Sommaire
“ Crier famine sur un tas de blé ”. (Proverbe cité par Saint-Simon dans ses Mémoires sur le règne de Louis XIV et la Régence)
Introduction
L’idée de cet article m’a été fournie par mon travail d’animatrice dans les formations de bénévoles à S.O.S. Amitié et, plus particulièrement, par un interpartage1 avec les écoutants du poste de Nancy où j’ai amené les participants à élaborer une réflexion sur le thème de la plainte à partir de leur pratique de l’écoute téléphonique. Durant cette conférence-débat, j’ai moi aussi élaboré une réflexion parallèle à partir du matériau apporté, ce qui m’a fait envisager la plainte comme une transmission bloquée. La plainte, une transmission bloquée ! Un beau titre d’article exploratoire pour l’intellectuelle, mais qui laissait la psychothérapeute insatisfaite. Bloquée, oui, mais alors ? La psychothérapeute a demandé à l’intellectuelle d’ajouter un second volet à sa réflexion en lui apportant son expérience de cabinet. Ce second volet pourrait se résumer de la façon suivante, qui m’a été fournie par un entretien entre deux universitaires lors de la Coupe du monde de Rugby de septembre 20072 : comment transformer un ballon peu préhensible en une forme qui s’adapte à la main qui le prend, tout en pouvant s’échapper facilement de cette main pour être saisi par une autre et passer ainsi aisément de main en main ? Je tenais un fil. Il me fallait lui donner du corps avec une épaisseur et un contenu.
Des auteurs aussi divers que Mircea Éliade, Vladimir Jankélévitch, Marcel Gauchet ou Emmanuel Kant m’ont apporté le support théorique pour la conceptualisation de mes intuitions. V. S. Naipaul et son enquête sur le Sud des Etats-Unis3 m’ont fourni des éléments de réflexion sur la transmission sociale. Dans ce livre, l’écrivain découvre, au fil des étapes et des rencontres, que le passé esclavagiste de cette région est nié au profit d’une idéalisation de la douceur de vivre perdue qui se fond avec la défaite de la Sécession, défaite dont les générations successives ont porté le deuil avec loyauté jusqu’à nos jours. Cependant, c’est E. Kant qui a orienté définitivement le plan de cet article en m’obligeant à réinterroger les notions de temps et d’espace. En effet, dans la Critique de la raison pure4, il dit ceci : “ Tout ce qui appartient aux déterminations internes est représenté suivant les relations du temps. Le temps ne peut pas être intuitionné extérieurement, pas plus que l’espace ne peut l’être comme quelque chose en nous. ”. Cette définition m’a amenée à reconsidérer ce que j’appelais “ espace psychique ”. Partant de la plainte, de ses formes et de ses fonctions, j’en suis arrivée à envisager le temps devenu immobile comme une de ses conséquences et l’espace comme une des conditions de son ouverture. De là, j’ai envisagé la transmission comme temps et espace. À partir de ce positionnement, “ Crier famine sur un tas de blé ”, m’a semblé être la position de celui qui s’enferme dans la plainte et se met ainsi en difficulté avec la transmission à recevoir et la transmission à donner. Mais avant d’aller plus loin, je voudrais dire ce que j’entends par “ transmission ” que je distingue de l’éducation et de l’héritage.
L’éducation est volontaire. C’est ce qu’indique l’étymologie latine : “ ducere : conduire ”. Elle concerne les personnes jeunes et elle procède d’un projet que se fixent les parents ou ceux que l’on appelle les éducateurs. Idéalement, elle est la “ mise en œuvre de tous les moyens propres à former et à développer l’être humain 5”. Elle se fait dans un cadre précis : famille, école, associations sportives… Elle pose les règles du permis et de l’interdit, de ce qui se fait ou de ce qui ne se fait pas. Elle enseigne les lois de la vie en famille, en groupe, en société. Par l’initiation à des techniques et des savoir-faire, par la mise en place de points de repères culturels, elle forme le corps, l’intelligence, l’esprit ; elle prépare l’autonomie du futur adulte. Elle s’adresse à la volonté et à l’enveloppe extérieure. On peut se rebeller contre elle ou l’accepter comme un héritage qu’elle rejoint au fur et à mesure qu’elle s’éloigne dans le temps. Elle est dans le présent tout en se projetant dans l’avenir.
Étymologiquement, “ transmettre ”, c’est faire passer au-delà, faire parvenir quelque chose. Inconsciente et souterraine, la transmission fait, à mon avis, partie du courant de la vie. Elle fait partie des richesses que l’on porte en soi, sans toujours le savoir. Elle est involontaire parce qu’elle nourrit celui qui la reçoit sans que celui qui a transmis sache ce qu’il a fait passer. C’est une nourriture dont celui qui la reçoit ne prend que ce qui correspond à son besoin. C’est un humus qui permet à chacun d’être un arbre qui grandit par ses racines et ses frondaisons. Elle est humus, mais aussi fruits en pleine maturité. Je pose cette définition comme base et je la ferai évoluer au cours de cet article.
La plainte
“ L’âme en ses passions se trompe plutôt elle-même, se dressant en faux sujet et fantastique, voire contre sa propre créance que de n’agir contre quelque chose… Ainsi emporte les bêtes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer qui les a blessées et à se venger à belles dents sur soi-même du mal qu’elles sentent ”. (Montaigne, Les Essais).
La plainte, tentative de définition
La plainte, comment la définir ? Spontanément, les écoutants de S.O.S. Amitié y voient d’abord la répétition, la douleur, le cri qui parle de la douleur, l’insatisfaction, la souffrance physique, la souffrance psychique, le mal-être, puis la demande, l’appel, le manque et la frustration. Cette accumulation de dénominatifs montre combien il est difficile, d’emblée, de poser une définition. On peut en déduire que la plainte pèse tellement par son existence que la personne en est occultée. Plainte-objet qui cache le sujet. Plainte-objet qui focalise l’attention au détriment du sujet. Lors de l’interpartage que j’ai mentionné en introduction, les écoutants de S.O.S. Amitié se sont donc positionnés comme ils l’auraient fait face à un objet à décrire, en tentant de le regarder sous ses diverses facettes. Et lorsqu’ils parlaient du manque, de l’impuissance, de la frustration, parlaient-ils depuis leur écoute empathique exercée ou depuis leur contre-transfert, un brin exaspéré ? Est-ce qu’ils entendaient cela comme venant directement du sujet si bien caché ou depuis leur propre sentiment de frustration et d’impuissance ? En effet, demande et appel supposent une personne en face, alors que la plainte, lorsqu’elle devient objet, est le contraire d’une situation de communication : le face-à-face des personnes devient un face-à-face des solitudes
Pour sortir de l’impasse et de l’impuissance dans laquelle nous mettait cette accumulation descriptive, j’ai proposé d’envisager la personne en lieu et place de la plainte et nous sommes arrivés à la définition suivante : “ La plainte est un cri qui exprime douleur, souffrance, mal-être, manque…, un cri qui cherche une oreille qui entendra ”. Avec cette définition, la plainte devient une tentative de la personne pour sortir de la solitude, par rapport à l’autre, par rapport à l’extérieur mais aussi par rapport à la partie de soi qui a été isolée ou qui n’a pas pu être sentie, développée ou qui a été rejetée. Si la personne est entendue, elle a une possibilité de renouer avec la partie d’elle-même qui était isolée par une souffrance qu’elle n’osait voir ou sentir. On pourrait donc conclure que la personne, à travers la plainte, cherche un “ avec ” pour vivre l’être. Si elle trouve cet “ avec ” -et si elle l’accepte-, elle pourra commencer un chemin de décollement du “ contre soi, contre les autres et contre le réel ”.
Dans “ plainte ”, il y a phonétiquement “ plein ”, trop-plein qui parle d’un ailleurs pas assez, d’un manque ou, même plus, d’un vide. Il y a également le “ plain ” de plaine : ce qui est plat, uniforme, morne. Ce qui m’amène à distinguer deux temps dans la plainte : les pics du trop-plein et la phase de calme qui les sépare. Et quitte à jouer avec les mots, il me vient qu’au Moyen Âge, le plain, par opposition aux coteaux, était la partie plane où il était possible de faire circuler la charrue et donc de cultiver la terre. Manque, insatisfaction, souffrance, douleur sont des degrés de la plainte. Derrière la souffrance peut se cacher la douleur. Derrière l’insatisfaction peuvent émerger le manque, puis le vide, le manque d’étai ontologique, en couches successives. “ Parfois, avec un appelant qui se plaint, je lui dis : j’entends ce que vous dites, mais qu’est-ce que vous faites pour vous en sortir ? Il ne sait pas. Il est trop plein. Il n’y a plus de place pour passer à autre chose ” (écoutant de S.O.S. Amitié). Cette remarque est importante car elle introduit la notion d’espace comme préalable à l’ouverture de la plainte. J’y reviendrai plus loin.
