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D‘après la poétesse bretonne, mentionnée plus haut, Rethymno doit être découvert, le soir, depuis le mont Vryssinas, haut de 858m, qui protège la ville au sud. La ville est « transfigurée par la grâce du couchant et de la distance. Sur le miroir de la mer, se profilent les murailles d’or de la vieille citadelle couronnant le promontoire empanaché de pins et, à leurs pieds, au-dessus des toits roux, les dernier minarets de la ville. Pour un instant, elle redevient une ville d’Orient, cité de légende, comme celles qui ornent les marges des manuscrits. »
Coq à l’âne historique
Nous arrivons à Réthymno en milieu d’après-midi et nous installons dans nos chambres. L’hôtel est installé sur une colline qui domine le centre ville et notre chambre au troisième étage pourrait avoir vu sur la mer s’il n’y avait l’obstacle de la carcasse de béton d’un immeuble important dont la construction n’a pas dépassé le stade du gros œuvre. Image qui nous est maintenant familière car ce type de coquille vide pullule sur la côte. Nous apprendrons que, pendant longtemps, les établissements bancaires européens ont tablé sur le développement exponentiel du tourisme et ont pratiqué des prêts à taux très bas qui a alléché toute personne possédant un petit bas de laine à investir ou tout trafiquant d’armes qui avait de l’argent à blanchir. Lorsque la crise monétaire a éclaté en Grèce, les mêmes établissements bancaires européens se sont empressés à réclamer leur mise, mettant sur la paille nombre d’investisseurs et endettant à vie ceux à qui il restait encore un peu d’argent.
Les trafiquants d’armes auxquels je viens de faire allusion ? Ils ont prospéré après la deuxième guerre mondiale grâce aux rébellions et aux conflits en Afrique et grâce à la position centrale que l’île occupe en Méditerranée, position stratégique renforcée par la proximité du débouché de la Mer noire. Ce positionnement géographique favorisa l’approvisionnement en fournitures d’armes russes et l’importation de celles-ci en Afrique par le canal de la Libye. Cela a aussi été favorisé par le fait que les habitants ayant été abandonnés à eux-mêmes lors de la même guerre, sans aucune armée pour les défendre, ont décidé d’avoir toujours une arme chez eux, au cas où. On trouve donc facilement des armes à acheter et tout grand-père se sent obliger d’offrir une kalachnikov à onze cents euros comme cadeau de naissance à un petit-fils. Ce trafic est contrôlé par une sorte de mafia qui achète la paix avec les habitants en subventionnant des écoles en pleine montagne, en payant des traitements chers et lourds pour de grands malades, et d’une façon générale, en suppléant l’absence ou le retrait des services publics dans certaines communes isolées. Cependant, lorsque les trafiquants ont commencé à se montrer gourmands en se proposant de rançonner ou de mettre sous contrôle des établissements florissants de la côte, l’état grec est intervenu promptement en envoyant l’armée y installer quelques bases d’où elle peut rayonner sur terre et sur mer.
Cette histoire de trafiquants et d’armée qui investit l’île pour y rétablir l’ordre me rappelle une histoire assez semblable quoique fort ancienne. Il fut un temps (-3ème siècle) où les Crétois commencèrent à se faire une réputation de brigands, menteurs, fourbes, incapables de tenir parole et de respecter celle qu’ils avaient donnée, si l’on en croit certains auteurs continentaux. Toute embarcation qui croisait dans les parages de leur île se mettait sous la menace de leur piraterie. Piraterie fort lucrative puisque la richesse économique de la Crète augmenta en proportion du nombre de raids menés. Excédés par cette menace constante sur les approvisionnements de leurs possessions, les sénateurs romains votèrent, en -74, pour une campagne militaire. Cette première tentative se solda par un échec cuisant et extrêmement humiliant pour l’orgueil romain. Mené par l’amiral Lasthénès, les Crétois prirent l’ensemble des bateaux romains, les coulèrent, firent prisonnier le général et son état-major, puis attachèrent à leurs voiles les corps des prisonniers ou les pendirent au cordage, selon le récit de l’écrivain Florus. Le général romain signa un traité au plus grand désavantage de Rome qui fut refusé par le sénat. Comprenant qu’elles avaient été trop loin, les cités crétoises envoyèrent des émissaires à Rome pour négocier une paix profitable à chacun. Cela n’aboutit pas. Bien décidée à se venger de l’humiliation, Rome déclara la guerre en -69 av. J.-C. et envoya le consul Quintus Metellus et trois légions. Siège des villes qui tombent l’une après l’autre malgré une résistance acharnée. Massacre de la population, suicides des assiégés qui ne veulent pas tomber entre des mains très cruelles. L’objectif de Metellus est d’ôter toute indépendance aux Crétois et de faire place nette pour créer une colonie où les vétérans de l’armée se verront attribuer des terres en récompense de leurs services. La reddition complète est obtenue en -67. Cette histoire se répéta au 9ème siècle de notre ère, après la conquête de l’île par des Sarrazins qui l’utilisèrent comme base de départ pour des incursions pirates dans toute la Mer Égée. Cette insécurité constante pour la navigation détermina Byzance à mettre les moyens nécessaires pour reprendre l’île, en 961.
