Sommaire
Cet article a été publié dans la revue ADIRE « La Violence à maux ouverts » (novembre 2006)
« Pour que la violence de l’un s’impose à l’autre comme un contresens émotionnel, il faut qu’il n’y ait pas de représentation du monde de l’autre »
Boris Cyrulnik in “Les Nourritures affectives”, p. 113.
Avant-propos
L’envie d’écrire, un jour, un article sur le visage disparu m’est venue, en 1996, lors d’une conversation avec Éric Champ, un de mes formateurs, au cours de laquelle il me parla d’un artiste qui avait vécu des choses tellement terribles, lors de la guerre de 1940 qu’il n’avait plus dessiné un seul visage jusqu’au jour où c’était revenu en même temps que s’installait en lui l’apaisement et la capacité de pardon. Ce fut donc, pour moi, une longue maturation qui déboucha sur une ébauche d’article en janvier 2004. Au cours de cette maturation, nombreux furent ceux qui m’encouragèrent à mettre en écriture mon travail d’élaboration intellectuelle. Je les remercie tous chaleureusement. Ce qui suit est le fruit de mes réflexions à partir d’observations personnelles, de lectures et de ma pratique de psychothérapeute.
“ Dessine-moi un visage ”, titre que j’ai donné à cet article, est à entendre comme l’injonction de l’inconscient à emprunter le chemin des retrouvailles avec l’identité perdue qui ignore qu’elle a été perdue… il y a si longtemps. Pour évoquer ce chemin, je ferai appel à certains artistes mais aussi à des contes et à des mythes. Parfois, j’utiliserai la poésie pour dire ce que je ne peux dire autrement.
A- La disparition du visage et de sa représentation
L’enfant, avant six ans, n’a pas les moyens psychiques pour conceptualiser la violence subie. S’il se trouve victime d’abus sexuels graves et dans l’impossibilité de se faire entendre de parents qui renforcent alors la consigne de silence imposée par l’abuseur, son univers intérieur va voler en éclats sous l’effet de la douleur, de l’incompréhension et de la colère interdite. Cette douleur va disloquer son humanité, la fragmenter en morceaux de métal brûlant que ses doigts n’oseront saisir pour en reconstituer le puzzle.
La douleur crée le chaos et installe la confusion. La peur de sentir à nouveau la violence désintégratrice va empêcher l’impulse primaire de procéder à la réunification. Chaque morceau de conscience et du corps porteur de douleur va s’enfermer dans une gangue d’insensibilité. Dans ce réflexe de survie, l’être se cache et la conscience se coupe du corps qui, lui-même se morcelle. Picasso montre très bien ce morcellement lorsqu’à la fin de chacune de ses liaisons, il peint la douleur en action dans les portraits torturés et désarticulés de ses ex-amantes[i].
La peinture abstraite dérive de la douleur, au moins pour certains artistes qui disent explicitement qu’après avoir connu la violence nazie, il ne leur a plus été possible de peindre un visage (d’autres le disaient déjà après avoir vécu l’enfer des tranchées de la première guerre mondiale, comme Otto Dix). Le visage, c’est la représentation de l’humain, c’est l’identité montrée à chacun. Lorsque, du fait de la violence, l’enfant désespère de la bonté de l’homme et en particulier de ses proches, il n’y a plus de visage possible. L’humanité est espoir dans la vie, dans sa capacité de renouvellement et de réparation malgré tout, malgré les horreurs. Le désespoir la nie.
Parce qu’une part d’eux-mêmes a continué à croire en la force de la vie, certains artistes ont pu dépasser le désespoir et son nihilisme. Par un chemin de pardon ils ont pu retrouver une capacité à représenter le visage. Parfois le retour vers le visage est trop fort, insupportable. Nicolas de Staël s’y est brûlé. Peut-être est-ce dû au fait que l’abstraction était une focalisation négative sur le visage, une obsession qui, un jour, apparaît comme telle. Le voile se déchire et, derrière la négation, apparaît l’humain avec ses exigences, mais aussi le trauma qu’il avait occulté.
Chez l’enfant, la perte du visage se traduit par des dessins stéréotypés et simplistes qui perdurent chez l’adulte. Dessins noirs avec peu de couleur. La couleur reviendra progressivement, signe de l’équilibre intérieur que l’enfant recrée au détriment d’une partie occultée qui ne vivra plus que comme un revers dans l’ombre. De la violence à la douleur, de la douleur au visage effacé, du retour de la couleur à la forme, l’adulte fera la traversée de la douleur pour retrouver l’enfant en proie au trauma de la violence insensée et, de là, morceau après morceau, reconstituer le puzzle du visage éclaté jusqu’à la réparation du visage et de l’identité. Dans le Phénomène humain, Teilhard de Chardin trace une vision qui, prise au niveau symbolique, décrit bien ce chemin. Il y évoque la conscience qui, par essais et par erreurs, progresse de degré en degré.
Comme je l’ai mentionné plus haut, certains artistes de l’abstraction nous enseignent que ce chemin est dangereux et qu’il faut lui donner le temps de s’accomplir pas à pas, chaque pas à sa place et en son temps, comme le Prince Charmant de la Belle au Bois dormant qui arrive dans les bois et “à peine s’avança-t-il vers le bois que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s’écartèrent d’elles-mêmes pour le laisser passer” (C. Perrault). Le Prince Charmant que j’assimile ici à la conscience qui, lorsque le temps est venu, accède enfin au caveau où est emmuré l’enfant disparu : “je n’ai jamais eu d’enfance” disent Louise, Marie et Hélène. Une fois que la conscience a accédé à cet enfant, ce dernier doit se faire une place dans un équilibre qui s’était construit sans lui. Le mythe d’Orphée nous dit que la remontée de l’enfant doit se faire également pas à pas, dans le vécu de l’ici et maintenant car, tant que le processus de réémergence/réunification n’est pas achevé, il peut être interrompu.
Dans les pages suivantes, je décrirai les protections psychiques que l’enfant met en place face à la violence intrusive, abusive et dévastatrice de l’adulte, comment se crée un équilibre autour d’une personnalité secondaire, l’importance de la créativité artistique dans l’émergence de cet équilibre. Je passerai ensuite au revécu du trauma par l’adulte, à la phase de réémergence et au temps de la réparation.
B- Le vécu de la violence et les protections qui s’instaurent
“Ma créativité artistique aspire au degré zéro de l’abstraction”. Cette phrase, Louise la prononce en début de psychothérapie après avoir tenté d’analyser en quoi l’art est important pour elle. Dans cette phrase, elle nomme la tentation de l’effacement, un positionnement aux limites de l’inexistence, inexistence vécue comme condition indispensable pour être acceptée comme existante pour les autres. En même temps qu’elle nomme l’effacement, l’expression “degré zéro de l’abstraction” indique un projet de vie qui est, au-delà de l’effacement, de retrouver le visage, son visage, car le “degré zéro de l’abstraction” débouche sur la figuration.
Lorsque la violence de l’adulte, et plus particulièrement la violence sexuelle, fait irruption dans l’univers du jeune enfant, sa première réaction est la stupéfaction et la négation. L’enfant peut donner un sens à la violence des coups donnés par un parent (“il n’a pas été gentil”) ; la violence sexuelle n’a pas de sens pour lui, aucune de ses représentations du monde ne s’y rattache. Et ce non-sens menace de destruction tout ce qui fait sens pour lui, ce sur quoi il avait commencé à construire sa vie.
La première protection que trouve l’enfant, c’est la micro-régulation : “Je vois ma mère me donner des gifles à coups redoublés, je ne me souvenais pas qu’elle avait porté la main sur moi” dit Louise, dans les premières images de l’anamnèse. Beaucoup plus tard, elle fera un lien : “Elle m’obligeait à aller dans le bureau du monsieur”.
La deuxième protection, c’est l’évanouissement. C’est ce que l’enfant va mettre en œuvre lorsque l’adulte décide de le transformer en objet sexuel pour assouvir ses fantasmes. “Je ne veux pas voir, je ne veux pas savoir, je ne veux pas entendre, je coupe”, telle est la phrase qui monte en Louise lorsque le mur de l’amnésie commence à se fissurer. L’évanouissement, c’est le “on efface tout et on recommence”, le “on dirait que ça n’était pas comme ça et on recommencerait depuis le début” du jeu de l’enfant qui a toujours l’espoir qu’il peut réécrire le scénario de la vie à son avantage. L’évanouissement est également une protection psychique parce qu’en ne sachant rien, l’enfant préserve sa capacité à continuer à vivre et à rebondir. Dans ce cas précis, c’est alors le contraire d’une fuite. Parce qu’il ne sait pas, l’enfant peut garder l’espoir que ça va aller mieux, mais en même temps, il commence à instaurer en lui une vie à deux niveaux, intérieurement et extérieurement. Il préserve sa capacité à vivre le quotidien et il assume le tabou du silence. En effet l’évanouissement assure à l’enfant une protection vitale qui préserve son avenir mais cette protection devient aussi celle de l’abuseur et celle des parents. Parce qu’il n’a pas les mots pour décrire quelque chose qui n’appartient pas à ses représentations, l’enfant n’a que l’expression de la colère pour dire ce qu’il vit. Si les parents ne voient dans cette colère qu’un comportement caractériel à réprimer, ils renforceront l’effet négatif de l’évanouissement qui de protection évoluera soit vers un fonctionnement chronique, soit vers une coupure extrême que je qualifierais d’autistique. Ces deux évolutions pouvant également s’additionner et se conforter.
