La Joie est-elle un combat ?

La joie, mystérieusement, est présence agissante. Lorsqu’en soi, l’espace intérieur est assez grand pour l’accueillir, elle y demeure, quoiqu’il arrive. La joie est expansion, sans limite, sans finitude. L’espace qui l’accueille, elle l’adapte à la dimensions de ce qui est accueilli, au gré des occasions : dimension intime, dimension du monde, dimension de l’autre, dimension de la transcendance ou de l’immanence. Jaillissement sans cesse renouvelé, elle invite à marcher sans se retourner, à contempler ce qui est sous nos yeux et qui, tels les nuages dans le ciel, se modifie constamment, même si c’est à peine perceptible. Elle invite notre contemplation à être active, à être aussi dans le mouvement. Si nous nous arrêtons, même brièvement, pour jouir d’elle, elle disparaît ou s’enfonce dans des profondeurs inaccessibles à la sensation. Elle suscite le chant de nos cellules, le regard émerveillé à tout ce qui en nous vit, nous fait vivre, participe à notre vie.

La souffrance part à l’assaut de la joie. Elle se croit la plus forte, arrive en conquérante, persuadée de la victoire. Elle obscurcit son ciel de nuages noirs, rétrécit son espace pour susciter l’angoisse qui étouffe. Elle place des digues pour stopper l’élan de sa source, cherche à la canaliser, à la ramener à l’étroite raison. Car la joie a en commun avec la folie l’expansivité et l’infinitude, mais elle diffère d’elle par l’absence d’exaltation.

L’exaltation donne une impression de vie intense alors qu’elle flambe comme un feu de paille aussi brutale, vive et éphémère que lui. Elle est telle ces oueds sahariens devenus torrents à la faveur d’une pluie inopinée et asséchés en quelques heures par le soleil. Lorsque le feu de paille s’éteint, lorsque l’oued s’assèche, il ne reste plus rien de ce qui les a suscités, plus que la tentation de se fixer sur l’instant pour retenir désespérément quelques étincelles qui s’éteignent inexorablement, quelques gouttes qui s’évaporent, laissant dans la nuit, le froid et la solitude celui qui a confondu joie et exaltation, bonheur et être. L’exaltation donne l’impression de la rencontre, mais celui qui la ressent est un chef d’orchestre qui perd ses instruments dans le désastre d’un crescendo vertigineux qui retombe aussi vite qu’il s’était gonflé.

La souffrance tente d’introduire le doute sur la qualité durable de la joie, cherche à faire croire que des nuages ou même un passage dans la nuit sont le début de l’infinitude du désespoir. Or, celui qui vit la joie sait qu’il ne la possède pas, elle l’habite et agit en lui. Il sait qu’elle repose sur un socle solide de confiance et d’abandon en quelque chose qui le dépasse et, en même temps, le porte. La confiance en ce socle crée une protection qu’aucun rempart, aucune cuirasse ne peuvent surpasser. Contre cette protection, toutes le forces que jette la souffrance ne peuvent rien. Elle qui a besoin de murs étroits pour tourner à son aise, de chemins tortueux pour s’y perdre, de gouffres pour s’y noyer, elle se perd dans l’espace à la fois fini et infini créé par la joie, espace où elle ne trouve rien qui lui permette de s’alimenter ou de rebondir. L’unité du socle, la confiance et l’abandon qui la cimentent en arrivent à faire disparaître la peur des peurs, son alliée habituelle, naturelle, qui lui ouvre d’ordinaire les portes lorsqu’elle se présente ou anticipe sa venue pour lui complaire.

La joie transforme l’amer salé de la douleur en une source rafraîchissante. Le torrent destructeur qui bondissait sur les pierres de larmes séchées s’est fait ruisseau tranquille qui étale ses courbes au long des prairies.

Jeanne-Dominique Billiotte

décembre 2004