Puisque je suis aux prises avec quelques évocations de guerre, il me semble que je pourrais en profiter pour en dire plus sur ce que fut la seconde guerre mondiale dont j’ai rapidement fait mention ci-dessus. L’épisode de la « bataille de Crète », en 1941, fut aussi dramatique que, dans notre histoire, la bataille de Dunkerque. Dans les deux cas, il y eut des Anglais qui voulaient s’extirper d’un guêpier avec des nationaux qui voulaient la même chose. Début novembre 1940, les Anglais s’installèrent sur la base militaire de la baie de Souda et créèrent deux aérodromes à Rethymno et à Iraklio. En avril 1941, les forces grecques libres se replient sur l’île qui est protégée par la flotte britannique. En mai, les Allemands investissent l’île par les airs en larguant massivement des centaines de parachutistes et contournent ainsi le blocus maritime des Anglais. Ces derniers quittent les villes crétoises, une à une, sous la violence des bombardements et se replient vers le sud. Deux jours après l’invasion des « paras » allemands, les troupes alliées, soit près de 11 000 personnes, commencent à se retirer de l’île en traversant les Lefko Ori, jusqu’à Sfakia, tandis que d’autres (6000) s’ont évacuées par Iraklio. Dans les Lefko Ori, 6500 soldats sont capturés en plus des 5000 défenseurs de Sfakia qui protégent la retraite par mer. Pour ceux qui purent en bénéficier, l’évacuation se fit nuitamment par le petit port de Phrangokastello.
Il est possible d’imaginer sans peine ce que vécurent ces hommes cachés le jour dans les replis des falaises, au bord d’une côte qui domine la mer du haut de ses 1000m ou presque. Ils attendaient la nuit où ils pourraient enfin quitter ce cauchemar pendant que les stukas ennemis lâchaient 2000 tonnes de bombes sur le coin. Ils se disaient : « Vivement la traversée de la mer de Libye, vivement Tobrouk ! » Ceux qui ne purent partir et ne devinrent pas prisonniers rejoignirent les rangs des résistants. Les Allemands, vainqueurs qui ne pouvaient entrer en possession du territoire conquis et alarmés par les énormes pertes subies lors des largages, cessèrent ce type d’opérations et laissèrent les parachutistes rescapés comme seule force terrestre. Quant aux Crétois laissés à leurs propres initiatives pour la défense de leurs pays, ils organisèrent, avec les Anglais qui les avaient rejoints, une résistance sans merci. « Liaisons clandestines avec Le Caire, parachutages d’armes. Le plus beau coup fut l’enlèvement du général allemand qu’on embarqua nuitamment dans un sous-marin pour l’Égypte. La répression fut atroce…Les petits-fils des éternels insurgés pour l’Indépendance avaient retrouvé le climat des récits qui enflammaient leur enfance. Ils s’y plongèrent avec un héroïsme qui tenait du sport national. »
Avant de retourner au présent de notre voyage, je suis sûre que vous aimerez connaître l’histoire de Phrangokastello (le château des Francs). Les Vénitiens, fort agacés de ne pouvoir maîtriser cette partie de la côte, édifièrent ce fort sur les restes d’un précédent. Les ouvriers travaillaient de jour et passaient la nuit sur les navires embossés à l’abri du récif. Chaque nuit, le vieux Patsos, ses fils et ses quelques compagnons détruisaient l’ouvrage du jour. Une fois qu’ils furent pris et pendus, les travaux purent ériger les quatre tours prévues pour surveiller la côte. Et, ironie de l’histoire, ce sont les descendants de ces rebelles qui profitèrent des aménagements vénitiens pour faire partir leurs protecteurs et défenseurs, sachant qu’ils allaient être désormais seuls pour continuer la guerre.