Le fonctionnement chronique peut se faire sur le mode d’une demande de protection personnelle lors d’une contrariété (Hélène : “lorsque mes sœurs n’étaient pas gentilles, je leur disais que j’allais m’évanouir, et je le faisais”) mais aussi sur un mode de protection des parents, l’enfant ayant intériorisé que la colère est destructrice pour ses parents et que s’il se met en colère, il sera la cause de très grands malheurs pour les adultes.
Lorsque les abus sexuels s’étendent sur une longue période, l’enfant prend conscience des limites protectrices de l’évanouissement et se cherche alors des tiers possibles, symboliques et/ou réels, des tiers qui porteront la symbolique de la justice, qui ouvriront à une défusion d’avec le réel, sur lesquels s’appuiera l’élan vital lorsque le désespoir semblera gagner. C’est ce que décrit Louise : “Un soir, dans ma prière, j’ai fait la promesse à Dieu de ne plus me mettre en colère, de sourire quoi qu’il arrive et de faire le point tous les soirs. J’avais quatre ans et demi.” Un contrat de ce type ouvre sur un autre tiers et une autre transcendance qui est la créativité artistique.
Avant de passer à la coupure psychique qu’est l’amnésie, je voudrais faire un détour pour poser les différences que je vois entre refoulement et coupure.
C- Refoulement et coupure autistique
Le refoulement est un sujet trop vaste pour l’aborder tel quel. Je voudrais juste évoquer son rôle dans les cas d’abus sexuels où, me semble-t-il, il suppose la honte. Pour qu’il y ait honte, il faut qu’il y ait conscience du corps sexuel et conscience qu’il faut le protéger (pudeur), ce qui ne peut se faire que pour une personne qui a dépassé l’enfance. À partir d’une réalité qu’elle refuse, elle recrée un réel idéal en gardant en mémoire les seuls éléments qui le confortent. C’est un déni de ce qui s’est passé (une auteure américaine, Jane Smiley[ii], décrit cela très bien à travers une de ses héroïnes), un déni pour continuer à vivre, par exemple, aux côtés du père incestueux, pour continuer à se construire malgré cela. Déni pour refouler au plus loin de la conscience le plaisir fugace d’un fantasme assouvi. Lorsque le souvenir s’impose (dans le roman de J. Smiley, c’est la sœur qui raconte le père se glissant dans la chambre et sortant un grand moment après), c’est la honte qui est première.
Michel del Castillo, dans un autre contexte[iii], décrit très bien l’anamnèse : “Tout s’expliquait, sauf ma mauvaise foi… J’avais toujours su, jusque dans les détails les plus atroces… Pourtant, j’avais bien réussi à demeurer dans l’ignorance, le cœur comme retranché du cerveau.“
Si on le compare à la coupure autistique, le refoulement annule certains souvenirs mais n’altère pas la conscience de l’identité.
Dans le cas de coupure autistique par l’amnésie, la honte vient, pour le client adulte, des rêves qui proviennent de la partie emmurée : “ J’ai rêvé qu’un ami me caressait et je sentais son sexe en moi mais ce n’était que de la merde et des saletés ”. Ces rêves qui disaient que le sexe est lié, de façon incompréhensible, à la saleté provoquaient une telle gêne pour Louise qu’elle n’osait pas les apporter en séance.
Il y a, d’autre part, une perte d’identité et un effacement complet de ce qui précède : “ J’ai l’impression que les souvenirs que j’ai de mon enfance m’ont été dictés par mes parents ; ils ne viennent pas de moi, ils ne sont pas à moi “ (Hélène) ; “ je me sens étrangère à mes souvenirs“ (Marie). Lorsque la mémoire revient, c’est un cyclone de colère qui secoue organiquement la personne.
D- La coupure autistique[iv]
Lorsque la situation d’abus ou de violence sexuelle se termine sans que l’enfant ait pu obtenir justice par la reconnaissance de sa douleur et que toutes les voies d’expression (colère, cauchemars) lui sont refusées, l’amnésie est la conséquence et la suite de la mise en place de l’évanouissement comme protection pour continuer à vivre “malgré”.
La mère ne peut entendre ou ne veut entendre et elle est souvent complice passive.
S’il n’est pas l’abuseur, le père ne veut pas entendre parce que quelqu’un de son entourage serait mis en cause, ne peut pas entendre parce qu’il est absent. Absent symboliquement parce qu’il a laissé le pouvoir à sa femme à l’intérieur de la maison. Absent réellement du fait de son travail ou des horaires postés qui l’empêchent de rencontrer sa femme dans la journée. Absence du fait de la maladie ou de l’alcoolisme : “Mes parents n’étaient pas présents lorsque j’ai eu besoin de leur protection” (Hélène) ; “ Lorsque j’ai fait mes premiers cauchemars, mon père a exigé que je laisse les adultes en paix“ (Louise). A ce stade, la violence des parents excédés par les signaux d’alarme de l’enfant s’ajoute à celle des abus sexuels et renforce ses sentiments d’injustice, de trahison et d’impuissance désespérée.
La coupure psychique peut être totale ou partielle. Elle peut être dynamisante ou paralysante. Et je me demande si certaines paralysies physiques ne sont pas, même longtemps après, la somatisation d’un trauma psychique. Elle vient d’un réflexe vital, d’un effort de tout l’être pour établir un équilibre. C’est une forme de compromis.
La coupure totale est négation et rejet de la réalité. L’enfant se fige dans une demande de justice et dans une dépendance vécue comme une réparation du mal enduré (cette attitude a d’autres causes possibles que les abus ou traumas). C’est une fuite. Au contraire, la coupure partielle dont je vais parler ci-dessous est une adaptation extrême à une situation dramatique. Elle part du constat de l’enfant que ses forces ne sont pas suffisantes pour faire bouger ou modifier la tangibilité massive de la réalité du déni par les adultes et elle aboutit à l’instauration de nouvelles bases à partir desquelles la créativité de la vie inventera un modus vivendi avec le réel accepté comme tel. Cette adaptation est tellement grave voire dangereuse que le psychisme ne s’y résout qu’après avoir convoqué le ban et l’arrière-ban des sentiments et des énergies qui leur sont propres.
Dans la vie courante, on parle de l’”énergie du désespoir” pour expliquer comment des personnes ont trouvé en elles les ressources qui leur ont permis d’échapper à une expérience dangereuse. Je ne suis pas sûre que l’expression soit exacte. Le désespoir est désordonné, aveugle et souterrain. Derrière le désespoir, il y a des espoirs beaucoup plus discrets, quasi invisibles. Discrets parce qu’occupés à faire l’état des lieux et à rassembler toutes les forces physiques, intellectuelles, créatives, toutes les énergies. Le désespoir naît de la douleur, il s’apitoie sur elle mais il est aussi le seul lien par lequel elle arrive à manifester son existence. L’espoir appartient à la source qui fraie son chemin obstinément à travers les ténèbres jusqu’à ce qu’elle parvienne à la lumière. L’espoir, c’est Orphée qui croit encore à la vie quand la mort est là. C’est la fée qui organise le château de la Belle au Bois dormant de telle façon qu’elle ne sera pas perdue à son réveil.
Pour évoquer le mécanisme de la coupure, je vais prendre le détour des romans et feuilletons du XIXème siècle[v]. Dans le ressort dramatique de l’action apparaît souvent le phénomène dit de la fièvre cérébrale. C’est presque un lieu commun, tellement commun qu’il doit traduire une réalité fréquente à l’époque. Il y a deux cas de figure : soit cette fièvre est la conséquence d’une peur violente et elle est le passage obligé pour l’évacuation de cette peur, soit elle est la conséquence d’une impossibilité tragique à continuer à vivre comme jusque-là, du fait d’un trauma psychique ou physique. Il y a un troisième cas (que je cite seulement pour mémoire parce qu’il est la conséquence inverse du mécanisme que je tente de décrire) qui est l’anamnèse d’un passé impossible à assumer.
La fréquence de ce phénomène s’explique par l’organisation familiale qui rassemblait dans des maisons bien peuplées des membres de plusieurs générations auxquels il fallait ajouter ceux qui étaient de passage plus ou moins longtemps. Pouvait s’y ajouter l’isolement de l’habitation du fait de la saison ou de la lenteur des moyens de transport. Ces facteurs ont fourni des occasions de violence physique ou psychique beaucoup plus nombreuses que de nos jours.
La description de cette fièvre se fait selon un schéma qui varie peu. Elle commence souvent, mais pas toujours, par un évanouissement (une petite mort) suivi d’une forte fièvre au cours de laquelle la personne devenue muette (sauf pour quelques propos incohérents) ne semble ni voir, ni entendre, encore moins reconnaître quiconque. Elle est abattue et ne manifeste aucun besoin : il faut y veiller pour elle. Des larmes coulent et lorsque les yeux sont ouverts, le regard est fixe, perdu. Parfois, une grande agitation s’empare d’elle. Je qualifierais cette phase d’autisme, car la personne n’est pas inconsciente ; elle ne manifeste rien. Comme dans l’autisme, son regard peut se fixer sur certains détails, comme des reflets lumineux. Plus tard, il lui restera de cet épisode quelques souvenirs fragmentaires, flottant dans le vide.
Lorsque la fièvre cède, la personne redevient présente ; l’apathie fait, petit à petit, la place au retour à la vie normale. La personne est guérie mais elle ne sera plus jamais elle-même. On dira à son sujet qu’elle est devenue l’ombre d’elle-même. Orphée a perdu son Eurydice.