La plainte, ses formes, ses fonctions
Formes et expressions de la plainte
La plainte revêt des formes multiples : il y a celle qui a perdu depuis longtemps son objet et s’accroche à des fantômes :“ Dans ma famille, on a toujours été ainsi. » ; il y a celle qui poursuit des constructions chimériques :“ Je veux être à la hauteur ” ; “ Je veux prendre sur moi ” ; “ Je vais racheter un restaurant à la campagne qui a fait faillite ”. Il y a aussi la plainte tellement intériorisée qu’elle plane comme un fantôme qui parasite la relation. Par ailleurs, les formes sont d’autant plus multiples et complexes qu’elles peuvent se croiser l’une l’autre en un tissu original qui n’appartient qu’à la personne. S’y ajoutent les interférences de niveaux qui peuvent brouiller un peu plus le message. De plus, l’expression choisie peut être plus sociale, plus émotionnelle ou plus physique. Je m’attarderai surtout sur les points qui me semblent intéressants du point de vue de la transmission1.
La plainte peut être silencieuse : une expression qui choisit, en place des mots, l’attitude corporelle -telle Léna, retirée à ses parents dès la naissance, qui se tient debout, les épaules voûtées, repliées sur la cage thoracique, comme des ailes protectrices- ou l’attitude physique avec des somatisations réelles ou imaginaires -Caroline ne sort pas de chez elle parce qu’aucune chaussure ne convient à son pied. À S.O.S. Amitié, la plainte silencieuse se rencontre sous la forme particulière d’appels variables en durée où l’écoutant n’a qu’un souffle à l’autre bout de la ligne. Parfois, elle est paradoxalement couverte par un flot de paroles qui ne dit rien. La plainte silencieuse est aussi celle du clown qui, un jour, se suicide, à la surprise générale. Héloïse se cache ainsi derrière un humour constant qui dit beaucoup sur son désenchantement, mais rien sur elle. Une autre forme de cette plainte se rencontre chez l’alcoolique qui devient mutique sous l’emprise du produit comme si ce dernier était indispensable pour verrouiller des lèvres interdites à jamais d’expression verbale.
Pascaline illustre ce que j’appelle la plainte de transfert : plutôt que de se plaindre des sévices réels dont elle a été victime, elle se plaint de ceux dont elle suppose que sa petite-fille est l’objet. La plainte prend la forme d’une colère chronique qui s’exerce sur son fils présenté comme le mauvais parent quasi absolu. L’impuissance de la jeune enfant brutalisée qu’elle a été devient, pour la grand-mère qu’elle est devenue, toute-puissance surprotectrice pour sa petite-fille d’aujourd’hui.
Seule ou liée à une santé dont la dégradation est orchestrée, voire aggravée, la pratique financière du vide ponctuel chronique est une forme de plainte qui exerce sur les autres membres de la famille un véritable chantage. Elle transforme la famille ou la société en pompiers chargés de réparer manques et injustices.
Au long du livre cité plus haut2, V. S. Naipaul décortique la plainte qui résulte d’un écart qui s’élargit de génération en génération entre une éducation obligée, léguée par la tradition et la réalité sociale mouvante du moment. Entre cette éducation de plus en plus reléguée dans l’idéal et le mouvement temporel ininterrompu, la distorsion aboutit à l’insupportable, dans tous les sens du terme au point que celui qui en est l’objet ne sait plus vraiment ce qu’est le réel pour lui. Est-ce celui du passé ? Est-ce celui du présent ? Est-ce celui d’un passé recomposé dans l’avenir, espérance placée dans l’illusion que le passé pourra revivre plus tard ? Ce processus de transmission éducative consciemment codifiée est en lien avec un passé vécu comme une blessure transmise par les aïeux ; les générations sont, tour à tour “ aïeulisées ” de la même façon qu’il y a des enfants parentifiés. La plainte émane de la non-autorisation à vivre sa vie hors du schéma de la blessure un jour ouverte et à jamais incicatrisable. Dans un autre livre, Un chemin dans le monde3, V. S. Naipaul parle d’une forme d’aïeulisation à rebours en montrant comment les descendants d’esclaves de l’Île de la Trinidad ont recréé une histoire pour exiger toujours plus de pouvoir dans l’île au nom des préjudices subis par leurs ancêtres.
Lorsque l’objet de la plainte se situe dans un passé récent ou plus ancien, la plainte peut être alourdie par un fantôme. Elle parle et de la personne et d’un quelque chose d’autre qui ne peut pas être dit parce que non connu ou non reconnu (la personne a entendu des bribes de l’histoire sans faire de liens). C’est, par exemple, le vécu d’une histoire secrète transmise par la mère à l’ombre4 de la fille. C’est ainsi qu’Élodie commence à libérer sa féminité lorsqu’elle reconnaît qu’elle a toujours eu de fortes présomptions d’inceste pour sa mère et qu’Emmanuelle se sentira allégée le jour où sa mère lui parlera des attouchements qu’elle a subis par un homme de sa famille. Ces deux clientes avaient mentionné lors des premières séances, la sensation d’avoir à soi quelque chose qui ne l’était pas, d’où sensation d’irréalité et angoisse5.
La citation de Montaigne que j’ai mise en exergue de ce chapitre montre la plainte dans son aspect de blessure retournée contre soi ou contre un objet latéral censé être la cause de tous les malheurs, pour éviter de s’attaquer à la véritable cause ou au véritable auteur de cette blessure. Parfois, la plainte fondée sur une base réelle -un licenciement injuste sur fond de harcèlement, par exemple- débouche sur un sentiment d’insécurité tel que l’environnement social est vécu comme profondément hostile. Avec Wenceslas, la plainte devient hyperactive dans la dénonciation d’un complot universel ourdi contre lui par ses anciens employeurs. Arnaud, envahi par la honte, s’enferme dans son appartement et se comporte en séance en gamin insolent et passif. Dans le cas de Wenceslas, la paranoïa est à envisager comme une plainte refermée sur elle-même du fait d’un choc dû à une injustice impossible à intégrer comme rationnelle6. L’énormité de cette injustice dépasse la capacité de l’entendement à la mettre à un niveau simplement humain. En élaborant l’injustice sur le mode d’un complot universel, la paranoïa ramène une rationalité et fait baisser la pression due à la sensation d’écrasement en même temps qu’elle rend un peu de dignité à la personne en lui donnant une excuse pour son impuissance et sa culpabilité à subir sans trouver d’issue.
Comme je l’ai indiqué plus haut, la plainte, dans ses fonctions, peut être un déversoir du trop-plein, soit sous forme de paroles, soit sous une forme somatique, soit sous une forme de décompensation par l’imaginaire comme cela arrive à Wenceslas. Elle peut servir la cause de la négation d’un vécu ou d’un sentiment en créant son propre objet qui, seul, sera mis en avant -comme le fait Caroline avec ses chaussures. Mais elle a aussi un rôle protecteur par rapport à la douleur : il vaut mieux vivre la plainte que la douleur. Elle peut être l’antichambre de la colère en mettant en mots la tristesse. Parfois, elle est l’écume d’une révolte trop lourde à assumer par rapport à l’entourage, par rapport à la force des sentiments qui la motivent, qui la mettent en mouvement, mais la peur d’être submergé est plus forte que l’envie de se libérer. Dans ce cas, elle est l’expression de l’impulse primaire comme l’est la plainte incomprise et incompréhensible quand elle est exhalaison d’une partie murée qui cherche à signifier la vie souterraine. Lorsqu’elle est constat et énonciation en conscience de ce qui fait mal, elle a un effet cicatrisant.
Dans le pas-à-pas de la thérapie, elle peut, à chaque étape, signifier le refus du compromis nécessaire qui fait passer à l’étape suivante. Refus de perdre quoi que ce soit pour gagner autre chose, expression d’une insécurité face à l’inconnu et au changement qu’induira le pas suivant. Dans ce cas, il existe un type particulier d’abonné à la plainte qui est le râleur ou ronchonneur. À chaque pas, il se plaint bruyamment que rien ne va et pourtant, il arrive toujours au bout du projet…
La “ plainte-silence ”, quant à elle, cherche juste à vérifier qu’il y a une oreille…, au cas où…
Lorsqu’il y a hiatus entre le vécu personnel et un vécu transmis qui est senti tout à la fois comme étranger et comme plus réel que le vécu personnel, la plainte a une fonction de rééquilibrage personnel ; la plainte devient le minimum que l’on s’autorise pour soi : tout à la fois, structure et étai, elle donne forme. V.S. Naipaul1 montre que cette plainte est parfois à deux niveaux : celui de la plainte héritée au niveau social ou familial et celui de la plainte personnelle. Le niveau collectif donne un sentiment de singularité et d’appartenance : “ Le malheur a toujours fait partie de la famille ”, dit Julie. La plainte personnelle cherche une identité à soi et trouve isolement et incompréhension : “ On n’a pas le droit de se dire ; on a éteint nos états d’âme ”, énonce Julie. Les valeurs transmises, notamment religieuses, deviennent des radeaux auxquels s’accrocher. Si on les perd ou si on les remet en question, que reste-t-il de l’identité ?
La plainte bloquée
La plainte se bloque lorsqu’elle devient circulaire : à toute ouverture s’oppose l’impossibilité proclamée de sa mise en œuvre. Je fais l’hypothèse que cette circularité s’installe lorsqu’il y a une révolte impossible à assumer ou vécue comme telle contre un système familial ou une éducation bloquante ou figée : “ Mon père était gendarme ” sera la seule phrase prononcée par Léon sur son père durant les quelques années où il viendra en séance. À ce système linéaire bloquant s’opposerait une pensée circulaire bloquée puisque l’ouverture est refusée, qui transformerait le cercle en spirale d’évolution et de mouvement.