Dégustations gastronomiques
Bon ! Nous avons pris du retard. Il est temps de rejoindre Konstantinos Aloupis qui fait les cents pas devant notre lieu de rendez-vous en rongeant son frein.
« Tour gastronomique avec dîner » ! cette appellation qui sonne comme un clin d’oeil de l’agence à la fameuse tournée des grands ducs parisienne cachait un programme passionnant au cours duquel nous fut enseignée l’histoire de Rehymno ainsi qu’une grande partie de l’histoire de l’île, de ses coutumes, de ses blessures… À partir du moment où nous avions rejoint Konstantinos, nous fûmes entraînés dans un tourbillon historique chaleureux, précis et enthousiaste. Dans les pages qui précèdent et celles qui suivront, j’ai tenté, au mieux, de répartir la masse d’informations que nous avons eu à déguster en quelques heures. Hé oui ! Le tour gastronomique, ce fut aussi cela : le plaisir des neurones titillés par une visite intelligente et au plus près du réel d’un peuple. Pour réveiller ma mémoire un peu beaucoup étourdie par l’enchantement de cette fin de journée, j’ai complété mes notes par des recherches dans nos livres et sur Internet.
Le tour gastronomique fut un partage des us et coutumes de l’île autour du meilleur de ce qu’elle peut proposer aux plaisirs des papilles. Nous avons commencé par nous asseoir à la terrasse d’un bistrot sis sur une petite place paisible et arborée qui succédait à quelques autres et faisait partie d’un ensemble qui précède la vieille ville, comme on peut en voir à Aix-en-Provence, Montpellier ou Marseille, pour citer les villes que je connais bien. Bien installés sur la jolie terrasse, nous avons dégusté des confiseries ottomanes revues à la crétoise qui sont les der-nières qui puissent être encore mangées sur l’île telles qu’elles étaient fabriquées autrefois. Ces confiseries au goût raffiné accompagnait notre premier verre de tsikoudia de la journée. Je décline la tsikoudia (ce qui ne se fait pas), donc je n’aurai aucune boisson de remplacement et le serveur oubliera la commande subsidiaire que j’ai faite.
Ensuite, dans quel ordre se déroula la visite et comment s’y intercalèrent les haltes dédiées aux papilles, je n’en sais plus rien : dans un tourbillon d’images, d’impressions, indications diverses, il m’est difficile d’en extraire un parcours linéaire. Alors autant commencer par le chapitre papilles. Nous visitons un des derniers fabricants artisanaux de pâte filo, de baklavas et de kataïfi (« cheveux d’ange »). Depuis 1958, Yiorgos Hatsiparaschos (« Rhatziparaskou » à l’oral) fabrique cette variété de crêpe très fine et cuit ses pâtisseries sur une immense plaque métallique ronde placée sur le dessus d’un piétement en colonne briquetée qui abrite le four à bois tandis que sa femme tient la boutique. Pour obtenir des baklavas, il étale la pâte en couche mince sur de longues tables couvertes d’une toile en tissu blanc et en ajoute d’autres au-dessus en couches miellées et huilées successives jusqu’à bonne épaisseur. Selon ce que j’en ai retenu, vient ensuite la découpe de bandes qui, roulées, donneront les baklavas. Ce qui subsiste de ces découpes sert à fabriquer les kataïfis qui garniront le cœur des baklavas. Nous dégustons et je comprends que pour obtenir ces merveilles à la fois croquantes et fondantes en bouche, il y faut une connaissance du point idéal de cuisson, plus un miel d’excellente qualité gustative et des petites pistaches bien choisies. Nous dégustons, apprécions la finesse goûteuse de ces petits rouleaux et repartons avec un sachet dont le contenu nous régalera lors de nos pique-niques futurs et une question : ce vieux monsieur si digne et encore si droit, si passionné par son métier et si concentré sur ce qu’il fait, pourra-t-il continuer encore longtemps ? Aura-t-il un successeur qui aura la patience tranquille et méticuleuse pour exercer ce qui relève, à ce niveau, d’un art ?