Quand l’impasse intérieure menace la vie même et que la personne acquiesce à la mort, la fièvre crée les conditions nécessaires pour que l’autisme s’installe. C’est un autisme de protection qui remplit une fonction identique à l’anesthésie pour une intervention chirurgicale. Pendant que la personne est protégée dans sa bulle, en état d’inertie, le psychisme coupe ce qui doit être coupé, raccorde les morceaux qui restent entre eux, recoud et reconstitue un tissu. La personne ne mourra pas ; elle vivra et, seule, une partie d’elle sera morte.
Avec cette chirurgie, l’amnésie s’installe par amputation de la partie atteinte et gangrenée par le trauma. Lorsque la personne émergera de son anesthésie, elle ne saura rien de ce qui lui manque, elle ne saura même pas qu’il lui manque quelque chose dans son identité. La Belle au Bois dormant repose dans son château qu’entourent forêt épaisse et ronces inextricables.
C’est ce mécanisme que Louise revivra et décrira en séances après plusieurs mois d’anamnèse progressive. Elle dira qu’un jour elle s’est couchée en se disant que si elle était très sage, elle s’endormirait dans les bras de Jésus et qu’elle ne se réveillerait plus. Pendant plusieurs jours, elle est restée comme totalement paralysée. Seuls, ses yeux bougeaient. Après l’acceptation de mourir, la maladie a été un ultime appel au secours. Sa grand-mère, chez qui cela se passait, ne s’y est pas trompée et s’est battue à ses côtés. Cette alliée a créé un espoir sur lequel s’est appuyé l’élan vital. Lorsqu’elle est revenue à elle, elle avait perdu son enfance (“Je ne t’ai jamais vue jouer” a dit une de ses soeurs), ne savait plus rien sur elle et, grande cause d’angoisse, ne savait plus dessiner. Beaucoup plus tard, Louise se demandera s’il y a un lien entre la compréhension immédiate qu’a eue sa grand-mère et l’histoire que racontent trois photos de sa tante Joséphine : ces photos montrent Joséphine à cinq ans, vers 1920. Sur la première, Joséphine est toute en rondeurs, visage ouvert, regard pétillant et malicieux. Sur la deuxième, elle est enveloppée de couvertures, dans un fauteuil, convalescente d’une grave maladie jamais nommée clairement, si ce n’est qu’elle a failli en mourir. Son regard est éteint et le visage n’est pas habité. Sur la troisième, elle est maigre, toute en longueur, sourire flottant, regard lointain ; elle a déjà le visage et le corps qu’elle aura à l’âge adulte.
L’enfant ainsi décrit connaîtra intellectuellement un âge officiel qui ne correspondra à aucune réalité intérieure. Il restera flottant dans une maturation physique, intellectuelle en inadéquation avec son vécu intérieur. Avec la perte de l’enfance, c’est la perte du jeu et de son espace transitionnel, tel que l’entend Winnicott[vi] (espace où les possibles peuvent être expérimentés ; la lecture des contes en nourrissant l’imaginaire permet à la créativité artistique d’en faire office). Il peut y avoir perte partielle de l’identité sexuelle. Perte de qualités, telles que la vivacité et la gaieté. Vient une sagesse précoce dont l’entourage s’accommode vite. Les romanciers soulignent tous la différence entre un avant où la personne était insouciante, légère et gaie et un après où elle fait montre d’une sagesse et d’un sérieux étonnants : “ Un jour, j’ai perdu gaieté et insouciance ”, ressasse Hélène en séance.
L’enfant, devenu ombre d’une part de lui va désormais marcher sur un chemin parallèle au sien propre qui me fait penser à ce que Jung décrit avec le concept de “persona”. Il sera, d’une certaine façon, hors de lui, à cheval entre le passé et l’avenir, tenu en arrière par le passé à jamais non-dit qui l’enchaîne et tendu vers l’avenir que l’espoir lui montre toujours forcément meilleur. Meilleur que le passé qui fait suinter une cicatrice qui reste inachevée. “Le héros des contes donne un peu l’impression d’agir en somnambule, de repartir chaque fois à zéro, de rester comme un étranger à soi-même et à l’action”[vii].
Et le présent ? Il n’y a plus de présent. La peur l’habite. La peur d’avoir mal, la peur qu’en se posant, on se pose mal. Il suffit d’un scrupule (petit caillou qui, en se coinçant dans les chaussures des légionnaires romains, blessait leur pied et les empêchait d’avancer).
Du fait de l’amputation, l’enfant devient un handicapé de l’identité et ce handicap le rend dépendant des autres à qui il donne le pouvoir de dire qui il est. Et si les autres se trompent, l’angoisse, sombre gardienne de l’identité véritable, suscite le désespoir pour clamer l’erreur.
Les émotions épousent la dualité due à la coupure. Soit elles ont toutes les apparences de la vie (gaieté, vivacité, colère) mais elles n’en ont que les apparences car la personne, ne les sentant que dans son être social, va se mettre hors d’elle pour les exprimer. Soit elles surgissent en vagues submergeantes qui, telle une tornade, aspirent toute l’énergie pour se manifester. Cet émotionnel réel est toujours teinté de tristesse ou de désespoir, émergences de la colère interdite, occultée. Et c’est cette colère sous-jacente qui rend la vague émotionnelle incontrôlable. Dans les deux cas, leur succède la fatigue due au vide énergétique.
Dans la personne cohabitent désormais, sans se fondre, la personnalité sociale et l’identité souterraine. On dira peut-être de cette personne qu’elle est profonde parce qu’elle est tournée vers son intériorité, à l’écoute du point souterrain où les deux parties gardent un trait d’union qui préserve une unité. Et c’est à l’écoute de ce point de convergence et de dialogue que la personne doit de garder son équilibre.
La créativité artistique peut être ce point de convergence et de dialogue, tel Orphée qui fait le lien entre la terre et les enfers. Sinon, il y a risque que la coupure devienne un mode de fonctionnement chronique avec mise en danger. “ Quand je vais à la plage, je prends le chemin le plus court qui passe par un promontoire élevé d’où je dois plonger. Comme j’ai peur du vide, je m’oblige à ne plus penser et je ferme les yeux avant de plonger ” (Hélène).
E- La créativité artistique : point de dialogue intérieur après la coupure et préparation d’un chemin de réparation
“Entre la forme absolue et l’informe absolu, il y a un équilibre que seule la masse perçoit dans son volume : la couleur est littéralement dévorée, il faut se retirer dans l’ombre des voiles, se cramponner à chaque plan à peine perceptible” (Nicolas de Staël)[viii].
Après la coupure, la psyché se cherche un équilibre entre la forme devenue absolu du corps et l’informe absolu d’une identité à reconstruire. Le corps prend une importance considérable comme contenant l’incontenable qu’est le vide. Face à ce vide créé par l’irréel de la réalité niée, le corps devient surréel en ce sens qu’il est surinvesti comme signifiant du réel (cf. le “ je me pince pour vérifier que je ne rêve pas ”). C’est son ressenti (“ senti deux fois ”) qui dira le réel. L’importance du corps réside également dans le visage physique solide qui s’oppose à l’effacement du visage symbolique et porte l’espoir de son retour.
La douleur peut modifier le visage, le modeler ; elle ne peut le faire disparaître. Ce qui efface le visage, c’est la violence sans visage d’où est absente la parcelle d’humanité qui permet l’identification, le début de mise en sens. La violence sans visage ne peut être mise en mots ou en représentations symboliques ; elle ne peut, par exemple, être transposée dans un jeu.
L’enfant dans sa quête de sens va s’accrocher à “ chaque plan perceptible ” en cherchant à déceler chez l’abuseur un écho de sa propre douleur. Cette recherche l’amène à une ouverture qui renforce la capacité intrusive de l’adulte et scelle une complicité qui l’amènera à se taire (cf. sur un autre plan, le syndrome d’Oslo).
Sur le chemin de la résilience par la créativité artistique, la lecture des contes peut être déterminante parce que dans la structuration des repères, le conte apporte une symbolisation là où elle semblait impossible et parce qu’il donne le signal qu’un adulte a compris cette violence puisqu’il en a fait une histoire. C’est une lueur dans le puits du » non-sens « . Le conte va alors nourrir et recréer un imaginaire en place de celui qui a été amputé. La créativité artistique, en remplaçant le jeu disparu, réoriente l’ouverture abusive en concentration intérieure, méditation et écoute. Elle maintient ainsi l’enfant, puis l’adulte en contact avec l’au-delà de la coupure.
Je parlerai ici des formes d’art que je connais bien, à savoir, la couleur, le dessin et la musique. J’écarte l’écrit parce que cette forme de créativité est difficile voire impossible pour qui n’a pas trouvé dans les mots le support pour se faire entendre. Un écrit, ce sont des mots qui se mettent en harmonie pour créer une chaîne qui fait sens parce que chaque mot est à sa place et se fond dans l’ensemble et parce qu’il fait naître l’envie du dialogue chez l’autre. Ce qui me fait penser à la réflexion d’Odile : “ Quand j’étais petite, je n’existais pas ; alors je faisais des dessins très beaux et les gens me parlaient ”.