Je vois un effet de ce système linéaire dans l’outil théorique des Trois Formes qui est un de ceux qu’utilise l’Analyse Psycho organique (APO). L’énergie part de l’unaire qui la concentre sous une forme primaire et sans doute sauvage ; elle passe par le duel qui la fractionne en… duel, amical, conflictuel, fratricide ; elle se dilue et se perd dans le ternaire, symbole d’un idéal d’adulte, tellement positionné dans l’objectif du tiers qu’il en oublie qu’il est d’abord une personne, qu’il en oublie d’être lui. Plus grave, il s’étiole loin de ses racines énergétiques qu’il ne peut retrouver qu’en retournant vers le duel, tournant ainsi le dos à sa posture idéale et intenable. Examinée sous cet angle, la théorie des Trois Formes offre un modèle à la plainte circulaire dont une des causes de fermeture est l’impuissance du fait d’un idéal trop haut pour être atteint, trop loin de la personne réelle pour être vécu. Cette linéarité s’oppose au Cercle psycho-organique (un des fondements de l’APO) qui s’ouvre au moment précis où point 9 et point 1 se rejoignent afin que ce dernier démarre un nouveau cercle… et ainsi de suite, dans ce qui devient, de cercle en cercle, une spirale où la vie se recrée constamment à partir du même et du différent dans ce même. Ainsi, contrairement aux “ Trois formes ”, le retour apparent d’un même n’a pas à être vécu comme un retour en arrière, une chute à un stade antérieur ou inférieur, la trahison d’un idéal, mais comme une transformation possible à partir du différent dans ce même.
La dissertation classique est un autre exemple de logique linéaire qui peut bloquer la pensée car, dans le cours de l’exposé, il n’est plus possible de revenir sur un élément déjà exposé, sauf en contre-argumentation (antithèse ou synthèse). Dans la logique circulaire, de type talmudique, un même élément est exposé plusieurs fois sous une forme différente, éclairant à chaque fois une facette différente du sujet ; alors que dans la pensée linéaire, le sujet de réflexion se dépouille, dans son développement, de ce qu’il n’a pu utiliser au fur et à mesure de sa progression. Dans cette logique linéaire, ce qu’il n’a pu utiliser dans la thèse, il ne pourra l’utiliser que sous une forme négative dans l’antithèse pour le revaloriser ensuite dans la synthèse. Cette forme de pensée crée un effet de distorsion qui oblige à rejeter dans une ombre négative ce qui n’a pas été immédiatement utile. Le choix n’est plus entre plusieurs possibles dont certains sont meilleurs que d’autres à un moment donné et dont les mis de côté resteront à disposition pour une autre étape ; il se fait entre ce qui sera retenu pour avoir une connotation de bon et ce qui sera mis dans la connotation du mauvais, éventuellement réhabilitable grâce au compromis de la synthèse dans sa fonction de “ repêchage ”.
Il peut ainsi se créer de fortes névroses avec le sentiment de fatalité que ce qui est perdu ne se retrouve jamais, qu’on ne revient pas en arrière, qu’on ne refait pas sa vie. Ce qui devient premier est le sentiment de dépossession, d’appauvrissement avec émergence du regret, de la nostalgie qui installe paradoxalement un retour en arrière en contrepoids de l’injonction du non-retour en arrière. Cet effet de contrepoids instaure une circularité par le va-et-vient non linéaire entre un besoin nié de retrouver des possibles rejetés un temps et devenus nécessaires dans le présent, et une injonction vécue comme une interdiction castratrice névrotique dont la transgression serait terrible. La forte opposition entre le besoin de mouvement dicté par l’adaptation nécessaire au changement et l’interdiction du retour en arrière aboutit à un équilibre dans l’immobilité qui a pour conséquence de figer le temps intérieur. Le temps intérieur immobile, c’est l’impossibilité d’aller dans la profondeur pour y chercher les trésors qui y sont restés, l’impossibilité d’aller récupérer des éléments de choix abandonnés dans le passé pour mieux s’adapter au présent. La plainte est le constat de l’impuissance et du blocage qui en résulte mais aussi l’exhalaison de la peur du mouvement qui ferait perdre un équilibre chèrement acquis -en termes affectifs et en termes d’économie psychique. Cette circularité négative devient l’équivalent des cercles magiques que les fées, les sorcières, les magiciens créaient soit pour protéger la personne d’un danger, soit pour l’emprisonner et la figer.
Le “ Cogito ergo sum ” -“ Je pense, donc je suis ”, -formulé par Descartes se développe comme suit dans une pensée circulante : “ Parce que je pense, j’ai le sentiment de mon existence et je peux dire qui je suis ; comme je peux dire qui je suis, j’ai conscience que je suis unique ”. Dans une pensée linéaire bloquée, cela peut donner : “ Je pense donc je ne sais pas qui je suis ; je deviens un “ faire ”, or je ne sais pas que faire ”. Le refus de la réflexion sur soi comme existant est renvoyé en “ faire ” et non en savoir sur ce “ faire ”.
Dans le cas d’une pensée qui aboutit à l’impossibilité d’affirmer une identité, la plainte peut être vue comme ce qui reste à la personne quand elle n’a plus rien ou croit qu’il en est ainsi. Cela aboutit à une forme particulière de plainte circulaire qui provient d’une injonction fortement introjectée de tenir quoi qu’il arrive, ce qui génère culpabilité anticipée et inquiétude par rapport à l’épuisement moral et physique.
Incidences de la plainte sur la transmission
Lorsque la personne est murée dans la plainte, que transmet-elle ? Ce qui est lié au “ non ” : non senti, non développé, non vécu, non dit, non compris, non vu… Or, comme l’a montré Henri Bergson dans l’Évolution créatrice, dire qu’un objet n’est pas une chaise ne dit rien de sa réalité, de ce qu’il est et ne donne aucune indication sur son nom. Le trop-plein que la personne exprime par la plainte va donc être reçu par les générations suivantes comme un vide. Vide d’une absence, d’une tendresse. Vide du fait d’un trou dans le transgénérationnel par non-dit. Une absence de lien qui empêche d’accéder à la richesse déposée en soi par les ancêtres. Barrage qui empêche une exploration de ces trésors. Impression ou vécu de branche morte. “ Dans l’histoire familiale, il y avait ce passé plein d’ombres, cet endroit où personne ne s’aventurait jamais, inquiétant pour les mêmes raisons qui le rendaient tabou, inabordable, verrouillé ”, écrit Isabelle Jarry dans un roman intitulé Le jardin Yamata où l’héroïne part au Japon pour découvrir ce que cache le “ trou d’une certaine période dans la vie de son grand-père2 ”. La colère et la révolte non assumées vont perdre leur sens à la génération suivante, puis se diluer en ombre avec risque d’apparition de stéréotypes familiaux. Telle cette famille où toute une fratrie subit les mêmes migraines que le père avec la fierté d’une singularité affirmée. Un jour, Emmeline, l’un des membres de cette fratrie, découvrira qu’en se croyant rebelle, elle a vécu avec des hommes qui avaient les mêmes comportements que le grand-père paternel dont on ne parlait jamais. Dans son cas, “ la plainte que son père n’a jamais exprimée et qui a été amplifiée par ce non-dit… ” a transmis une ombre devenue autonome et sans contrôle. C’est quelque chose du même ordre qu’énonce Nathalie : “ J’ai gobé les peurs de mes parents quand j’étais enfant et je disais que je n’avais jamais faim ”. Ces quelques remarques mettent en évidence que, pour qu’il y ait transmission nourricière, il faut certains éléments qui la favorisent, dont une histoire qui puisse se raconter. Avant de les examiner, je voudrais explorer la notion de “ temps immobile ”.
Le temps immobile
“ On détemporalise la temporalité du temps quand on réduit le devenir au revenir et au souvenir. L’irréversible désigne essentiellement une futurition qui ne peut jamais se muer en régression ” (Vladimir Jankélévitch)3.
Le vécu de la plainte circulaire par rapport au temps est le vécu illusoire d’un temps suspendu. C’est le temps immobile, résultat de plusieurs facteurs. Il peut être un effet de la plainte qui lutte contre l’irréversibilité et qui peut transformer l’évocation du passé en un rituel quasi religieux qui soude en communion les rejetons successifs. Il peut résider dans la sidération, être un effet d’une mémoire collective prégnante ou résulter de l’effet de la vitesse dans notre société. La rage est un élément important comme source magnétique qui agglutine les éléments et génère ainsi ce temps immobile qui, aux yeux d’une personne qui ne connaîtrait rien au rugby et à ses règles, pourrait ressembler à une mêlée où toute avancée et toute ouverture seraient impossibles.