Je parlais de miel ? Eh bien, justement nous y voilà. Une boutique étroite, bien éclairée, garnie de rayonnages sur toute la longueur qui portent des pots étiquetés. Un monsieur en blouse blanche nous accueille. Présentations. Le monsieur est marchand de miel, un marchand de miel particulier. Il est passé maître dans l’assemblage et la création de spécialités qui lui sont propres. Dégustation avec énumération préalable des plantes dont proviennent les miels pour chaque assemblage qui nous est proposé. Je le vois attentif dès que nous refermons la bouche, la première fois : alors je joue le jeu du taste-miel, je me concentre et décline les goûts au fur et à mesure qu’ils émergent, jusqu’au dernier qui s’éploie largement en unissant le tout. En nommant les saveurs que je décèle au fur et à mesure, je regarde le monsieur et je lis une approbation dans ses yeux. La dégustation se poursuit avec des arômes plus subtiles et je lis dans le regard du monsieur une question, un défi : « Allez-vous faire aussi bien, cette fois-ci ? ». Je me concentre encore plus et je me guide sur son regard pour continuer mon exploration gustative. Au fur et à mesure de la dégustation, nous sommes passés du goût aux saveurs, puis aux arômes pour terminer sur les fragrances, car les derniers sont proches de l’assemblage élaboré d’un grand parfum.
L’histoire par les monuments
Pour arriver aux deux lieux de plaisirs gastronomiques, nous avions franchi la Porte Guora, seul élément encore debout des anciens remparts, qui fut l’entrée principale de la ville sous Venise. Elle se trouve au débouché de la Place des Quatre- Martyrs qui furent décapités par les Ottomans, en 1824. L’église qui leur est dédiée est celle devant laquelle nous avait attendu notre guide. Par la Porte Guora passait la Ruga grande (rue principale) qui venait du port. Cette rue était une vitrine de Venise. Le doge demandait que les façades de ses maisons, obligatoirement en pierres, soit rénovées régulièrement, exigeait qu’il y ait une unité dans ces façades et la taille des commerces. Les rues parallèles devaient également avoir des maisons « belles et solides ». Ces maisons en pierre remplacèrent les maisons en pisé traditionnelles, ce qui rendit la ville plus vulnérable aux conséquences destructrices des séismes.
Place vénitienne
Et maintenant commençons la visite de ce qui fut le centre du pouvoir de la cité mais aussi de représentation avec la fontaine Raimondi, l’ancienne église des Augustins, ses maisons. Cette place servait de centre pour la vie politique, judiciaire et religieuse. Centre politique de la ville, elle était le lieu de résidence du recteur et celui de tous les services administratifs. Les bâtiments qu’ils occupaient sont dans le style classique de la Renaissance et leurs décors sont élégants et sans ostentation inutile. Il était interdit d’y construire des maisons privées. Centre judiciaire, c’est là que se déroulaient, en plein air, les médiations, la résolution des conflits et les procès au pénal. Après prononcé de la sentence, les condamnés au carcan y étaient exposés. Une rue la reliait directement à la Loggia, plus proche du port. Pour la vie religieuse, cette place partageait avec la « ruga grande » le privilège des étapes majeures pour les processions religieuses.