Dans l’expression graphique, la forme absolue, c’est le dessin et l’informe absolu, c’est la couleur. Le dessin, c’est la recherche du sens avant tout. En voulant reproduire le mouvement, il le trouve par une libération paradoxale de la forme ou le perd dans le » non-sens » du trop délié (où il s’égare dans les méandres du gribouillis) ou du trop rigide. Pour l’enfant, puis l’adulte en recherche, le dessin est un Graal du sens. J’entends par cette expression ce que la pulsion de vie montre comme ce qui pourrait être lorsque les épreuves auront été traversées. C’est une incitation à rester debout dans l’instant en montrant un objectif atteignable dans le futur. Cet impulse a tellement de couches et de barrières à traverser qu’il arrive très affaibli à la conscience qui n’en perçoit que l’injonction. Mû par lui, l’enfant, puis l’adulte, se met en quête et se heurte à la rigidité de la forme sans mouvement. Ce sont, par exemple des “ bonshommes-bâtons ”, des maisons stéréotypées, des formes géométriques qui se répètent en frises… Et ces rigidités et stéréotypes semblent indépassables. “ Il trouvait le figuratif trop peu vivant sous son crayon ”, dit Anne de Staël[ix] de son père.
A l’inverse du dessin, la couleur tend à aller vers le flou et l’indifférencié du noir ou du blanc. Avant même de travailler sur le sens, travailler avec la couleur c’est travailler la différenciation. Le sens commence à émerger par l’organisation de masses de couleurs qui se font nommer. Elles s’extraient ainsi du chaos de la non-couleur où les entraîne leur tendance à fusionner entre elles. Les différencier, c’est les mettre au service des émotions enfouies. Les émotions qui ne sont plus senties peuvent néanmoins être traduites par la couleur grâce à sa plasticité. Plus les couleurs se diversifient par l’ajout des gammes, des tonalités et des intensités, mieux s’exprime le souterrain. Mieux s’exprime le souterrain, mieux se garde le contact et à ce contact se recrée un équilibre qui se manifeste par une création harmonique où chaque couleur chante et fait chanter ses voisines dans une mise en valeur mutuelle.
La musique offre la forme et la plasticité. La forme peut se stéréotyper rapidement en couplets et refrain. Parce que le chemin est connu et qu’on ne s’en détourne pas, parce qu’il y a, régulièrement, réapparition du connu qui ne change pas, elle est apaisante et rassurante. D’autant plus que, contrairement au dessin, sa fixité désespérante n’apparaît pas de prime abord. Il y a apparence de mouvement. Autant que la couleur, la musique est aussi improvisation, mais avec la musique apparaît un tiers qui canalise l’énergie, impose un rythme et oblige à faire une différenciation. La voix ou l’instrument impose les règles minima indispensables à l’existence même de la musique qui est organisation de sons hors du chaos qu’est le bruit en tant que bruit. Je dirai même que deux tiers sont nécessaires pour que les sons deviennent musique et se différencient du bruit. Le premier est l’instrument ou l’air qui fait vibrer les cordes vocales : c’est l’air qui fait déjà tiers à la naissance en décollant les poumons et en donnant sa première autonomie à l’enfant (ici l’air qui produit le chant est le tiers qui fait sortir le cri coincé sous la forme de sons qui, en s’organisant, font sens) et c’est l’air qui est la condition pour qu’existe l’espace de chacun. Le deuxième tiers est une conceptualisation nécessaire qui organise les sons au fur et à mesure de leur production à la recherche d’une cohabitation entre eux qui se rapproche de l’harmonie. La musique élude, de cette façon, le dilemme entre forme absolue et informe absolu.
Par sa vocation de différenciation, la musique peut s’approcher de l’informe et donner à l’imaginaire une représentation de ce qu’il est (ce que fait la musique atonale). Elle fait de même avec le vide et le vertige qu’il provoque en jouant avec les silences. Parce qu’avec elle les silences sont contenus, elle permet de mettre à distance la peur qu’ils suscitent. Parce qu’elle leur donne une représentation et une place, elle leur donne du sens. Il est ainsi plus facile d’apprivoiser, puis de s’approprier les parties inconscientes qu’elle fait surgir, parler, chanter.
La couleur, qui participe de l’ombre, peut la dévorer ou être dévorée par elle. Il y a risque de se perdre dans l’improvisation infinie qu’elle propose ou d’être fasciné par sa crudité lorsqu’elle émerge dans sa franchise. Il y a un chemin à créer pour aller de cette crudité à la diversité des nuances. Nombre de peintres contemporains se sont laissés prendre au piège de cette crudité.
La musique échappe à ce piège parce que, dans l’improvisation vocale, la note, le son ne se donne pas comme une entité évidente. La voix va tourner autour de cette note jusqu’à ce qu’elle trouve celle qui est juste car elle donne une ouverture pour continuer. Et ainsi se crée un chemin. D’autre part, parce que son canal naturel est la voix, la musique a la possibilité de dire un indicible qui n’a pas de mots ou n’en a pas encore pour être parlé. Elle est ainsi vecteur de mise en relation et de dialogue avec les autres mais aussi avec soi (c’est Orphée charmant de sa lyre les divers gardiens des Enfers). Elle ne peut, cependant, suppléer à la mise en mots. Sinon, il y a risque de l’enkyster dans un émotionnel chronique, progressivement envahissant où la personne se noiera. Elle devient alors support obsessionnel et c’est ainsi que je comprends le naufrage de Schumann.
Le dessin donne une forme au visage mais de façon rigide et morte. La couleur lui donne la vie des émotions enfouies mais ignore sa forme. La musique donne à entendre la vie dans ce qui semble gouffre, vide et silence.
Pour les motifs que j’ai évoqués plus haut, je pense que la musique est parfois la porte d’accès à la forme et à la couleur, lesquelles sont alors apprivoisées progressivement en passant d’une improvisation minimum avec des contraintes étroites à une improvisation de plus en plus étendue par élargissement du cadre. Le cadre qui, au début, est un préalable indispensable, nécessaire, pour la découverte de l’inconnu qu’est l’improvisation, en vient, un jour, à faire partie de la réalisation. L’artiste a alors apprivoisé son vide intérieur : il se sent solide et le cadre appartient à la vie de l’œuvre qui va se créer.
Après la coupure, si la douleur rencontre l’art, elle commence sa transmutation. La douleur connaît la lutte perpétuelle d’antagonismes qui lui échappent. Lorsque les couleurs émergent des ténèbres, l’œil découvre une lutte semblable et l’art fait faire l’apprentissage de leur alliance. L’art établit d’abord ses structures loin de l’abîme. Plus ses structures sont solides, plus les sens deviennent sûrs, plus ils se rapprochent du gouffre pour en recevoir les stimulations imaginaires qui transforment rigidité et fixité en mouvements.
La douleur a peur du mouvement qui risque de la réveiller, peur qu’il transforme le gouffre en chaos. Le gouffre est contenant pour elle. Elle a peur que le mouvement dissocie les parois du gouffre et la laisse flottante dans le chaos. “ Pendant longtemps, j’ai refusé de m’exprimer artistiquement parce que j’y voyais une grande violence : une énergie qui cherche à s’exprimer et qui est barrée “ (Louise). Pour qu’existent les conditions préalables à la transmutation de la douleur, l’art crée d’abord des structures symétriques à celles du gouffre (avec des choses simples et des contraintes étroites : par exemple, jouer avec la couleur en assemblant des bandes de tissu ou en les tissant[x]. Jouer avec ces contraintes, c’est jouer avec le cadre, ses règles et sa réalité).
Lorsque la douleur rencontre le cadre de l’art, elle commence à découvrir le mouvement créateur de la vie. Au fur et à mesure que la vie insinue son mouvement en elle, ses glaces deviennent ruisseaux, ses neiges fécondent la terre qui devient prairies multicolores, ses roches s’érodent et ses ravins se comblent, ses gorges deviennent de larges vallées. “ Je suis comme un schéma géométrique d’un paysage qui aurait progressivement vu ses angles s’arrondir, ses lignes s’adoucir, ses vides se remplir d’ombres et de lumières, de reliefs “ (Louise).
Alors la douleur s’aventure hors de son antre et stimule l’imagination créatrice pour qu’elle élargisse, voire brise le cadre devenu trop protecteur. L’art de l’arabesque, mouvement apparemment sans règle de l’improvisation, s’approche toujours plus du gouffre pour en recevoir l’impulsion et se rapproche alors de son point de dislocation. C’est l’imagination créatrice au bord du vide. “ Le vertige, j’aime bien cela, moi, j’y tiens ” (Nicolas de Staël).
Le point de dislocation est une phase de vérité dans le processus de transmutation de la douleur. C’est le “ degré zéro de l’abstraction ” dont parlait Louise dans une citation ci-dessus qu’elle complétait ainsi : “ puis s’approprier les couleurs, les émotions pour une naissance à la beauté ”. Cette dislocation des structures de la douleur fait la place à l’émergence du visage et à l’anamnèse ou au chaos. Dans le deuxième cas, soit parce que l’art n’a pu créer un cadre assez solide et contenant, soit parce que la douleur n’a pas été vécue, traversée et acceptée en conscience (“ Pour lui, il n’y avait pas de passé ” dit Anne de Staël), l’arabesque devient mouvement débridé au tempo frénétique (“ schneller, so schneller ”, “ plus vite, encore plus vite ”, écrit Schumann, en tête de ses dernières compositions ; “ le sentiment d’urgence était très fort, il lui fallait aller très vite ”, dit Anne de Staël) ; un élan impétueux, par poussées successives, comme le décrit Nicolas de Staël au moment où il s’ouvre au figuratif : “ Le dessin, qui était le premier surgissement de lignes inconscientes, peut aujourd’hui s’adresser au visible“. L’élan impétueux risque de déboucher sur l’hallucination (état d’agitation extrême, hors de soi, au sens grec ; celui qui dort debout, au sens latin).