L’irréversibilité
Le combat contre l’irréversibilité s’envisage sous deux angles possibles : celui de l’espoir de l’irréversibilité et celui du désespoir de l’irréversibilité. L’espoir de l’irréversibilité du temps pose comme condition sine qua non que le futur ne sera que s’il y a irréversibilité totale. Lorsque ce futur devient passé, il est coloré par ce désir d’irréversibilité irréversible : la personne s’interdit de revenir en arrière par la mémoire. Le passé est privé d’existence (c’est comme s’il n’avait jamais existé) et ne peut plus porter de sens pour l’avenir. Ce qui met le psychothérapeute A.P.O. dans l’impossibilité d’utiliser l’outil de la régression-progression linéaire à cause d’un surinvestissement dans le futur. Chaque instant est une fermeture à ce qui vient de se vivre. Le psychothérapeute est, également, en porte-à-faux pour une autre raison : s’il croit que le passé est revisitable à tout moment, c’est justement parce qu’il sait que l’irréversibilité du temps est protectrice du processus.
Le désespoir de l’irréversiblité aboutit au même résultat mais pour des raisons inverses : il y a surinvestissement dans un passé vécu comme une intangibilité qui interdit tout réexamen. C’est la nostalgie. Le passé fait kyste dans le présent. Chaque instant est vécu comme une addition à un passé toujours plus ouvert, toujours plus dévorant. Les générations précédentes sont installées dans un imaginaire de toute-puissance où elles exigent tout pour elles et ne laissent rien aux générations actuelles et futures. Simone considère ainsi qu’elle n’a pas de liberté et que nombre de ses actes sont dictés par les générations précédentes. La nostalgie pourrait être une tentative désespérée de fixer le présent pour avoir un petit quelque chose à soi qui ne sera qu’à soi. Léon, qui vit dans la non-existence que lui impose le devoir d’être à la hauteur par rapport aux générations précédentes et suivantes, désire changer de voiture mais veut qu’elle soit neuve tout en étant exactement la même qu’il y a dix ans (Y a-t-il là un élément, parmi d’autres, pour expliquer la schizophrénie de son deuxième fils ?).
Dans les deux versants du combat contre l’irréversibiliité, la réponse à la proposition : “ Comment auriez-vous voulu que ça soit ? ” est la suivante : “ C’est idiot, on ne peut pas revenir en arrière. ” Réponse qui aboutit à une fermeture supplémentaire et à un nouveau point de fixation, d’où la nécessité pour le psychothérapeute de faire les propositions de réexamen de façon très fine et d’avoir un positionnement solide sur l’infime présent. La plainte, en effet, immobilise le temps et garde l’objet de la plainte comme un fruit à savourer, même s’il est toxique. Mais, s’interroge la plainte, il ne peut être que bon puisqu’il vient des ancêtres ou des parents. Comme disait la belle-mère d’une de mes tantes en servant une infâme tambouille mijotée durant des heures : “ Ça ne peut être que bon, puisqu’il n’y a que de bonnes choses ”.
La sidération
Le temps immobile peut aussi être le temps de la sidération tragique. Sidération de la personne face à un enchaînement d’événements. Sidération du temps immobilisé par les forces antagonistes issues du contrat : “ Du passé, faisons table rase ”. Les forces du héros qui refuse la transmission dans une volonté de s’affirmer comme neuf rencontrent la pesanteur des racines. Chez les Grecs anciens, le héros tragique croit que, par sa seule volonté, il peut abolir les lois pour lui-même. Ce faisant, il nie le courant intérieur qui le rattache à ses ancêtres et se trouve saisi dans un courant contradictoire entre sa volonté et ses racines. Plus sa volonté sera forte, plus la résistance intérieure le sera en parallèle. Tous les actes qu’il va poser pour sa libération vont être pervertis par ce courant antagoniste. Ils se transformeront, l’un après l’autre, en éléments d’une machine infernale qui finira par l’écraser. En posant sa volonté comme seul élément libérateur, il s’est fait violence à lui-même et les lois d’appartenance se sont transformées en destin auquel il semble impossible d’échapper. Le temps immobile de la tragédie est le legs de lois auxquelles il ne faut pas toucher sous peine de châtiments terribles tant psychologiques que sociaux puisque la société participe des lois.
Emporté par une passion amoureuse, Armand, se met à fréquenter un milieu louche, jusqu’au jour où il est inculpé de complicité de crime pour avoir effacé des preuves : il perd, d’un coup, statut social et emploi. Éléonore, dernière-née d’un couple déjà âgé qui l’a choyée, quitte, un jour, famille, mari, enfants avec un homme et revient, quelques années plus tard, brisée et polytraumatisée par les coups. Julien fuit dans l’alcool sa vocation d’artiste reconnue par un instituteur qui voulait l’inscrire aux Beaux-Arts et niée par le père qui le mit en apprentissage dès l’âge légal parce que, dans la famille, on était ouvrier-paysan de père en fils. Julien appartient à la catégorie des alcooliques mutiques dont j’ai parlé plus haut en évoquant la plainte silencieuse.
Dans ces trois cas, la tentative de révolte aboutit à un esclavage avec domination d’un des parents sous l’œil indifférent de la famille ou du village, comme s’il y avait là un juste retour des choses dans une normalité qui n’aurait pas dû être bouleversée. Éléonore, comme Armand, formulent leur demande en termes de dignité et de place sociale à retrouver. Pour eux, le temps immobile de la sidération est celui des ailes qui se brisent au moment où, soit ils refusent quelque chose de leurs racines, soit ils se sentent trahis par elles.
La sidération tragique résulte d’un lâcher-prise et d’un “ oui ”, mais un lâcher-prise dans un “ oui ” aux forces les plus agressives de la névrose. En effet, la coupure volontaire avec les racines ferme l’alimentation inconsciente en bonne nourriture, d’où qu’elle vienne, et met la personne en position d’autarcie intérieure : c’est elle qui contrôle ce qu’elle avale. Amandine détruira sa santé avec constance en ne voulant ingérer que des aliments dotés de certaines qualités certifiées régénérantes. De même qu’elle n’acceptera comme possiblement vraies que des choses qu’elle aura fait passer par tous les cribles critiques en sa possession : cela aboutira à des positions révisionnistes. Cette descente infernale organisée mène à une hyperdépendance à la nourriture, au contrôle, à la famille…
Lorsqu’il y a legs d’une culpabilité ou d’une blessure avec obligation de supporter de génération en génération le poids des fautes, des erreurs ou des échecs des antécédents, le temps immobile se résume au choix entre la sidération tragique ou la résignation de la plainte circulaire. Chez V.S. Naipaul4, une jeune femme qui a quitté un milieu protecteur, rigoriste et rural et qui s’est rebellée en refusant de suivre le chemin tracé d’avance par les ancêtres a “ l’impression d’être le dernier arbre de la colline quand tous les autres ont été coupés ”.
Du fait de l’exode rural, de l’éparpillement des familles, de l’impossibilité de transplantation à cause des changements imposés par la carrière professionnelle ou la recherche d’emploi, nombre d’urbains isolés de leurs racines ont fait, à leur corps et à leur cœur défendant, table rase du passé. Contrairement aux héros tragiques, il n’y a pas eu un choix conscient de couper avec les racines et avec ce qu’elles représentent pour la transmission. Le phénomène de temps immobile n’en est, sans doute, que plus tragique parce que complètement masqué par ce qui se donne à entendre. Est-ce cela qui émerge lorsque Léon remâche la nécessité de vendre le terrain acquis, il y a longtemps, à la campagne et son incapacité à le faire parce qu’il ne veut pas lâcher le rêve d’y finir ses jours ?
Il y a deux cas où la table rase du passé débouche sur un trop-plein envahissant et déséquilibrant : celui de l’amnésie et celui de la découverte d’une famille à l’âge adulte. L’amnésie fait table rase du passé dans un réflexe de survie : lorsque l’amnésie se déchire, l’équilibre que s’était créé la personne est dynamité. D’autre part, si un enfant retiré à ses parents dès la naissance comme Léna, ou à l’âge de trois ans, comme Dieudonné, fait, à l’âge adulte, des recherches sur ses racines et découvre une famille, une fratrie, il vit une expérience proche du héros tragique : en se faisant connaître, il transgresse une loi du silence et tous lui en font porter le poids. La personne découvre que l’espoir d’accueil et de reconnaissance autour duquel elle avait bâti son équilibre dans sa marche vers l’âge adulte était vain. Elle découvre la rancœur que l’on pose sur le perturbateur. De plus, elle se met, intérieurement, dans la position de la table rase à la fois d’un certain passé et cependant surchargée d’informations qui la submergent.
Ce que je constate, en égrenant ces divers exemples, c’est un point commun à ces personnes : à un moment donné, elles se retrouvent sous la coupe très concrète ou imaginaire d’un des parents. Parfois, c’est temporaire, parfois la fixation est de plus en plus profonde sur ce versant. Que ce soit pour résister à l’attraction de ce qui est ici un éternel retour vers le parent ou pour s’en extirper, il faut une telle énergie que je me demande s’il en reste assez pour donner la vie physiquement. Souvent ces personnes, lorsqu’elles échappent à l’attraction, se consacrent à des œuvres… d’art ou de charité. Elles illustrent la transmission de vivant à vivant, ou plus tard, d’ancêtre à vivant, par l’art, l’écriture, le don de soi dans l’action collective.