Fontaine Rimondi
Placée à une des extrémités, elle arbore une classique élégance de colonnes corinthiennes intercalées de fines sculptures végétales et animales : la Renaissance dans un bon goût sobre qui ignore les fantaisies échevelées d’un Baroque qui le dénaturera. Un style Renaissance qui se rappelle encore qu’à ses débuts, il a voulu retrouver les bases décoratives de la Grèce antique via les Romains. Trois lions accroupis crachent, d’un air fataliste, l’eau dont ils sont gorgés. Trois lions trop domestiqués, qui semblent avoir perdu leurs griffes. Est-ce parce qu’en animaux qu’ils demeurent, ils savent par instinct et prescience qu’ils ne garderont leur gloire vénitienne que durant vingt ans, et que l’environnement qui a vu leur conception ne sera, bientôt, plus le même ? À jamais !
Cette fontaine est tronquée à un de ses côtés qui semble être l’amorce d’un abreuvoir pour les animaux alors que les cuvettes basses alimentées par les lions sont exactement conçues pour que des personnes viennent y remplir leurs récipients. Elle devait donc être beaucoup plus longue et comporter trois autres bassins au-delà de l’abreuvoir. Les Ottomans la fermèrent de murs avec un dôme pour le toit. Il faut excuser les habitants qui l’ont partiellement détruite après le départ des Ottomans. Leur but était d’éliminer tout ce qui, à leur portée, rappelait les dominations subies. En plus, ils avaient ainsi une fourniture gratuite pour bâtir. Mais il n’y eut pas que les habitants pour détruire. Bien avant eux Il y eut les inondations qui ont détruit 90 maisons, en 1590, un séisme qui provoqua un petit raz de marée en 1595. Uluç Ali, lui incendia 500 maisons en 1571. Renégat italien et corsaire, il agissait sous la protection de la Sublime Porte et s’était offert un hors d’oeuvre sur la route du golfe de Corinthe. Il y allait grossir la flotte ottomane qui affronta une coalition européenne devant Lépante et subit sa première grande défaite. Je regarde la fontaine encore une fois et je vois deux mots latins « liberalitatis fontes« . Je lève les yeux plus haut et suis intriguée par la masse de la maison vermillon qui ferme la place : j’y vois les restes du mur sur lequel elle est construite et dans lequel est incrusté le soubassement de la coupole.
La création de cette fontaine remplissait plusieurs buts. Construite à l’emplacement d’une autre plus ancienne, elle avait pour but de fournir en eau potable, une grande partie des habitants et des animaux : peu de gens avaient les moyens de recueillir l’eau de pluie dans des citernes ou d’utiliser des puits. La source canalisée d’une colline l’alimentait. Inaugurée en 1626, elle porte le nom du recteur de la ville, Alvise Rimondi, qui décida de son édification et la proposa aux autorités centrales. En effet, tout projet de construction, quel qu’il soit, était porté à la connaissance du gouvernement de Venise qui l’examinait, le finançait, décidait du nom de l’architecte, désignait les sculpteurs et même parfois, les motifs. Il en fut ainsi lorsque la ville dut être reconstruite après la destruction totale perpétrée par Oloutz Ali et affidés.Venise exigea que la reconstruction soit menée selon des critères stricts qu’elle détermina. Aujourd’hui, cette cohérence architecturale fait tout le charme de la vieille ville. Toutefois, pour la mener à bien, les autorités locales durent augmenter les salaires des ouvriers. En effet, après le désastre de Lépante où ils avaient perdu une grand partie de leur flotte, les Ottomans attirèrent à prix d’or la main d’oeuvre dont ils avaient besoin pour la reconstituer. Nombreux furent les Crétois qui s’en allèrent et, ironie de l’histoire, contribuèrent ainsi à rétablir les conditions d’une invasion de leur île.
Avant d’aller plus loin, un mot sur les croyances qui se rattachent à la Fontaine Rimondi, comme de juste pour tout monument de cette importance. Certains disent que boire de son eau permet de vivre vieux. D’autres affirment que ceux qui le souhaitent se marieront dans l’année, s’ils en boivent.
