.
Les Crétois durs à cuire ? Venise en sut quelque chose puisqu’il lui fallut plus de quarante ans pour réaliser son projet d’installation de colons feudataires. Le temps de conquérir, de partager, de s’établir, de réprimer deux révoltes (1222 et 1233), ce n’est qu’en 1237, au bout de vingt-six ans, que les administrateurs purent établir les premiers registres. Et les Allemands, donc ! Selon un commentateur de la Bataille de Crète, cet épisode « révèle beaucoup sur le caractère intransigeant des Crétois et leur bravoure légen-daire. Tout d’abord, la résistance de la population civile a été rapide et audacieuse. Parmi les exemples de résistance civile, on peut citer les histoires d’un vieil homme battant à mort un parachutiste avec sa canne, et d’un prêtre et de son fils prenant des fusils dans un musée et tirant sur les parachutistes allemands. » Entre parenthèses, si la canne citée ci-dessus était de la taille et de l’épaisseur de la crosse (alias houlette) du berger auquel nous allons rendre visite, il s’agissait d’un instrument assez redoutable entre des mains robustes et animées par un courroux légitime.
Visite à Andras et à Ilina : bergerie – rucher – repas
La bergerie
L’arrivée à la bergerie se fait par une piste de terre rouge dure et chaotique. Au bout de la piste et au milieu de nulle part, l’oeil a du mal à accomoder tant il est absorbé par la lumière du soleil réverbérée par la piste et la présence massive des sommets proches qui bouchent toute perspective et captent notre attention. Gentiment, Vincente essaie d’arracher l’oignon d’une plante dont il pense qu’elle ferait bien dans mes plantations. Rien à faire: la terre est beaucoup trop sèche. Marche d’une centaine de mètres et nous faisons la connaissance d’Andras Après les présentations et les politesses d’usage, le berger, nous présente son troupeau. Deux cents chèvres à poils ras ou à poils longs ; dix boucs dont quatre reproducteurs et six castrés qui sont porteurs de cloches. En plus des boucs, plusieurs chèvres sont munies d’une cloche car elles connaissent bien le terrain et les points d’eau. La masse caprine qui se presse à la barrière se divise en deux groupes principaux derrière quelques enclochées. Manifestement, boucs, chèvres et chevreaux n’en peuvent plus d’attendre l’heure de liberté que nous avons retardée par notre rythme un peu trop « siga siga » à leur goût. Avec une impatience mal réfrénée, ils lorgnent les pentes immédiates. Normalement, ils rentrent chaque soir, sauf quand ils ont trouvé un coin à leur convenance avec abondance de feuilles fraîches et point d’eau bien pourvu : Andras ne les revoit alors que le lendemain soir. Contrairement aux chèvres qui ne veulent que des feuilles de première fraîcheur, les moutons mangent de tout. Dans la bergerie ne restent que quelques moutons malades ou fatigués auxquels le berger donnent des granulés de foin compressé.