La rage
La rage est un des éléments moteurs du temps immobile de la plainte circulaire. Il y a la rage de vivre, la rage de vaincre, élan irrésistible qui veut ignorer les obstacles et se brise dessus. Élan rigide de la ligne droite qui ignore feintes et contournements. Ça passe ou ça casse. Si ça casse, je retourne vers moi et je m’apitoie sur mon échec. Je deviens mon propre objet de pitié. La rage est un élan de vie secondaire issu d’un compromis inaccepté -parce que peut-être inacceptable- avec un réel vécu comme une demande de lâcher quelque chose qui aboutirait à une perte irréparable. Avec la rage, il n’y a pas de divergence possible par rapport à un chemin posé dans un idéal absolu, pas d’autorisation donnée au temps pour un recul réflexif. Dans le cas qui nous occupe ici de la plainte qui tourne sur elle-même, la rage me semble provenir d’un excès de microrégulation qui explose dans le refus d’une régulation par le temps. Cet excès de microrégulation qui masque le transmissible est dû à une éducation trop rigide -“ Mon père était gendarme ” -ou pas assez cadrée. La rage dans son refus du temps réflexif est peut-être une ruse de l’inconscient pour contourner le contrat parfois inflexible de la microrégulation, un moyen d’extérioriser l’excès de pression intérieure.
La rage retournée contre soi en une microrégulation chronique est un des éléments qui caractérisent l’anorexie. La transmission est impossible puisqu’il n’y a pas de reconnaissance qu’il y a eu un “ bon ” nourrissant. “ La hargne et la rage sont susceptibles de faire peser sur autrui des exigences qu’il serait toujours impossible de satisfaire ”1. Cette remarque me semble correspondre tout à fait au vécu de celles de mes clientes, filles de mères anorexiques, qui ont, elles aussi, un problème avec la nourriture.
Par sa capacité de concentration intérieure, la rage agit, comme je l’ai dit plus haut, à la façon d’un aimant (inversion de l’amour de soi ?) qui fédère, maintient en cohérence et donne cohésion aux divers ingrédients du temps immobile. Excès de concentration qui pourrait expliquer des comportements volcaniques sous forme d’éruptions brèves qui rejettent un trop-plein de laves brûlantes et amères.
Le temps et l’espace
Après avoir traité du temps immobile en tant que tel, je voudrais montrer en quoi la notion d’espace est importante pour amener le client de la plainte circulaire vers la transmission, de la sortie de l’ombre du malheur vers l’appropriation des bonnes valeurs contenues dans son héritage transgénérationnel.
Comme je l’ai cité dans mon introduction, Kant, dans la Critique de la raison pure2, avance que “ Tout ce qui appartient aux déterminations internes est représenté suivant les relations du temps. Le temps ne peut être intuitionné extérieurement à nous, pas plus que l’espace ne peut l’être comme quelque chose en nous ”3. Cette assertion de Kant est intéressante car elle fait un lien entre temps et espace. D’une façon générale, elle justifie le fait qu’à tout moment, chacun puisse s’abstraire du monde extérieur pour se trouver un monde à soi où il est maître du temps… pour un temps. Si quelqu’un s’en tient à son intuition intérieure du temps sans la combiner avec son intuition extérieure de l’espace, il ne s’en tiendra qu’à la sensation de sa dynamique et de ses mouvements intérieurs. Dans ce monde clos, ces phénomènes resteront diffus, et le moi ne pourra s’en différencier et prendre forme. En effet, “ pour que des sensations puissent être rapportées à quelque chose d’extérieur, il faut que l’espace soit posé comme fondement ”, c’est-à-dire comme antérieur à toute expérience que l’on peut en faire, comme existant a priori. Pour expliquer cela, on peut imaginer une personne dont la main frotte un buisson d’épines. Si cette personne est close dans son monde intérieur, elle sait par son senti qu’à un moment donné, elle a eu une sensation désagréable : il y a eu un avant et un après par rapport à cette sensation. Pour savoir où elle a mal et quelle en est la cause, il faut qu’elle mette son corps dans l’espace. Pour cela, il faut que cet espace extérieur existe en dehors de toute élaboration personnelle : il est une évidence. Elle pourra alors voir sa main, à la fois extérieure à elle et partie d’elle. Si elle amène son regard plus loin dans l’espace, elle verra le buisson d’épines, pourra faire le lien entre sa sensation désagréable et le buisson et faire cesser le désagrément en mettant sa main en mouvement.
“ Le temps sert de fondement à toutes les intuitions… En lui seul est possible toute réalité des phénomènes ”, dont, par exemple, lors de la séance, l’émergence de l’inconscient sous forme d’émotions, d’images, de mouvements, d’anamnèse. Pour que cette réalité des phénomènes passe du possible à l’incarnation, l’espace est une condition nécessaire. En effet, c’est à l’intérieur du contenant de cet espace qu’une forme peut être donnée aux phénomènes. Si je combine mon intuition intérieure du temps à mon intuition extérieure de l’espace, je peux, quand je me retire dans mon monde intérieur, recréer une histoire, l’Histoire, mon histoire, tout en admettant que, pendant ce temps, extérieurement à moi, quelque part dans l’espace, des événements se passent, des gens bougent. Ainsi, lorsque je reviendrai de ma contemplation, le réel ne sera plus exactement le même. En avoir conscience m’amène à différencier mon temps intérieur de celui des autres. Je ne peux le faire que parce qu’au-delà de moi, il y a un espace qui me sépare des autres, me les fait voir autres que moi parce que je constate que leur temps intérieur est différent du mien : pendant que j’étais tourné vers moi, d’autres s’activaient. Mon regard, en se posant sur l’espace, envisage des volumes, des ombres, des formes, des comparaisons sur les divers temps intérieurs que j’observe par rapport au mien. Ce désir de formuler me guide vers le concept qui me sort de mon état intérieur diffus pour que je donne une description et donc une forme à mes perceptions. C’est ce qui se passe dans une séance où le client ne dit rien. Le psychothérapeute, en intervenant par une phrase du type “ C’est quoi ce qui est là ? ”, le bouscule dans son monde intérieur et peut-être dans son monde immobile, et lui ramène monde extérieur et notion d’espace. À ce moment-là, le client a le choix, soit de rester dans son temps intérieur et d’ignorer sa contingence par rapport à celui de l’autre, soit d’introduire un peu d’espace en lui pour nommer ce qui est là et pour, en même temps, reconnaître que cet espace existe hors de lui puisqu’il le met là. Ainsi commence un jeu entre espace extérieur et amorce de défusion du moi d’avec les sensations.
Cela me conduit à revoir ce que nous appelons “ espace intérieur ” et à l’envisager comme une création métaphorique et symbolique de chacun, le terme de “ symbole ” reprenant ici toute sa saveur originelle d’un objet coupé en deux 4: temps intérieur et espace intériorisé. Dans ce contexte, temps et espace portent chacun un morceau du signifiant, et c’est à chacun d’être hospitalier à la synthèse qu’il peut en faire. Ces notions sont importantes car si la notion d’espace peut être portée par le psychisme comme un fondement, le psychothérapeute peut s’en saisir pour en faire un pivot transformationnel par rapport à l’enfermement dans le temps, la poser dans son intention en tant que telle, l’entrevoir comme une base de construction. Le travail transformationnel deviendrait ainsi un passage de la peur du vide vers une intériorisation de la notion d’espace comme fondement constructeur : espace porteur des possibles, à côté du fondement intérieur naturel qu’est le temps, porteur de la réalité personnelle. Tant que la personne serait enfermée dans sa plainte, le psychothérapeute incarnerait, par son extériorité, la possibilité symbolique de cet espace. Et c’est le corps donné à l’espace qui desserrerait l’étau du temps immobile ; corps, contenant tangible de cet espace.
Lorsque le thème de l’espace arrive en séance, il introduit avec lui la possibilité de différencier temps intérieur et temps irréversible. Dans le cheminement du client, l’espace, issu du vide, en garde une représentation d’infini. L’intrusion de cet infini dans l’espace qui émerge peut connoter le temps futur comme infini et mettre en collusion temps et espace dans une peur du vide. Et cela, alors qu’il y a un temps connu et immédiatement préhensible dans l’expérience intérieure. Or le psychothérapeute ne peut donner de limites au client pour son espace intérieur, car c’est à ce dernier qu’il revient d’en trouver la dimension qui lui est propre en jouant avec ses limites. C’est ce qui se produit lors d’une séance où Chantal se voit en bébé et dit : “ J’étouffe ” et complète par “ Tout est vide ”. Je lui propose d’explorer ce que ça fait de vivre ce vide comme un espace. Il s’ensuit un silence que je respecte. Elle termine la séance par “ Je respire ”. Dans les séances suivantes, elle nommera, explorera, bribes par bribes, l’ombre du malheur jusqu’à en faire une histoire assez vivante, assez parlante, pour la transformer en inventaire de valeurs.
En donnant en soi une forme à la notion d’espace intérieur, on se met en capacité d’appréhender les objets les uns par rapport aux autres ; on desserre le temps en couches successives et on crée la possibilité qu’un même événement puisse être vu sous plusieurs angles, complémentaires ou contradictoires. L’introduction de l’espace intérieur devient ainsi support des conditions des allers et retours à l’intérieur de la mémoire.