Église Santa Maria du couvent des Augustins
A l’autre bout de la place, elle présente la sobriété monumentale d’un ordre qui, tels les franciscains, a fait vœu de se consacrer aux plus pauvres en vivant dans une pauvreté analogue. Nous quittons la Place vénitienne et nous arrivons sur une grande place aux pavés clairs dont la luminosité fait contraste avec la lumière retenue aux rayons brouillés par la valse des poussières du temps que nous venons de quitter. Au fond de cette place, une grande église dédiée à Saint François d’Assise. La foule joyeuse qui nous bouscule à notre arrivée contraste avec la noblesse un tantinet rigide de la place précédente. C’est la place des événements, des rendez-vous festifs. Devant nous, des groupes aux habits colorés se préparent à quelque chose. Un peu plus loin, une estrade dont les enceintes envoient des airs internationaux et devant laquelle discutent des personnes sérieuses nous renseignent qu’il va y avoir un concours quelconque devant une foule de supporteurs et admirateurs qui commencent à arriver. Pas question de baguenauder ! On y va ! Suite de la visite !… Ah bin ça alors ! Que voilà-t-y pas que nous arrivons devant une superbe mosquée aux trois coupoles, la mosquée Gazi Hussein du nom du pacha vainqueur du coin ! Y a un problème ? Le porche cintré encadré de demi-colonnes corinthiennes ne fait ni arabe, ni turc, ni ottoman. C’est furieusement tendance… vénitienne. Voilà comment vous passez devant une église catholique que vous contournez pour trouver en place un monument très islamique. Il a suffit que le toit de l’ancien choeur soit rasé, réaménagé pour supporter le poids des coupoles et vous vous trouvez devant un monument tout à fait orthodoxe pour un musulman. Autre nom de ce monument : Mosquée Nérantzès
Continuant notre marche, nous arrivons dans les rues nobles dont l’architecture homogène crée une beauté altière. Les exigences de Venise en matière d’urbanisme dans les villes qui avaient un pouvoir administratif et économique se justifiaient par le fait qu’elle souhaitait offrir un cadre familier aux colons, administrateurs, négociants tout en impressionnant les étrangers, commerçants ou visiteurs. Dans les quartiers huppés ne résidaient que peu de natifs : soit il s’agissait de personnes promues, soit de personnes sélectionnées pour leur compétence ou des besoins particuliers. Avaient droit à une demeure privée en ville les feudataires (allocataires de fiefs), les dignitaires, les archontes (descendants de la noblesse byzantine), les négociants et les cittadini. Cette dernière catégorie désignait une bourgeoisie de commerçants et propriétaires d’ateliers qui n’exerceaient aucun travail manuel, étaient mariés, menaient une vie honnête, résidaient en ville depuis cinq ou dix ans et payaient un impôt pour être exonérés des corvées de fortifications ou de galères. Ces cittadini, parmi lesquels furent progressivement admis des Crétois d’origine, contribuèrent à l’épanouissement d’une société mixte. Ainsi, au-delà des cultures grecques et latines qui déterminaient les stratifications sociales se mirent en place des métissages linguistiques et culturels. Cela donna naissance, aux 15ème et 16ème s. à une culture originale tant littéraire qu’artistique. À coté du quartier noble, se trouvaient les maisons à un étage et à toit plat traditionnelles des popolani : artisans, hommes de peine, greffiers, artisans au service de la commune (chefs de chantier, maçons, menuisiers, tailleurs, orfèvres, musiciens, potiers, sonneurs de cloche, bourreliers, responsables des horloges), plus tous les métiers liés à l’entretien des galères et aux constructions navales.
Je marche, nez en l’air pour prendre la mesure architecturale des maisons, établir des comparaisons avec ce que j’ai connu ailleurs. Impossible d’avoir une vision claire de ce qu’étaient les façades vénitiennes d’origine : les dignitaires et nobles ottomans se sont appropriés maisons et façades sur lesquelles ils ont greffés de fins treillis de bois couvrant deux étages, moucharabieh prévues pour la distraction des dames qui regardent le flot des passant sans être vues. « File la laine, filent les jours ! » dit une chanson française. J’ai lu des commentaires enthousiastes de touristes vantant l’harmonieuse rencontre architecturale des styles vénitiens et ottomans, les encorbellements qui donnent cachet et originalité à ces maisons hybrides et aux rues qu’elles bordent. Je suis en complet désaccord, pour des raisons architecturales, justement, et par compassion pour les pauvres femmes à qui étaient concédées la distraction des moucharabieh en place des plaisirs citadins d’une rue, d’un quartier. J’admire toutefois ce qui leur reste d’authentique, c’est à dire les portes rectangulaires ou cintrées ; à double vantaux, à panneaux uniques, à panneaux plus ou moins nombreux ; nus, rainurés, sculptés. Quelque soient leurs formes, leur encadrement en pierre est soigné : demi-piliers, tympans, frontons, clefs de voûte, du très dépouillé au très simple, du simple au recherché, chaque maison et sa porte dit quelque chose de son constructeur, de sa vision sociale, de ce qu’il tenait ou non à afficher.