La forme peut être comparée à la caverne des trésors dans les contes et le dragon qui en garde l’accès est la douleur transfigurée et défusionnée par la couleur. Celui qui croit avoir conquis avec la couleur un monde qu’il peut recréer chaque jour a utilisé la douleur pour se donner des pouvoirs de démiurge et s’est en même temps coupé de ses racines. C’est ainsi que je comprends la phrase suivante d’Anne de Staël à propos de son père : “ Il voulait un atelier tout blanc pour pouvoir y recréer le monde, le réinventer, dire : voilà tout commence là ”. Lorsqu’il approche de cette caverne qui renferme les trésors de la forme et du visage retrouvé, la croyance en ses pouvoirs ne l’a pas préparé au choc de l’affrontement avec le dragon qui crache son feu de colère embrasante car l’émergence du visage est aussi celle d’une colère apparemment impossible à contenir. Cet embrasement reforme une fusion d’autant plus dévastatrice qu’il n’y a pas eu de travail préalable avec les racines pour affermir l’assise mais aussi pour accéder à la source qui combat l’assèchement dû à la fournaise. Ce que je décris là, c’est le passage d’une coupure névrotique à une coupure psychotique et je me positionne ainsi dans la suite de ce qu’Yves Brault a publié dans le numéro 21 d’ADIRE[xi].
Le chemin qui amène la douleur à passer de la rigidité à la peur, de la peur à l’inextricable de la colère, de la colère à l’émergence de l’histoire, c’est pas à pas, l’éveil de la conscience et la progression du Prince Charmant vers la Belle au Bois dormant.
Il y a une troisième alternative à l’embrasement ou au revécu pas à pas, c’est celle que décrivent certains contes et dont on retrouve le thème dans “ Le Château ” de Kafka : arrivé devant la porte du château qu’il a cherché, le héros renonce à y entrer par peur des dragons et des épreuves qu’il aura à affronter. Désespéré, il tourne autour du château pour trouver un autre accès. En vain.
F- Anamnèse et mémoire du corps
Dans le revécu du trauma, le rôle du corps est important. Du fait de la protection mise en place par le biais de l’évanouissement, d’une part, de la coupure autistique, d’autre part, les faits les plus violents ne peuvent parvenir à la mémoire intellectuelle. Le corps a gardé la mémoire de ce qui a été subi sous forme, entre autres, de zones de souffrance diffuse constantes et inexplicables : “ J’ai toujours eu une zone de souffrance dans le dos qui allait en diagonale de l’épaule gauche au bas droit de la taille. Je viens de comprendre que c’est la trace des coups de ceinture qu’il me donnait pour me faire sortir des évanouissements “ (Louise, après le revécu du trauma).
Il est souhaitable qu’outre les séances de psychothérapie, les couches de tension du corps soient nettoyées l’une après l’autre en associant diverses branches du médical et du paramédical (acupuncture, énergétique homéopathique ou non, ostéopathie, massages…) afin d’arriver progressivement sur la couche primaire du trauma. Ce nettoyage petit à petit renforce corps et psyché et les met en capacité à accueillir violence du choc et violence des émotions. Jusque-là, elles se sont exprimées sous forme de lames de fond sans signification d’une émotivité irrationnelle, par des larmes contenues qui s’écoulent par le biais de liquide nasal intérieur, par des souffrances physiques diverses…
Au niveau de la psychothérapie, l’anamnèse doit trouver un biais, une porte pour émerger. L’événement primaire étant verrouillé pour les raisons évoquées ci-dessus, je ne suis pas sûre que ce soit possible ou souhaitable d’arriver directement dessus. Je peux citer le cas de Louise qui, dès le début de sa thérapie, avait amené, par l’intermédiaire d’un rêve, un événement qui l’avait bouleversée au début de sa vie adulte. Elle s’était ensuite souvent plainte de rencontrer une paroi de verre chaque fois qu’elle voulait aller dans un certain sens. Longtemps après, l’évocation renouvelée de cet événement a agi comme une bombe qui a fait voler la vitre en éclats. Cet événement qui présentait certains points communs avec ce qui s’était passé lors de la phase de maladie de la coupure avait, à l’époque, créé une fissure dans la muraille de l’amnésie. C’est cette fissure qui a été agissante dans l’émergence de l’anamnèse.
J’ai évoqué la “ Belle au Bois dormant ” plus haut ; je voudrais, à propos de l’anamnèse, évoquer un autre conte, “ Kirikou et la Sorcière”[xii], raconté sous forme de dessin animé. On y apprend que la sorcière est une femme devenue très méchante sous l’effet d’une atroce douleur provoquée par une épine que des hommes ont planté dans le bas de son dos. L’anamnèse se fait, pour elle, lorsque Kirikou arrache avec ses dents cette épine. Le déflux peut alors se faire et la transformation avoir lieu. La localisation de cette épine est intéressante car le bas du dos est le siège du psoas que certains acupuncteurs, homéopathes ou ostéopathes considèrent comme le muscle de la colère rentrée ou du lâcher-prise. Ils ont observé qu’il a tendance à se tétaniser plus qu’un autre dans le cas d’une concentration importante de colère interdite et qu’il se détend lorsque se produit un lâcher-prise de la douleur comme identité vers une colère déflux. Ce lâcher-prise est le contraire de la colère de la sorcière extériorisée en haine contre les hommes, colère de protection et de défense qui s’ignore comme telle et qui puise son énergie dans la douleur incessante. La colère devient alors un dérivatif à la douleur sans qu’il y ait un accès pour en éliminer la cause.
Lorsque l’histoire va commencer à émerger, le psoas va donc se manifester un des premiers parce que la colère cherchera à émerger, bousculée entre un trop-plein qui veut sortir tout, tout de suite et une canalisation nécessaire. La colère qui n’avait pas de sens doit en trouver au fur et à mesure de la remontée des faits sinon elle risque de foudroyer par son énergie excessive en consumant de l’intérieur la personne. Certains médecins homéopathes pensent qu’elle peut même provoquer des décalcifications en “ brûlant les os ”.
Tant que la colère n’est pas atteinte dans sa cause première, la tristesse plus diffuse la masque : elle est constituée de l’opacité de toutes les larmes séchées, desséchées qui n’ont pu sortir, s’écouler faute d’un être pour les accueillir, d’une oreille attentive pour entendre, d’un bras qui soutient. La colère accueillie dans un espace protégé fait fondre la tristesse en larmes qui deviennent flux de nettoyage, accès à l’émotion, lâcher-prise et source.
L’anamnèse, c’est aussi la transmutation de la sidération en passivité agissante. Orphée est descendu aux Enfers de par sa volonté ; il doit maintenant se laisser guider. Sa volonté se met au service du lâcher-prise pour museler la peur alors qu’il avance les yeux ouverts découvrant des horreurs à chaque pas. La peur recréerait la sidération et il mourrait. En même temps, il doit reconnaître la peur et la nommer chaque fois qu’elle se présente car la peur est un éveil de la sensibilité comparé à l’anesthésie de l’angoisse. Entre la peur et l’angoisse, il doit choisir. Choisir l’angoisse serait céder à la tentation de la quiétude béate des Champs Élysées ou écouter les enchanteresses qui lui chantent les charmes que l’on trouve en buvant l’eau du Léthé, le fleuve de l’oubli et du sommeil éternel. Il doit se souvenir qu’il est venu faire œuvre de vie en ramenant Eurydice vers la terre.
Le toucher du corps (massage ou caresse) éveille excitations émotionnelles, génère une énergie du faire ou du bouger. Ce toucher n’est pas intériorisé comme quelque chose de bon ; il réveille la vigilance, voire la colère et dans la phase réparatrice, la possibilité entrevue du plaisir se mêle à l’émergence violente de cette colère. La détente qui commence à se faire dans le corps en même temps qu’elle prépare à recevoir le plaisir venant de l’autre laisse l’espace à une colère qui veut être agie et non plus subie.
Lorsqu’il y a eu coupure autistique (ce dont je m’occupe dans cet article), il y a l’anamnèse proprement dite, la remontée de l’histoire, épisode par épisode (c’est Orphée aux enfers). Lorsque l’histoire est reconstituée, vient la remontée de la partie amputée qui va se regreffer puis la réunification. C’est Orphée qui remonte Eurydice. Ce sont deux phases dangereuses, en particulier au niveau de la santé du corps (risque de cancer, de paralysie par excès de tétanie …).
La phase de l’anamnèse est dangereuse car la personne en train de devenir sujet de son histoire va avoir à lutter contre la culpabilité qui émerge comme une globalité d’affects divers apparemment indifférenciés et l’autodestruction. Je vois la culpabilité comme un mélange de douleur, de colère, d’appel à l’aide, de haine, de tristesse-résignation, de terreur retournée contre soi par crainte d’être dangereux pour l’autre et aussi d’impuissance à soi-même par rapport à l’impulse primaire. Cette impuissance à soi sécrète la culpabilité du fait que l’énergie vitale se perd entre ces affects qui s’entretiennent mutuellement dans un cercle infernal qui l’emprisonne. Elle tourne en rond, s’épuise et se renouvelle dans la recherche d’une issue libératrice (mécanisme qui pourrait expliquer certaines fatigues chroniques). La culpabilité serait alors la question du sens posée à la personne sur son impuissance, sur sa résignation à cette impuissance, sur le quand et le comment sortir de cette impuissance-résignation. Plus la personne se replie sur elle-même, plus l’impulse primaire va l’interroger sur cette énergie emprisonnée qui cherche son chemin.