Le temps sacré : transmutation du temps immobile par la mise dans un espace sacré
Selon Marcel Gauchet5, dans les temps primitifs de l’homme, la peur du différent fige le passé en temps sacré. Parce que l’homme se devait de bouger physiquement, d’abord dans l’espace, pour trouver nourriture et abri, psychologiquement ensuite, pour s’adapter aux conditions extérieures qu’il rencontrait, parce que cette nécessité de bouger le mettait en situation permanente d’insécurité, il a créé un espace sacré où la peur pouvait être jouée dans un espace dédié au temps figé du passé. Alors que Kant pose l’alliance du temps et de l’espace comme une possibilité d’exercice du libre-arbitre par réexamen et choix, les notions de temps et d’espace sacré ont une fonction d’exorcisme avec, pour condition, un passé non revisitable.
Lorsqu’il est temps sacré, le temps immobile est la mise au dehors, par le religieux primitif, de l’autre dans son altérité, de l’autre porteur de la virtualité du conflit, conflit qui peut mener à l’éclatement de la communauté, seule protection pour l’homme dans ces sociétés, en face des dangers de la nature. Lors des cérémonies religieuses, le sorcier, le chamane faisait le lien entre la communauté et cet autre mis au dehors. Le temps sacré était ainsi une réunion pour chacun et pour la communauté avec l’être et son ombre porteuse. Face à la peur de l’autre, le sorcier disait ce qui était bon pour la communauté et pour chacun. Cette cérémonie se terminait souvent par un rituel de type “ bouc émissaire ” où un animal chargé de tous les maux, de tout le mauvais, de toutes les peurs de la communauté était exclu et envoyé au loin.
Marcel Gauchet précise que l’émergence d’un dieu personnalisé qui personnifie le tout-autre a replacé l’autre au centre de soi et a conduit l’homme à se réapproprier son individualité comme unique. Le groupe a perdu en cohésion -garantie par la mise au dehors de l’altérité- ce que l’individu a gagné en cohérence intérieure. Le temps immobile religieux est devenu le temps apparemment immobile de l’autre si lent, trop lent, désespérément lent à percevoir, puis à admettre les changements qui se font en nous, en nos clients, qui nous bouleversent, si visibles pour nous, si invisibles pour l’œil extérieur. Temps immobile de l’autre qui tend à nous figer avec émergence de la peur ancestrale -peut-on dire archétypique, si on reprend la définition de Carl Gustav Jung sur le fond psychique commun à l’ensemble des hommes ?-, si elle est remise dans ce contexte. Peur panique de l’exclusion par l’autre extérieur ou par le groupe, ou par l’autre en soi -folie- puisque, si on adopte la thèse de Marcel Gauchet, l’avènement du dieu unique a créé la conscience de cet autre en nous avec élaboration d’une cohésion intérieure qui est de notre responsabilité. Si nous sommes plutôt perçus comme l’autre à exclure parce que notre différence est sentie comme provocante et fait émerger, en face, les peurs de la remise en question, si c’est cette différence qui est privilégiée par le regard extérieur plutôt que l’entièreté de notre personne, que devient cette cohésion intérieure ? Où l’on voit que le temps immobile de l’autre pourrait faire retourner à la plainte circulaire le client fragile ou impatient de reconnaissance immédiate.
La séance de psychothérapie est parfois une mise en scène du temps sacré, dans un espace particulier avec, pour acteurs, l’autre, les autres et les peurs qui y sont liées. Temps sacré où se rejouent les mythes de la genèse de la personne. La remarque de Mircea Éliade6 sur le mythe qui est “ censé se passer dans un instant sans durée ” éclaire un des aspects de la plainte fermée : celui de la toute-puissance/impuissance. Selon Mircea Éliade, le mythe n’a de sens que si sa narration, qui recrée le temps sacré, s’inscrit dans un présent situé entre un passé et un futur. Il ajoute : “ En racontant le mythe, on réactualise en quelque sorte le temps sacré dans lequel ont été accomplis les événements dont on parle ”. Il se passe quelque chose de cet ordre lorsque le client évoque ses origines ou lorsqu’émerge quelque chose du vécu préverbal. Donner une forme aux fantômes, un nom aux peurs qu’ils instillent, c’est affronter ses peurs à la lumière de la conscience : peur de trahir, d’être rejeté dans le néant de l’effacement généalogique, peur de transgresser des tabous qui s’imposent par leur évidence sans contour. En parlant son mythe fondateur, la personne libère la dynamique et le sens qui y étaient inscrits, parce que sa parole l’installe dans l’irréversible du temps.
Arrive alors le moment de l’inventaire dans un espace qui “ est une réalité par rapport aux objets en même temps qu’il est une idéalité par rapport aux choses quand elles sont considérées en elles-mêmes7 ”. Parce qu’on y pose les objets devant soi, l’espace donne le choix de les voir dans leur réalité tangible ou dans leurs possibilités d’être changés, remplacés, modifiés, supprimés. Il y a le regard sur la réalité de ce qui est ou de ce qui a été. Il y a l’examen sur l’idéalité de ce que l’on ne veut pas voir, de ce qu’on ne peut pas voir et que l’on ne pourra jamais voir, de ce que l’on ne peut pas voir, mais que l’on pourrait voir, soit en se déplaçant pour voir la réalité, soit en allant plus loin dans l’exploration des choses en elles-mêmes.
La transmission et l’héritage
La permission
L’éducation donnée par les parents cherche à transmettre un héritage de valeurs qui veut donner à la personne une forme prédestinée. La personne enfermée dans la plainte circulaire ne s’autorise pas une quelconque remise en cause de ce legs. Or, il est à ouvrir pour inventaire et choix par chacun et par chaque génération afin d’être transformé en un mélange original où les anciens apports gardés pour soi et transformés côtoient ceux qui sont plus personnels. Nouveau ballon qui, à chaque passage par des mains accueillantes, repart dans un nouvel élan. Pour en arriver là, il faut une permission, celle d’examiner son héritage dans une liberté à laquelle le “ oui ” est à renouveler à chaque pas de l’examen. Si la permission doit être donnée par soi à soi parce qu’elle n’existe pas de la part des générations qui précèdent, elle sera perçue en même temps, comme une transgression. La possibilité de s’approprier une bonne transmission sera perçue de même. Celui qui crie famine sur un tas de blé oublie que s’il s’active à la transformation de ce blé en farine, il pourra, non seulement, se nourrir mais aussi en nourrir d’autres. La permission, c’est donc accepter de transformer ce blé, c’est aussi accepter de prendre le temps nécessaire pour qu’il en soit ainsi.
Je fais faire le travail sur la permission à partir des contrats familiaux tels qu’ils émergent, puis à partir d’une reformulation transformationnelle. Le point 6 -le “ choix ”- du Cercle psycho-organique montre que le choix est déjà une inscription dans le temps par l’acceptation que tout ne peut être dit au même moment : il est nécessaire de choisir de quoi on va parler et de suivre ce fil sur une ou plusieurs séances, en ayant confiance que, quel que soit le fil tiré, il mènera quelque part. Grâce à l’espace intériorisé, l’inventaire contourne l’obstacle de l’irréversibilité du temps en laissant jouer les mémoires primaire ou secondaire. Par des allers et retours conscients et inconscients, il navigue entre passé, présent et avenir sans annuler la caractéristique intangible qu’est cette irréversibilité.
L’héritage
Comme je l’ai dit plus haut, il y a des legs de prédestination, de blessure ou de culpabilité, soit par l’éducation, soit par l’ombre du malheur. Ils contiennent des valeurs, des idéaux qui sont occultés.
L’héritage avant inventaire est potentiellement neutre parce que porteur de forces qui s’annulent. Tel quel, il n’est ni bon, ni mauvais. Se permettre d’inventorier ce qui a été légué, c’est se donner la possibilité de ne garder que ce qui est bon pour soi parce que cela correspond à ce que nous sommes réellement. D’autres personnes, dans la même famille, dans la même fratrie, choisiront autre chose. Et ce sera bien ainsi. Pour réaliser l’inventaire, il faut passer du “ se battre contre ” au “ se battre avec ”. Il faut passer de la peur du conflit qui aboutit à se battre en aveugle contre un mur à son acceptation comme passage dans la friction pour grandir. Mais avant de faire l’inventaire, la personne accepte-t-elle la réalité de cet héritage et accepte-t-elle d’envisager de le faire sien pour, ensuite, le recevoir en pleine conscience ?