La Loggia
À proximité du port, elle se laisse admirer sans ostentation car elle sait qu’elle est la belle du coin et que nul ne passera son chemin sans une oeillade à son encontre. Sur chaque façade, trois ouverture en demi cintres. Pour la quatrième, un porche avec quelques marches en marbre donne accès à l’intérieur. Un ravissant petit cloître détaché dont ne sait quel couvent de chanoinesse (architecture trop délicate pour des hommes) et posé là par un géant qui le transporta sans peine et d’une seule main, en plus. Je divague ? Prenez-le comme un hommage à ce monument gracieux qui fut le lieu de réunions des nobles, où s’élaboraient les transactions commerciales, où l’on venait consulter les annonces officielles. Détruite par un séisme, elle fut reconstruite en 1596-1597 sur un emplacement situé à mi chemin de la ville et du port. Cet emplacement permettait d’accueillir les marins étrangers (dont des Turcs) en évitant qu’ils se dispersent en ville et y fassent des observations. On y accueillait les nouveaux fonctionnaires fraîchement débarqués. On y tenait les enchères qui désignaient les fermiers des impôts et des douanes. En hiver, on y entreposait au sec les céréales en attente de transport vers des silos éloignés
La Fortezza
Sur son promontoire que la mer encercle, elle domine la baie, telle un chien berger vigilant, prêt à mordre tout intrus aux intentions mauvaises. Elle est posée sur la pointe du petit cap de Réthymno, Constituée de quatre bastions et trois entrées pour une circonférence de 1300m, elle doit son édification aux incursions perpétrées par des pirates ou des corsaires sous le regard bienveillant des Ottomans qui menaient ainsi un travail de sape déstabilisant pour Venise. En 1538, le raid éclair du pirate Barberosa (alias Barberousse) amène les Vénitiens à prendre conscience des défauts de protection de la ville et des lacunes de ses défenses. Ils décident donc la construction d’un rempart qui part de la côte est et aboutit à l’ouest. L’inconvénient de cet ouvrage défensif est qu’il ne protège que la terre ferme et oublie le port qui demeure exposé aux incursions des prédateurs marins.
Après le raid d’Oloutz Ali, la défense du port se fait sur deux plans : création d’un chenal et construction d’une forteresse complétée par une reconstruction de la ville au service de la protection des habitants. Instauration pour l’accès au port d’un chenal étroit ne permettant l’accès qu’à un navire à la fois depuis la mer, chenal placé sous la surveillance constante des guetteurs de la forteresse qui peuvent ainsi donner l’alerte aux habitants à tout moment. Construction d’une forteresse sur l’ancienne acropole de la ville à partir de 1573. Reconstruction de la ville autour de deux rue principales qui se croisent à angle droit et déterminent quatre quartiers aux ruelles volontairement labyrinthiques aux fins de semer des envahisseurs potentiels et de donner ainsi le temps de gagner la citadelle.
La construction de cette citadelle s’achèvera en 1590 avec la mise en échec par les habitants d’une partie de son projet. Celui-ci comprenait, au départ, la volonté de regrouper dans son enceinte un maximum d’habitants et, surtout, les riverains de la côte. Habitants et riverains rechignèrent à s’y installer du fait des trajets à faire pour vaquer à leurs occupations, de la pente pour accéder au lieu et de l’étroitesse de l’ensemble. À l’intérieur furent installés la résidence du gouverneur, les bâtiments administratifs, les magasins de munitions, un hôpital, des logements pour les habitants en cas de siège, une église catholique. L’échec du transfert des habitants laissa la bande littorale coupée de l’intérieur des terres par les fortifications et vulnérable aux attaques et caprices de la mer.