Lorsque l’anamnèse commence, émerge avec elle la question d’une faute imaginaire suscitée par un abus réel ou d’une faute réelle d’avoir seulement osé imaginer que l’abus ait pu avoir lieu. Fantasme ou réalité de ce qui émerge. Le rôle du psychothérapeute est, à cette phase, essentiel pour aider à discerner ce qui est là à travers ce qui émerge par le corps, les rêves, les images, les émotions mais aussi pour aider la connexion organique qui se recrée : passage par les émotions en place d’un fonctionnement qui saute de l’organique profond au concept. La recréation de la connexion organique est essentielle pour canaliser l’impulse primaire à travers les émotions et le vécu du corps jusqu’au concept. Si l’impulse primaire libère son énergie trop fort avant que la personne soit prête à la vivre en se l’appropriant et en la conceptualisant, cette énergie risque d’être perçue comme une force brute, destructrice en comparaison de l’état d’autostagnation. Dans la panique d’incompréhension qui l’habite, la personne va alors inverser les sens de la vie et de la mort. Je rejoins ainsi le fameux concept de pulsion de mort repris par Freud. La pulsion de mort serait alors une pulsion de vie qui a été bloquée et qui se libère trop brutalement pour que le sujet puisse l’appréhender comme telle.
L’anamnèse est ainsi le revécu du passé au fur et à mesure qu’il émerge, revécu que le psychothérapeute aide à sortir du fantasme créé par l’attitude des adultes pour le remettre dans sa vérité. C’est en même temps le revécu libérateur parce qu’autorisé, connu et reconnu de chacun des affects au fur et à mesure qu’ils émergent en se différenciant. Il peut être nécessaire que le psychothérapeute les nomme pour que le sujet en train de naître puisse les vivre et les traverser en conscience sans avoir à fournir un effort de concept qui le couperait de cette nouveauté qu’est le vécu de l’émotion au présent.
La restitution du visage consiste, à ce moment-là, à se dépouiller des faux habits de la culpabilité. C’est une période où il faut avancer sans regarder en arrière, sans même chercher parfois à interpréter les rêves qui remplissent alors pleinement leur fonction de digestion et de réparation psychique. La réparation commence avec la deuxième phase.
Le pont peut servir de métaphore à ce qui se passe au cours de la psychothérapie pour aller vers l’anamnèse, pour la vivre et aller ensuite vers la réunification. Il y a reconnaissance des deux rives d’une faille. C’est un chemin qui rassemble ce qui était séparé. C’est, dans un premier temps, le signal qu’une partie de la psyché a été mise à l’écart. Dans un deuxième temps, c’est une mise en dialogue à partir de cette reconnaissance. En séance, Elodie voit le pont comme la transformation en chemin de l’agrafe chirurgicale qui fermait la cicatrice et tenait ensemble les deux parties calcinées d’elle-même.
G- La réparation : de la vie sage des plantes au visage retrouvé
Dans le travail qui va de l’anamnèse vers la réunification, le cheminement du pont franchit une étape décisive lorsqu’il y a découverte que l’abîme et le vide qu’il crée symbolisent, d’une part l’impossibilité psychique de concevoir la négation du réel et sont d’autre part, des leurres, des fantômes qui masquent l’incapacité d’habiter le présent dans l’ici et maintenant. Les deux failles peuvent alors être nommées comme passé et avenir avec le vide du présent qui les sépare, tel un gouffre. Vivre le présent dans l’ici et maintenant, c’est occuper cet espace, le rendre à la vie, le faire sortir de la peur et de la douleur. C’est le sortir de l’attraction du passé. Un présent qui n’est pas vécu comme tel est phagocyté par le passé en ce sens que les peurs éprouvées dans le passé gardent une telle force qu’elles sont plus réelles que le vécu possible du présent. Bien que venant du passé, elles deviennent le présent même qui en devient ombre du passé par absorption. Le pont, en amenant à faire sentir le présent, fait faire un premier pas vers le décollement du présent aux griffes du passé. C’est le début d’une prise de conscience qu’il y a quelque chose à faire avec le présent.
Le travail de réunification lui-même commence lorsque l’histoire enfin reconstituée laisse la place à la conscience nue de la partie amputée. Orphée a traversé les Enfers et a rejoint Eurydice mais il ne peut pas encore la voir. Remonter Eurydice pas à pas, c’est sortir de l’attraction du passé, c’est aller à la découverte des limites et en faire l’expérience/expérimentation. C’est, pour le sujet, retrouver les contours de son soi et de son moi. Cela passe par le visage qui reprend forme, figure humaine, qui, de stéréotype grinçant, grimaçant, devient vivant. C’est le masque qui se fissure, tombe, pour livrer au regard des autres un visage qui a des contours propres, une forme et des couleurs à lui.
Lorsque la personne victime d’un trauma avec amnésie démarre une thérapie, elle est comme un marécage dont elle va devoir faire la différenciation entre l’eau et la terre : l’eau qui deviendra source irrigante et fécondante parce que coulant entre deux rives qui la séparent de la terre ; la terre qui pourra accueillir l’eau de la source comme un des éléments indispensables dont elle a besoin pour devenir féconde et porter des fruits. Cette différenciation se fait progressivement jusqu’au moment où vient la conscience de l’enlisement dans le marais et de l’enfermement dans la cage, la prison sans barreau mise en place par les sortilèges du sorcier-abuseur et gardée par soi.
La première des limites à expérimenter est celle d’un rythme qui s’inspire de la vie sage des plantes depuis l’éclatement de la graine dans l’ombre protectrice des profondeurs jusqu’à la germination par un passage très progressif de l’ombre à la lumière. Le germe fissure puis fait éclater la graine sous l’action conjuguée de l’eau, de la chaleur dispensée par le soleil. La lumière adoucie de la lune traverse les couches protectrices de la terre et fait parvenir à la graine l’appel à sortir de l’ombre. Mais tiges et racines naissantes vont rencontrer, chacune à son tour, nombre d’obstacles sur leur trajet vers la lumière ou vers la profondeur.
De même, le sujet va faire le lien, dans le secret de son intimité, entre ses forces désormais rassemblées dans un objectif unique de vie et les incitations extérieures qui l’appellent à grandir vers son autonomie et à se montrer tel qu’il est pour porter des fruits. Pour cela, il doit se mettre en état de totale disponibilité pour laisser faire le délicat processus et vivre au présent, pas à pas, ce qui se passe, sans chercher à comprendre les alternances d’ombre et de lumière qui le traversent, le bouleversent. Sans chercher à comprendre, mais aussi, comme je le disais plus haut, sans se retourner pour voir le chemin parcouru ou pour comparer le présent avec ce qui fut ou sans préjuger de l’avenir, de ce qui sera. Orphée ne peut remonter Eurydice des Enfers et la ramener vivante à la lumière du jour que s’il ne se retourne pas pour la voir. Si on entend qu’Orphée a été coupé d’une partie de lui-même par la mort d’Eurydice, il entrave le processus de remonter de cette partie amputée en cherchant à voir ce qu’elle est, c’est-à-dire en anticipant la vision de ce qu’il sera lorsqu’il sera réunifié. Dans cette phase de la remontée, un autre mythe complète celui d’Orphée : c’est celui de la fille de Loth qui, en se retournant, regarde une dernière fois la partie malade dont elle est en train de se séparer. Elle oublie que cette partie n’est pas assez éloignée, pas assez séparée d’elle pour être devenue inactive. Elle croit que le début d’éloignement a diminué l’emprise de cette partie sur elle. En se retournant, elle devient une statue de sel : les larmes de la douleur l’ont rattrapée et l’ont figée.
La limite est du côté de la vie, par la différenciation qu’elle instaure, par la définition de la place, du territoire propre à chacun. Elle est physique, corporelle, psychique. Elle est appartenance, choix, place, appropriation. Elle permet la sécurité qui place chacun en face de l’autre dans la rencontre, le dialogue, la friction. Et le visage ne peut exister que par cette différenciation qui lui donne ses contours uniques. Connaître les limites de ses capacités est un premier pas, se les approprier suppose que l’on connaisse les clés de son propre bonheur. Cette connaissance émerge au fur et à mesure de leur expérimentation au risque du réel de l’entourage qui n’accepte pas les bouleversements induits par ces changements ou, plus exactement, que le sans-limite du sacrificiel devienne les limites d’une personne debout. L’expérimentation se fait au risque du réel de l’entourage mais aussi de la coupure. La réparation, dans son exploration des limites, rencontre un jour le vide de la coupure.
Dans le vécu post-amnésique, la coupure crée une limite erratique qui impose chroniquement l’urgence dans le passage. La coupure est née de l’urgence dramatique du combat de la vie pour elle-même contre la mort. Dans tous les moments du vécu, les limites vont être vécues comme une pression qui impose le passage au plus vite. Ce n’est plus la limite qui fait la différenciation, c’est le passage. C’est passer plutôt que penser, faire plutôt que vivre, le passage répétant alors la phase autistique précédant la coupure, c’est-à-dire un instant où la situation échappe à la conscience et au contrôle de la personne, faisant de chaque rencontre avec le réel un passage complexe, car accompagné de micro-actes manqués sous forme d’oublis, de non-prises en compte de certaines données. La réparation va passer par le vécu au présent qui différencie le présent de l’avenir et installe la personne dans ce qui est là. Le passage n’étant plus vécu comme une projection vers l’avenir à partir du passé, mais comme un flux continu.