“ Moi, je me bats contre… ”, entend-on souvent. Cette expression guerrière est tronquée si on la compare à une logique militaire globale. En effet, avant de commencer le combat, un stratège ou un général fait l’état du terrain, de ses forces (celles qu’il met dans la bataille, celles qu’il met en réserve), points forts, points faibles. À partir de là, il élabore une stratégie. Et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il se bat contre l’ennemi. Un stratège se bat d’abord “ avec ” avant de se battre “ contre ”. Avec ses forces, avec ses points faibles et forts, avec la connaissance du terrain. Si on se bat “ contre ”, on oublie que l’on se bat avec la vie toujours présente. Si on se bat “ contre ”, on oublie ce sur quoi on peut s’appuyer, compter. C’est là que se loge l’impuissance. Pour les personnes qui ont peu de forces, c’est rappeler qu’il reste la vie, l’élan vital. L’inventaire amène la personne à voir là où elle est, là où elle en est et ce dont elle dispose. Voir tout ce qui est perdu, c’est voir ce qui est contre elle. L’inventaire est un début de reliance. L’espace qui semblait être un vide infini trouve une fonction dans la possibilité de déployer les éléments de cet inventaire pour les mettre en face de soi afin de mieux les examiner. Le psychothérapeute est à la place du stratège qui sait qu’il y a un ennemi à combattre, qui prend du recul pour poser les bases d’un inventaire à faire, d’un autre espace vers où aller. La position du stratège est difficile, délicate et passionnante parce qu’il travaille avec la vie.
Lorsque l’héritage est perçu comme lourd et étouffant, la découverte de courants de vie sous-jacents à la réalité du malheur fait basculer l’héritage vers la vie de la transmission. L’acceptation de l’héritage suppose que soit fait le deuil de la perte de la partie du moi qui occultait la possibilité du choix. Ce deuil est un pas vers le pardon. L’héritage pose la question de la vie et de la mort en demandant d’examiner ce qui est bon et ce qui est mauvais en lui. Selon que l’on accepte ou que l’on refuse, on dit oui à la vie ou on entretient en soi les forces de la mort. Accepter l’héritage, c’est aussi renoncer à la solitude orgueilleuse du singulier, c’est rejoindre l’universel en se fondant dans la lignée des générations. V.S. Naipaul1 va dans ce sens quand il cite Booker T.Washington, champion de l’émancipation des Noirs au lendemain de la Guerre de Sécession et fondateur d’une université : “ Près de seize millions de mains vous aideront à tirer le fardeau vers le haut ou elles tireront contre vous vers le bas ”. Selon la façon dont on reçoit l’héritage, on peut être écrasé ou porté, on peut trouver un appui ou passer à côté. Le client qui transforme la notion de vide en celui d’espace intérieur et découvre de ce fait la multiplicité des regards possibles par l’ouverture au temps est dans cette position. Les aides qu’il peut trouver sont de différents ordres et niveaux. Il y a, en particulier, celles qu’il peut trouver dans l’exploration de ce qui lui a été légué par ceux qui l’ont précédé.
Chantal, dans les séances qui suivent celle dont j’ai parlé ci-dessus, revisite l’histoire douloureuse de sa grand-mère paternelle pour trouver le sens de cette vie, les qualités et valeurs qui portaient cette femme et elle en nourrit sa mère symbolique. À partir de là, elle réexaminera la figure de son père, puis affrontera les peurs, terreurs mêmes, qui la plombaient. Ensuite, forte d’un axe qu’elle se découvre, elle va faire la demande d’un travail d’exploration des sensations du corps en lâchant les représentations intellectuelles et l’exigence du “ pourquoi ”. Chemin pour se concilier le corps perçu comme un bourreau en puissance et s’en faire un allié pas à pas, en mettant son cœur à l’ouvrage. Chemin pour renverser un destin, apparemment contraire, en chemin de réussite. Puis elle entendra et recevra différemment ce qui lui vient de l’extérieur et l’interaction entre elle et cet extérieur.
La répétition
Pour être dans la transmission, je suis moi-même parce que différent de ceux qui m’ont précédé, y compris dans les ressemblances. Différent du fait que les racines de mon père se mêlant à celles de ma mère ont créé, avec moi, un début d’arbre nouveau, original. Ainsi, chaque génération crée un nouvel arbre à partir des racines mêlées des souches précédentes. L’irréversibilité du temps est condition d’une liberté de l’être par la garantie d’une non-répétition de l’histoire. La répétition ne pourra être qu’apparente car entre le fait initial et sa réplique, il y aura eu un nouvel apport de racines qui fait que la personnalité de celui qui “ répète ” est différente, que le contexte familial n’est pas rigoureusement semblable, etc… Lorsqu’il y a répétition, on peut s’interroger sur les points communs aux diverses souches pour mieux voir leurs différences. On peut aussi se demander s’il y a une souche plus prégnante que les autres qui imposerait un contrat très fort de survivance de la mémoire à n’importe quel prix sous la forme de cette répétition. “ Chez nous, on est différent des autres, il y a toujours eu le malheur ”, dit avec un grand sourire cette mère d’un enfant héroïnomane. Si le psychothérapeute a un positionnement clair par rapport au temps irréversible, il peut amener son client à voir dans la répétition ce qui lui est propre, l’élément qui n’est qu’à lui parce qu’il ne pouvait pas exister dans les générations précédentes.
La transmission : l’arbre, racines et bourgeons
“ Sans un bourgeon qui une fois est venu, l’arbre ne serait pas… La rude écorce n’est rien que du bourgeon vieilli… sans le bourgeon qui n’a l’air de rien…, tout cela serait du bois mort ”2.Péguy3.
On peut choisir de vivre l’arbre généalogique et de s’identifier à la vision que l’on en a. On peut le choisir comme source. Le vivre, c’est courir le risque de la répétition et en accepter la fatalité. C’est, comme le dit le Psaume 142 de la Bible, “ habiter les ténèbres avec les morts de jadis ”. Le choisir comme source, c’est faire usage de son libre arbitre, de sa capacité de reconnaître en soi un tiers qui, dans l’angoisse, la panique, l’urgence maintient la balance de l’équilibre mental, psychique, spirituel, physique et indique une voie possible soit nouvelle, soit inexplorée, soit rejetée jusque-là. Ce libre arbitre procède de l’impulse primaire nourri par l’environnement, la société, les ancêtres qui ne sont pas seulement ceux de l’arbre mais aussi tous ceux qui forment le terreau culturel de la société où l’on évolue. Par l’histoire, la culture, la littérature écrite ou orale, la peinture, le théâtre, ce terreau fournit des modèles d’issues possibles dans des situations qui ressemblent à celles que nous traversons.
Si on considère que l’arbre est premier, le bourgeon aura “ l’air… de ne pas pouvoir exister sans l’arbre, … de venir de l’arbre, de dérober la nourriture de l’arbre ”. L’arbre ne vit et ne perdure que par le bourgeon. C’est donc grâce au bourgeon, amorce d’une nouvelle branche, qui prendra le relais des branches mortes, que l’arbre reste en vie. Être soi-même, c’est s’envisager à la fois comme arbre qui donne ombre protectrice et fruits et comme branche issue d’un bourgeon qui tire sa sève des racines. Or qui dit sève dit bonne nourriture, suffisamment bonne, constituante et forte pour que la branche puisse grandir et grossir à partir du bourgeon. Pour que la sève soit bonne, il faut que les racines aient su faire choix et tri pour éliminer ce qui venant de la terre, aurait pu faire de cette sève un poison mortel. Quoi qu’aient vécu les générations précédentes, quelles que soient leurs turpitudes éventuelles, il y a un moment où elles ont fait la place à la sève comme bonne nourriture pour que l’arbre continue à vivre par des bourgeons et des branches. Et c’est ce que Chantal a trouvé dans ce qui ne semblait être qu’une succession de drames et de tragédies : “ La petite espérance n’est rien que cette petite promesse de bourgeon qui s’annonce au fin commencement d’avril ”.
La transmission nous confronte au problème de sortir avec les mots, ce qui est l’objectif de toute psychothérapie. À un moment de la cure, cet objectif peut ne plus être pertinent, mais au contraire contre-performant. À ce moment-là, ce n’est plus sortir qui est essentiel mais sentir. Et pour sentir, il faut arrêter de porter. Or le concept est parfois une façon de porter pour ne pas sentir. Sentir, c’est faire cesser le blocage énergétique produit par le fait de porter. Lorsque le client arrive à cette phase, faire sortir par le canal des mots peut aller à l’encontre du chemin si la fonction des mots a été, auparavant, celle de sortir le trop-plein de la charge. Lorsque ce trop-plein a été évacué, maintenir le canal des mots, c’est faire succéder au trop-plein le fantasme de ce trop-plein et ainsi mettre en place un contrat selon lequel il y a toujours un trop-plein à évacuer. Les progrès de la cure et le travail sur le corps contenant aboutiraient alors à un renforcement du contrat de contenir la charge et de la porter. Amener le client à faire le choix entre “ faire sortir ” ou “ ne plus porter ”, c’est l’amener à prendre conscience qu’il n’y a pas de nécessité à “ faire sortir ” à tout prix -jusqu’à la somatisation douloureuse-, que le corps peut prendre le relais du concept pour d’autres perceptions, d’autres explorations. C’est aussi l’amener à lâcher la toute-puissance magique mise sur le mot au fur et à mesure des progrès de la psychothérapie. Dans ce cas précis, lorsqu’il porte, le client contient en lui une colère retournée impatiemment contre l’obstacle qui se dresse sur son chemin et contre la lenteur du cheminement. La colère est comme un lac de barrage.