Après ces explications traduites par Vincent, Andras s’approche de la porte de l’enclos et l’ouvre. S’ensuit une galopade effrénée qui mêle le brun, le roux, le blanc dans un ballet dansé sur une musique de sonnailles argen-tines aux ton divers dont découle une harmonie joyeuse. Ils sont tous épris de liberté et, parmi eux, il y a les pres-sés qui choisissent, sans hésiter, d’aller à droite, à gauche, au milieu ; les chèvres suiveuses s’engouffrent sur le chemin que choisit l’une ou l’autre de leurs amies ; les chèvres hésitantes se font bousculer ; les prudentes s’attardent. Les chevreaux s’efforcent de coller au rythme de leur mère ; certains prennent la tête, d’autres restent en arrière. Pour ceux-là, j’ai le temps d’admirer leur longue tunique de poils et le dessin compliqué de leurs cornes. Voir de près ces chèvres et moutons, pouvoir les comparer aux bêtes de chez nous, a intéressé les ruraux que nous sommes. Et je suis sûre que la video que j’ai prise du lâcher des chèvres intéressera beaucoup, à notre retour, les jeunes comme les plus vieux. Une fois l’enclos vidé de ses pensionnaires, restent une mère et son petit tout à fait mignon. Hm ! Andras n’est pas d’accord. Il est le fils du bouc en chef et le jeunot a déjà tout du mauvais caractère de son père, n’hésitant pas à s’attaquer à plus vieux que lui et à provoquer n’importe qui à la bagarre. Retour à la bergerie où le berger nous fait une démonstration avec sa longue houlette en bois d’olivier épais et bien lisse. Avisant un mouton un peu éloigné, il lance la crosse qui s’enroule autour du cou de l’animal et l’amène vers lui en tirant le bâton, tandis que l’animal ne peut que suivre le mouvement en laissant ses sabots glisser par terre. Vient ensuite le moment de prendre place autour d’une table basse où Andras a préparé un ensemble de mezze composé d’olives, de légumes coupés en tranches, de petits gâteaux salés et de coupelles contenant de l’anthotyro (yaourt crétois). C’est l’heure de l’apéritif autour de la tsikoudia. Un aspect de l’hospitalité crétoise à laquelle le rude environnement des montagnes prête une sorte de solennité. Cet épisode nous a rappelés l’époque où un homme ne pouvait se présenter dans une maison villageoise sans qu’immédiatement, soit sortie la bouteille d’alcool de mirabelle, à la différence près qu’il n’y avait rien pour l’accompagner.
Visite à une ruche
Retour à la voiture, petit parcours jusqu’à un village coquet et visite aux ruches. Ilina en possède huit cents qui sont installées dans des fentes de terrain. Elles produisent deux tonnes de miel par an. Lorsque Vincent traduit à Ilina mes souvenirs de petite fille avec ma grand-mère extrayant le miel en le chauffant, elle rit : aujourd’hui, cela se fait avec une centrifugeuse. Après avoir revêtu des costumes protecteurs qui nous donnent l’allure de cosmonautes, entendu la consigne d’éviter tout geste brusque et tout éclat de voix, nous nous approchons d’Ilina. Elle sort un rayon d’une des ruches et l’examine, recommence avec la suivante, nous montre au passage, dans l’un des rayons, le cimetière du coin. Puis elle recommence encore avec une autre ruche. Non, la reine n’est pas en train de pondre, oui, elle se cache au milieu de son peuple qu’elle visite incognito, lequel peuple surprend par sa densité sur de si petits espaces. Nous ne verrons pas la souveraine, mais la visite à ce peuple industrieux m’aura bien intéressée. Je n’oublierai pas ce moment quasi religieux et je pardonne à la reine le lapin qu’elle nous a posé : elle avait, sans doute, d’autres préoccupations que celle de satisfaire notre curiosité et de jouer aux mondanités. Je me souviendrai aussi que les membres trépassés de la colonie reposent dans un cimetière constitué d’alvéoles soigneusemen bouchées à la cire.
Le repas
Vient l’heure du repas dans la maison coquette d’Ilina et Andras. En sortant de la voiture, j’admire le foisonnement de plantes aux fleurs de toutes couleurs qui retombent sur la rue depuis la grille de la terrasse. Quelques marches, et nous y sommes sur cette terrasse. Le temps qu’Ilina achève les préparatifs, nous faisons une pause dans le salon aux vastes et confortables fauteuils. Le repas se déroule sur la terrasse. Andras remplit les verres de vin blanc, tandis qu’Ilina apporte une salade de tomates aux herbes et au mizithra. Le plat principal arrive sous forme d’une ratatouille de légumes et de viande d’agneau antecristo. L’agneau antecristo ? Rien à voir avec un antéchrist blasphémateur ! Comme le dit son nom, c’est une viande cuite face au feu et c’est une invention des habitants du Psiloritis. Commencez en vous munissant d’un cône constitué de tringles métalliques verticales et horizontales. Fixez les morceaux sur des broches latérales en les plaçant à l’extérieur du cône. Au centre, posez des cendres chaudes sur fond de braise et laissez cuire la viande à basse température durant 24h. Dégustez ensuite un mets au moelleux incomparable qui a gardé un goût naturel parce que, la graisse ne coulant pas sur le feu, la viande n’a pas été affectée par des flammes. De plus, inutile de l’enduire d’aromates, elle est parfumé d’origine par toutes les plantes que le mouton ou la chèvre ont ingérés au long de leurs pâturages. Cela me rappelle les moutons de pré salés proche que Mont Saint Michel qui, eux, sont naturellement salés du fait de leur nourriture. Aux temps de la pauvreté et des restrictions alimentaires, ce plat était réservé au repas de Pâques.