Travailler sur les limites, c’est travailler sur son enveloppe et les peaux symboliques qui séparent le dedans du dehors de façon à ce qu’il ne soit plus nécessaire de se réfugier au plus profond de soi pour échapper à l’intrusion de l’extérieur. Au fur et à mesure le vécu d’écorché vif qui, à cause d’une trop grande ouverture, amène une fermeture par refuge dans le profond, va se transformer en ouverture réelle par connaissance et confiance en soi (pour Louise, c’est l’image du désert, refuge-coupure inconscient avant de devenir lieu de ressourcement). Durant tout ce travail, le corps perd progressivement sa place prépondérante de garant du réel dans un équilibre qui se crée où la psyché parle également sur ce réel. A chaque pas le corps perd un peu de son importance au profit de la psyché, créant un équilibre qui est remis en cause au pas suivant. Succession de crises et de prises de conscience un peu comme dans un problème complexe de mathématiques où la résolution d’une équation en amène une autre avec une simplification au fur et à mesure des résolutions.
H- Le travail sur les limites
Dans les lignes qui vont suivre, je vais parler des axes créés par la coupure qui vont être transformés par le travail sur les limites. L’anamnèse a fait apparaître une structure formée d’axes (réel/irréel, dicible/indicible, puissance/impuissance…) qui sont chacun des obstacles parce qu’ils aveuglent et parce qu’ils proposent de faux choix qui fixent la peur comme mode de vie impuissant.
L’anamnèse propose de partir à la rencontre du réel tel qu’il est et non tel qu’il s’est imposé. Décoller de ce réel, c’est réactiver les possibles qu’il occultait. La réparation, c’est donc l’appropriation de la “ capacité ”, telle qu’elle est définie par le cercle psycho-organique, c’est introduire la créativité de la vie dans les réponses à apporter au vécu. Passer du “ je n’ai pas le choix ”, “ je suis obligé de ” à “ qu’est-ce que mon impulse primaire propose en alternative ”, “ si je me laisse porter par la source qui coule en moi, qu’est-ce qui se passe ? ” C’est substituer au connu enfermant des stéréotypes, la surprise de l’inconnu que proposent les possibles ignorés jusqu’alors. C’est reconstruire, au-delà de la coupure, une véritable ligne de partage entre son vécu et le vécu de l’autre. C’est décoller ce qui doit l’être au risque du vide masqué par les collages ; car il valait mieux être collé au réel que tomber dans le vide et s’y perdre. Être collé au réel était une façon de vivre malgré le vide, le collage faisant comme s’il n’existait pas. C’est aussi décoller de l’autre au risque que le vide intérieur ou le vide de l’incompréhension prenne la place de ce qui peut devenir un espace de dialogue. La réparation, c’est traverser ce vide pour trouver cet espace de rencontre avec l’autre. C’est traverser et lâcher la douleur qui fut, un jour, infligée par l’autre, c’est donc dépasser la peur que l’autre, quel qu’il soit, puisse encore faire mal. Physiquement, c’est faire face à l’indigeste, l’insupportable, les nausées, le dégoût, la tentation pour le corps de refuser les aliments car sont ancrées en lui la mémoire de choses trop lourdes et la peur d’avoir à en ingérer de nouvelles tout aussi lourdes. C’est expérimenter les allers et retours du donner et du recevoir et créer en soi la possibilité d’une bonne mère.
L’anamnèse impose également la défusion du jour et de la nuit. L’enfant a pris l’habitude d’utiliser l’activité comme leurre qui l’éloigne de la faille. La nuit, ce leurre n’existe plus et il se retrouve face à ses terreurs et cauchemars. Alors pourquoi ne pas emporter dans la nuit et le sommeil un peu de cette sécurité que procure l’activité diurne ! Mieux vaut un mauvais sommeil où jour et nuit s’entremêlent. La différenciation entre le jour et la nuit passe par la traversée de la terreur. Dans l’ici et maintenant, vivre physiquement cette terreur, c’est affronter les fantômes qui en surgissent. La réparation sera de donner au jour et à la nuit la place qui leur est propre : le jour, espace de travail, de rencontre, de confrontation, espace du moi en activité ; la nuit, espace de repos, de détente, d’abandon, de réparation des forces, de décantation. La source, de jour, invite à la créativité ; de nuit, elle invite à l’apaisement.. Par rapport au cercle psycho-organique, je dirais que c’est contenir l’ “ expression ” pour détacher l’ “ orgonomie ” de son ombre.
La fracture a imposé le “ dicible/indicible ”. Retrouver les limites sera pour le sujet se positionner sur le “ oui ” et sur le “ non ”, le “ je peux parce que cela correspond à mes capacités actuelles ” et le “ je ne peux pas car cela me sollicite au-delà de mes capacités”. Se positionner sur le “ oui ” et sur le “ non ”, c’est passer de l’indicible (= impossibilité de dire car dire est un tabou) au choix de dire ou de ne pas dire. C’est résister à la pression de l’autre en soi pour dire ce qui ferait plaisir et entendre en soi la réponse qui émerge à partir de la demande de l’autre ou de la rencontre avec le réel. Le choix de dire, c’est s’éloigner du dicible (dire pour l’autre) et de l’indicible (impossibilité de dire pour soi). C’est faire la traversée du désespoir pour en décoller et trouver une autre forme de vide (“ que me reste-t-il lorsque je ne fais plus plaisir à l’autre à n’importe quel prix et que l’autre me renvoie alors son incompréhension ? ”).
Dans l’Évolution créatrice, Henri Bergson aborde au fil de son raisonnement l’inégalité de niveau du nommé entre la formulation positive et la formulation négative. La formulation positive, en nommant l’objet, nomme également ses contours et ses limites ; la formulation négative, en disant ce qui n’est pas, laisse ouvert l’espace à l’imaginaire par rapport à ce qui est réellement. Ce raisonnement peut se transposer pour dire la différence entre ligne de séparation “ oui/non ” et ligne de séparation “ dicible/indicible ”. Dans la ligne de séparation “ oui/non ”, les contours du possible par rapport à l’impossible sont clairement posés. Dans le “ dicible/indicible ”, il n’y a pas de contour, que du flou. Le non-dit (= “ je ne dis pas ”) est quelque chose que la personne aurait pu dire, qu’elle a choisi de ne pas dire et qu’elle peut choisir de dire à tout moment. L’indicible (“ je ne sais pas dire parce que je suis incapable de nommer ”) est quelque chose qui n’a jamais été dit parce qu’il n’a jamais pu être dit. Empêchée un jour de dire ce qui était là, la personne va rester bloquée dans ce tabou, ce sortilège. Lorsqu’elle parlera, elle sera dans le dicible et non dans le dire. Et puisque l’indicible pouvait nommer ce qui était, le dicible s’occupera de ce qui n’est pas et, croyant nommer les choses, la personne dira ce qu’elles ne sont pas et aura de grandes difficultés à se faire entendre. Elle va devenir un » malentendu « , surface idéale de projections puisque l’imaginaire de l’autre peut se déployer sur cet espace de dit qui ne dit rien.
La réparation commence lorsque la personne devenant sujet parvient aux racines de l’indicible et nomme enfin les faits passés qui ont enclenché le sortilège de l’indicible. Se positionnant alors par rapport à ce fait fondateur, elle va retrouver sa liberté de parole et sortir de la formulation négative.
La transformation de l’indicible en capacité à dire amène celle de se replacer sur ses bases, sur son chemin. Quitter le chemin parallèle où l’on a été propulsé par le trauma. Cela pourrait être symbolisé par une expérience que Louise fit longtemps avant de démarrer une thérapie, le vécu d’un os déboîté à la cheville qui sous l’effet d’un long massage en douceur se mit en mouvement pour retrouver sa place de lui-même. C’est ainsi retrouver sa place dans la lignée parce que l’injonction de protection du parent n’est plus agissante et parce que l’anamnèse a recréé la continuité d’une histoire.
Ce chemin parallèle de l’aprés-coupure reposait sur l’axe impuissance/toute-puissance, autre effet du sortilège. La personne qui, par la coupure, a perdu une part de son identité, cherche à la recréer en donnant tout à l’autre qui ne la reconnaît pas, ni ne l’entend. Et lorsque l’autre dit qui elle est, il ne la reconnaît pas telle qu’elle est. Cet axe peut être vécu comme une fatalité et conduire à la tragédie par négation de soi. La réparation et l’abandon de cet axe passent par l’acceptation que la reconnaissance des autres ne peut être que partielle et par la confiance dans la connaissance intérieure de soi. C’est traverser la peur de l’orgueil (“ les autres me placent trop haut ; si je me place où ils me mettent, je risque la chute ”) qui est une autre face de la peur du vide. C’est décoller de l’image renvoyée par l’autre pour s’attribuer à soi ce qui est juste de l’être. C’est faire la part des choses dans l’acceptation que ce regard peut être bon et qu’il dit ce qu’il dit, et quitter la peur de ce qu’il pourrait cacher.