Lâcher prise par rapport au mot magique et choisir de ne plus porter, c’est ouvrir le barrage et laisser l’énergie de la colère circuler dans tout le corps pour le vivifier et réveiller -parfois très douloureusement- les endroits rigidifiés par l’effort du “ porter ”. À partir du constat “ je me suis toujours portée toute seule ”, Chantal fait ainsi le lien entre la rigidité qu’elle sent au niveau des omoplates et les douleurs en bas de son dos, comme deux pôles qui se font équilibre. L’énergie qui se met à circuler est unificatrice de l’ensemble du corps, de la tête aux pieds. À un moment de la séance, le mot est retrouvé, non plus dans la contrainte de le “ sortir à tout prix ”, mais dans la joie d’une rencontre, d’une redécouverte de quelque chose qui rompt l’isolement et l’enfermement, quelque chose qui peut être mis dans la relation. La transmission devient possible. C’est un passage de l’état de guerre en soi et avec les autres, à l’état de paix avec soi et avec les autres. Le temps de la transmission est celui que la marche a imprimé à la pensée depuis que l’homme est devenu ce qu’il est sur ses deux jambes et ses deux pieds. C’est le temps des parents, des grands-parents qui, au cours des balades, égrainent des souvenirs, racontent des histoires, font des liens entre le visible de ce qui est sous les yeux de tous et l’invisible présent dans leur pensée.
Dans “ transmission ”, il y a le préfixe “ trans- ” qui suppose l’existence d’une rive, d’une traversée et d’une autre rive, et ainsi de suite, chacun étant tour à tour l’une ou l’autre des rives et la traversée. Quand la mission devient plus importante que la traversée, il n’y a plus qu’un paquet à déposer dans un réceptacle qui ne peut que le recevoir. La bagarre qui a lieu au rugby pour que le ballon passe d’une main à une autre n’a plus lieu d’être. La personne n’a plus le choix de se mettre sur la trajectoire du ballon ou de s’en écarter. L’aléatoire de la transmission est remplacé par une codification rigide du “ parler le passé ”. Le passé est ainsi sacralisé et toute évocation est traitée sur le mode religieux : il y a une façon d’en parler et de le traiter dont on ne doit pas s’écarter. C’est ainsi que V.S. Naipaul souligne que, dans la culture sudiste, le fait religieux est constant et qu’il va de pair avec une évocation de la douceur de vivre qui existait avant la Guerre de Sécession, évocation qui gomme complètement les aspects cruels et sordides de l’esclavage. Ce passé, devenu religion étroite et bornée, empêche toute adaptation au présent et toute ouverture sur l’avenir, mais il crée un sentiment de forte appartenance dans la plainte. Pour les conditions de la transmission, la terre trop bien arrosée devient marécage : c’est l’excès de transmission, l’absence de liberté pour faire l’inventaire après héritage. La terre non arrosée, c’est le désert du non-dit, du secret, de la vérité falsifiée, telle Laurence qui découvre par ses camarades de l’école primaire que son père est mort quand elle était petite – sa mère lui avait dit qu’il était parti travailler dans un pays lointain- et qu’elle a une grand-mère dans le village où elle habite.
La transmission renonce à modeler -au contraire de l’éducation-, à laisser sa marque. Elle fait traverser à son message la distance qui sépare deux êtres parce qu’elle est devenue humble. Elle ne veut plus l’avenir, elle est l’avenir du fait de sa confiance. Elle a foi en la solidité des graines qui germeront un jour et dont elle ne verra sans doute pas les fruits. Il faut aussi un catalyseur qui bouleverse la donne et conduise le regard dans un déplacement où il considère un autre aspect du connu, quelqu’un qui, en recevant ce qui lui est donné, entende ou voie pour l’autre ce que ce dernier n’avait jamais vu ou perçu. Et celui-ci qui accepte de recevoir comme un don cette nouvelle vision ou perception de lui et qui la fait sienne, en arrive à s’aimer pour semer la graine d’amour qu’il a cultivée en lui. Il rompt la malédiction de l’arbre du malheur et retrouve des graines de paix pour les faire germer en lui et pour les générations suivantes. Il ouvre ainsi le temps circulaire et répétitif, le transforme en “ ailant ”, élan aux ailes d’avenir qui brise les chaînes de la douleur pour retrouver l’énergie qui fit des générations précédentes des générations bâtisseuses. En effet aucune génération ne peut advenir si celle qui la génère n’a pas un projet bâtisseur, même enfoui dans l’indicible et le secret. S’aimer pour semer, c’est faire le choix d’abandonner le drame si prégnant, faire le choix de trouver, de retrouver le projet qu’il masquait.
Conclusion
Pour illustrer ce qui précède, je voudrais raconter une petite histoire qui servira en même temps de conclusion à ces pages. Cette histoire est contenue dans un film israélien, La Visite de la fanfare. Un jour, une fanfare égyptienne arrive, de façon incongrue et à cause d’un malentendu, dans une ville israélienne cernée par le désert, habitée par des personnes qui s’y considèrent prisonnières. Les circonstances font qu’elle est obligée de rester vingt-quatre heures dans cette ville qui souffre d’un environnement limité dans un horizon illimité et qui demande à l’imaginaire (télévision, sorties en “ boîtes ”, adultères) des bornes à cet horizon. D’un côté, les appartements étriqués, de l’autre l’immensité sans points de repère. On ne sait rien d’autre de cette ville que cette plainte qui suinte un vide sans humanité, où la vie ne trouve de sens que dans des petites choses du quotidien.
À l’opposé, la fanfare qui se nomme très exactement “ Fanfare de cérémonie de la police d’Alexandrie ” souffre d’un trop-plein de sens : elle est dans la transmission du fait de sa mission culturelle qui lui demande de maintenir une tradition musicale faite de variations et d’improvisations ; elle incarne également le contenant nécessaire à la sécurité d’un bon espace du fait de son appartenance aux forces de l’ordre. Obligés de subir une situation qui ne correspond à aucun de leurs schémas, les Israéliens redécouvrent les lois de l’hospitalité et les Égyptiens s’adaptent avec une souplesse étonnée. Il en résulte des rencontres qui les bouleverseront tous dans leur vision du monde, dans leur vision d’eux-mêmes et dans leur vision de l’autre et de l’étranger. À un moment du film, l’adjoint du chef de la fanfare sort sa clarinette et joue, durant quelques instants, un morceau qui fige tous les Israéliens présents. Lorsqu’on lui demande ce que c’est, il explique qu’il y a trente ans, il a entrepris l’écriture d’une symphonie qu’il n’a jamais été capable d’achever. Le soir, chez son hôte, il est invité à jouer à nouveau et la même magie s’opère, mais le musicien y reste insensible, enfermé qu’il est dans sa plainte silencieuse et l’humilité d’un échec indépassable. Au moment de se séparer pour la nuit, l’hôte d’un soir lui dit à peu près ceci : “ Peut-être que ce qui est important, c’est que ta symphonie soit inachevée. Tu donnes à entendre à chacun que la beauté existe. Et comme ce n’est pas fini, chacun peut en faire quelque chose à lui ”. À ce moment-là, le musicien entend en lui la suite de la symphonie et sait que sa créativité a désormais retrouvé sa source.
Jeanne-Dominique Billiotte, psychopraticienne formée en Analyse Psycho-Organique.
Juin 2008
1Voir note 3
2Charles Péguy, Le Mystère des Saints Innocents in Œuvres poétiques complètes, coll. La Pléiade, éd. Gallimard, 1975
3Sauf indications contraires, les citations qui suivent sont tirées du Mystère des Saints Innocents.
1Voir note 3
2Voir note 4
3Sauf indications contraires, toutes les citations qui concernent les rapports du temps et de l’espace sont tirées de La critique de la raison pure.
4Voir note 5
5Marcel Gauchet Le Désenchantement du monde, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, éd. Gallimard, 1985
6 ÉLIADE Mircea, Images et symboles,
7Voir note 5
1Voir note 3
2Isabelle Jarry, Le jardin Yamata,. 1999, Stock.
3Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, éd. Grasset, 1993.
4Voir note 3
1Afin que la plainte n’envahisse pas la transmission, j’ai l’intention d’aborder d’autres développements sur le sujet dans un article ultérieur.
2Voir note 3
3Un Chemin dans le monde, V.S. Naipaul, éd. Plon, 1995.
4Lorsque je parle d’ombre, je ne retiens pas la définition qu’en donne Jung. Je préfère y voir une zone de potentialités à découvrir et de choses diverses qui y ont été déposées ou reléguées par la personne elle-même ou par les générations précédentes.
5 Parfois cette sensation est, au contraire, le symptôme de quelque chose à soi qui a été perdu par ce que j’ai appelé « coupure autistique et amnésique » dans « Dessine-moi un visage », article paru dans le n°22 d’ADIRE, 2006.
6« Pour que la violence de l’un s’impose à l’autre comme un contre sens émotionnel, il faut qu’il n’y ait pas de représentation du monde de l’autre. » (Boris Cyrulnik in « Les Nourritures affectives », éd. Poches Odile Jacob, 2000).
1À S.O.S. Amitié « interpartage » est la dénomination de ce qu’ailleurs, on appelle « formation continue.
2 Le Monde 2, 9 septembre 2007.
3Une Virée dans le Sud, éd. Christian Bourgois, 1989.
4Traduction Tremesaygues-Pacaud.
5 Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, éd. Dictionnaire Le Robert, 1992.