Ilina remplit nos assiettes pendant qu’Andras fait de même avec nos verres. N’ayant pas fini le mien, je décline le vin rouge qui suit. D’ailleurs, la sagesse bourguignonne ne dit-elle pas que « blanc sur rouge, rien ne bouge, mais que rouge sur blanc, tout fout le camp » ? D’autre part, je prends en compte les gouttes successives de tsikoudia que j’ai absorbées au fil de la matinée et celles qui suivront à la fin du repas. Pas question que « tout fiche le camp ». La conversation se ressent du fait que Vincent est obligé de traduire au fur et à mesure. Ambiance chaleureuse et bon enfant. À un moment donné, le repas s’anime après une de mes réflexions sur les femmes et leurs époux : elles doivent toujours faire attention à résister à l’instinct de domination de celui-ci. Ilina rentre dans la maison et ressort avec un tout petit et tout fin rouleau à pâtisserie. Je propose plus gros et elle s’exécute. Au moment, où elle décide d’aller chercher encore plus gros, Andras apporte une houlette d’un diamètre et d’une longueur impressionnants et la brandit fièrement entre nous. Éclat de rire général.
Nos hôtes sont les beaux-parents de Konstantinos qui va officialiser son couple par un mariage qui aura lieu, début décembre. Deux mille invités sont prévus. Les préparatifs seront faits par les familles avec l’aide de leurs villages. Tout le monde croise les doigts puisque le COVID avait provoqué un report, l’an dernier. Cela, nous l’avions appris, hier, par le principal intéressé. Au moment de nous quitter, je souhaite bon courage à Ilina pour les préparatifs et une joyeuse fête. Elle me prend dans ses bras et m’embrasse sur les deux joues. Au moment où je monte dans la voiture, elle m’envoie un baiser avec les doigts depuis la terrasse. « Efraristo ! » « Parakalo »… « Gia sas ! »
Durant une bonne partie du repas, Andras avait joué avec les grains de son komboloï (chapelet rond à gros grains). Je le regardais, intriguée. Il semblait comme déçu ou ennuyé… Une fois sur la route, Vincent me renseigne :
« Comment avez-vous fait pour ne pas vous laisser embarquer par Andras ?
– ???
– Andras adore faire boire les gens en resservant leurs verres au fur et à mesure qu’ils boivent. Il aime voir les gens se déboutonner. Ça ne s’est pas passé comme ça avec vous… Très souvent, au retour, les gens dorment.»
Puisque notre guide et chauffeur ne convoie pas des dormeurs abrutis par l’alcool, il entame une conversation passionnante sur l’incompréhension et le sentiment de supériorité que les pays protestants du nord de l’Europe, adeptes du libéralisme économique, affichent vis à vis des pays du sud de l’Europe. Leurs certitudes sans concession génèrent des conséquences destructrices pour des cultures qu’ils mettent en position de faiblesse. La préservation de la diversité culturelle et son écologie devrait aussi les concerner à condition que les pays en danger de perdre leurs spécificités s’unissent pour les préserver.
Pour clore cette journée campagnarde qui nous a tant appris sur les différences et similitudes de la vie à la campagne entre nos deux pays, je signale aux caprilâtres qu’il existe une race lorraine de chèvres qui a été sauvée de la disparition et sortie de l’oubli entre 1970 et 1980. Elle se caractérise par des poils longs et une « robe hermine gris blanc ».