La réparation amène à vivre le lâcher-prise par rapport à la toute-puissance et à ses gains. Il en est ainsi de la sorcière de Kirikou qui perd ses pouvoirs magiques, de la princesse éveillée qui perd son statut d’héroïne pour vivre une histoire de sujet à sujet entre un homme et une femme. La toute-puissance se nourrissait d’un positionnement ici et ailleurs, sous la terre ou dans le ciel. La réparation amène un positionnement debout sur la terre, ce qui est beaucoup plus prosaïque et aussi plus solide et plus facile à tenir.
Plus haut je disais que, au cours de la réparation, le masque se fissure pour laisser la place au visage. Ce masque, ce pourrait être un moule à visage que le défiguré a trouvé dans son entourage pour garder une figure humaine. Trait après trait emprunté à l’un ou l’autre, il s’est constitué un visage auquel il croit alors que ceux qu’il croise y voient le disparate. Lorsque le défiguré croise un miroir à sens, il voit enfin la désunion et le disparate. Alors, trait après trait, il rend à chacun ce qu’il avait emprunté, défait sa construction, se dépouille. Dépouille après dépouille, il retrouve un à un les éléments cachés, déformés, enfouis sous les diverses couches et enduits apportés au tableau. Un jour, le visage émerge dans sa vérité et, avec lui, la possibilité de vivre en contact avec soi dans le présent, ce vécu à soi devenu possible parce que décollé de la mouvance du réel.
Conclusion
Arrivée à ce point, j’ai eu l’idée d’aller consulter mon dictionnaire grec-français Bailly pour comprendre la signification d’Eurydice : c’est un nom formé sur le verbe “ euryno ” (1 élargir, agrandir, 2 faire évacuer) qui, utilisé comme préfixe veut dire “ au loin, au large ” et sur le nom “ dikè ” (1 manière d’être, manière d’agir, 2 règles, justice). Une traduction possible du mot ainsi composé pourrait être “ manière d’être et d’agir qui voit loin et large ”. Cela m’amène à souligner l’importance du psychothérapeute tout au long du chemin qui va vers l’anamnèse, puis qui la traverse pour aboutir à la remontée de la partie amputée. Il est celui qui élargit, agrandit l’espace intérieur du client qui, amputé de cette capacité, ne peut le faire pour lui-même. Il amène le client à découvrir les bases sur lesquelles il peut s’appuyer, à faire l’expérience de la solidité de son socle dans le vécu quotidien, à découvrir du goût à la vie. Il l’amène également à accepter de ne pas tout comprendre de ses rêves et à sentir un rythme qui respecte ses capacités d’élaboration consciente et de digestion psychique et physique. Ces premiers pas vers un respect de soi sont aussi ceux d’un début d’unité car toutes les parties sont sollicitées. Lors de l’anamnèse et de ce qui suit, il est attentif au fait que si le psychisme semble avoir une énergie qui lui est propre, du fait de sa rapidité à répondre à l’appel d’air libérateur de ce qui se désobstrue, il la trouve dans le corps qui est le seul pourvoyeur réel d’énergie. Le danger serait que la coupure perdure sous la forme d’un bien-être psychique qui ignorerait la réalité du corps beaucoup plus lent à se refaire et à se réparer. Le sujet en mieux-être utiliserait à fond ses forces nouvelles, le corps peinerait à suivre jusqu’au moment où il s’effondrerait d’épuisement. Le psychothérapeute doit, me semble-t-il, attirer l’attention de son client là-dessus et sur le fait qu’un suivi médical et para-médical peut être nécessaire pour préserver ses forces.
Lors de la traversée des Enfers, Orphée voit tant d’horreurs qu’il se demande s’il aura assez de forces pour aller jusqu’au bout. Le psychothérapeute aide son client à traverser et, parfois, lui nomme les mirages, fantômes, pièges. Lors de la remontée, Orphée est tenté de se retourner pour vérifier qu’Eurydice est toujours là tant il a peur de la perdre. Sa peur est telle que la sensation de sa présence ne suffit pas et comme il est cerné par l’obscurité, il n’a pas de vision assez large qui le soutienne dans ses tentations de défaillance. Il est important de ramener Eurydice vivante. Autrement dit, il est important que le sujet arrive en vie au terme de sa réunification sans avoir développé une maladie par excès de peur, de stress, d’affects. Orphée est seul dans sa remontée avec une mission trop lourde pour lui. Le sujet est en lien avec le psychothérapeute et ce travail en lien est essentiel pour ramener le client en lien avec lui-même. Lorsque le visage émerge, il reconquiert sa capacité à être au large dans sa vision sur lui. Il peut décoller de son histoire. Il n’est plus l’histoire, il n’est plus la douleur. Il est lui. Et c’est le visage fermement enserré dans ses trois peaux qui lui donne cette capacité de voir large et loin pour lui. Il a perdu l’apparente liberté de créativité du sans-limite et gagné un large espace intérieur.
La créativité qui découle d’un espace intérieur dégagé en se jouant ainsi du dilemme entre la forme et la couleur, je l’ai trouvée à la chapelle des dominicaines de Vence décorée par Matisse. Sur un mur de carrelage blanc, la silhouette du saint dédicataire, dessinée en traits épais qui affirment sa présence, est animée par les couleurs des vitraux que les arbres de l’extérieur font danser.
Au long de cet article, j’ai parlé de la violence et de ses effets sans la nommer en tant que telle. Saint-Exupéry, dans un inédit[xiii] paru en 1948 écrit, en introduction au récit d’un vol aérien dramatique : “ Si l’on échoue dans l’évocation de l’horreur, c’est que l’horreur, on l’a inventée après coup, en revivant les souvenirs. L’horreur ne se montre pas dans le réel « . Il en est de même pour la violence. Il peut y avoir un discours sur la violence, il ne peut y en avoir sur le vécu de l’intérieur si on la met en avant : “On multiplie les superlatifs qui ne charrient plus rien, sinon un goût gênant d’exagération[xiv] “. Parler de la créativité de la vie a été mon chemin pour contourner cette difficulté.
Bibliographie
BERGSON Henri, L’Evolution créatrice, éd. Presses Universitaires de France, 80ème éd., 1957.
BRAULT Yves, Pouvoir et sexualité, narcissisme et lâcher-prise, in ADIRE n° 21, 2005.
CYRULNIK Boris, Les Nourritures affectives, éd. Odile Jacob, 2000.
DEL CASTILLO Michel, Le crime des pères, éd. du Seuil, 1993.
JEAN Georges, Le Pouvoir des contes, éd. Casterman, 1981.
JANKÉLÉVITCH Vladimir, Le traité des vertus, éd. Bordas, 1970.
JULLIEN François, Penser d’un dehors (la Chine), éd. du Seuil, 2000.
JUNG Carl Gustav, Dialectique du moi et de l’inconscient, éd. Gallimard, 1964.
SMILEY Jane, L’exploitation, éd. Rivages, 1993.
de STAËL Anne, Du trait à la couleur, Imprimerie Nationale, 2001.
de STAËL Nicolas, Lettres présentées par Pierre Daix, éd. Iles et Calendes, Coll. Perganine, 1998.
TEILHARD DE CHARDIN Pierre, Le Phénomène humain, éd. du Seuil, 1959.
WINNICOTT Donald Woods, Jeu et réalité, éd. N.R.F. Gallimard, 1996.
TÉLÉRAMA, Numéro spécial Nicolas de Staël, 2003. VAN GULIK Robert La Perle de l’Empereur, éd. Pocket 10/18, 1983.
Notes de bas de page
[i] On peut suivre l’évolution des amours de Picasso par les portraits successifs de la femme du moment. Dans la phase de découverte et d’union, les portraits sont presque classiques. L’amant peint le bonheur et la plénitude de l’aimée. Lorsque l’amant commence à tourner les yeux vers une autre, le peintre se fait l’interprète de la douleur intense qui désintègre celle qu’il délaisse. Il le fait avec la netteté, l’acuité et l’objectivité de l’observateur extérieur.
[ii] Jane Smiley, L’exploitation.
[iii] Michel del Castillo, Le Crime des pères, p. 290.
[iv] La modélisation théorique de ce qui suit m’a été inspirée par Vladimir Jankélévitch in Le traité des vertus.
[v] Je ne peux, malheureusement, donner de références exactes. Ce que je décris là repose sur mes souvenirs de lecture assidue des feuilletons du “Journal des demoiselles” et d’autres revues populaires.
J’ai toutefois une référence à proposer pour une femme adulte. Dans La Perle de l’Empereur, de R. Van Gulik, on découvre cette femme enfermée dans une bulle autistique et on sait qu’un jour, on l’a trouvée évanouie dans la campagne et qu’elle est restée plusieurs jours entre la vie et la mort. A la fin du roman, elle sort de la sidération et raconte les violences subies.
[vi] Donald W.Winnicott, Jeu et réalité.
[vii] Georges Jean, Le pouvoir des contes, p. 150.
[viii] Nicolas de Staël, Lettres présentées par Pierre Daix.
[ix] Anne de Staël, Du trait à la couleur.
[x] Récemment, j’ai demandé à des femmes migrantes, en difficulté par rapport à l’insertion sociale, de jouer avec les couleurs sur des tasses en porcelaine blanche. Elles étaient très fières de découvrir qu’elles pouvaient créer quelque chose de beau pour elles.
[xi] Yves Brault, Pouvoir et sexualité, narcissisme et lâcher-prise, p. 143-169.
[xii] Kirikou et la Sorcière, dessin animé de Michel Ocelot, 1998.
[xiii] Revue CONFLUENCES, n° 12-14, 1962.
[xiv] ibid.