Méandres et labyrinthe en vieille ville
Après un bref passage sur le port, malheureusement envahi tout du long par les terrasses de restaurant, nous faisons connaissance avec le labyrinthe des ruelles aux pavés clairs. Se succèdent les maisons aux épaisses portes en bois, les façades colorées : vermillon, carmin, rose, jaune, orangé, ocre ; portes toute simples égayées par les plantes en pot qui l’encadrent au sol ou en hauteur quand elles ont prévu de grimper. Portes simples ? Pas si simple que cela car elles arborent toutes un signe qui les rend unique, ou presque. Konstantinos nous invite à observer les heurtoirs en bronze. Pour sa part, il s’en est fait un catalogue dans sa tête qui n’est pas exhaustif : il continue à en découvrir. Au moment où il le dit, D. tombe en arrêt devant un heurtoir tellement simple qu’il confine à la modestie : « Je ne suis que l’instrument qui signale l’arrivée d’une visite. Passez votre chemin. Rien de particulier en moi ne peut vous intéresser. » Notre guide étonné par notre halte revient sur ses pas. « Ha ! mais celui-là, je ne le connaissais pas. » Et nous continuons la visite des heurtoirs : tête de lion tenant dans sa gueule un anneau simple ou torsadé ; oiseau rapace qui a confondu sa proie avec l’anneau de la porte (pour la pitance du jour, c’est loupé) ; anneau sur plaque métallique à forme variée avec ou sans décor ; main tenant une boule, plus ou moins stylisée, plus ou moins réaliste, boule en perle sur anneau… Durant notre déambulation tranquille, nous rencontrons peu de monde. Alors, mon imagination se remet en marche et fait resurgir un souvenir de lecture du siècle dernier. Le porteur d’eau déambule dans les rues, à la fin des années 1950 ou au début 1960. Il passe de porte en porte, les ménagères qui l’attendent sur leur seuil en profitent pour s’interpeller d’un bout à l’autre. Son âne placide tire la charrette chargées d’amphores…
Ce n’est plus le moment de rêver : nous venons de quitter la rue, nous avons franchi un vaste porche qui donne sur une vaste salle aux murs ocres. Au long de deux murs, des bacs à mi-hauteur. Nous venons de pénétrer dans un ancien palais vénitien qui fut aménagé en harem par les Ottomans. La salle où nous sommes servaient d’écurie aux hôtes venus prendre du plaisir et les bacs étaient des mangeoires. De là, nous passons à une autre salle où les femmes s’habillaient, revêtaient leurs costumes avant d’aller se montrer (ou danser?) au centre du patio, car cette salle débouche sur un vaste patio bordé sur deux côtés d’estrades en pierre. Un serveur nous guide sur l’une d’elles et nous installe à une table éclairée par des photophores.
Dîner gastronomique : la ville, le peuple crétois, son histoire
Durant ce dîner, la fête aux neurones et aux papilles continua, Konstantinos complétant notre instruction sur sa ville, son peuple, son histoire.
Petite histoire de Rethymno
La ville de Rethymno existe depuis le Néolithique2, sans avoir connu d’interruption et sans avoir changé de nom, ce qui est rare dans l’île. Elle fut cité-état dans l’Antiquité et frappait monnaie à l’emblème de deux dauphins bondissants. Par ce patronage, elle se situait dans la continuité de l’époque minoenne révolue qui avait une dévotion particulière pour les animaux préférés de Poséidon dont la réputation était de guider et de mener les bateaux en difficulté à bon port. Cette vocation maritime ainsi affirmée, je la retrouve dans la divinité protectrice de la ville qui eut la particularité d’avoir survécu aux morsures de chiens enragés. Un message envoyé aux pirates en tous genres qu’ils peuvent attaquer et mordre la ville, il ne la feront pas disparaître : elle se relèvera toujours. Un peu comme la devise de Paris avec sa nef qui flotte et ne se laisse pas submerger.
Elle compte actuellement 32694 habitants. Les Réthymniens sont très fiers d’abriter le siège de l’Université de Crète et sa Faculté des Lettres. Pour eux, c’est une reconnaissance du bouillonnement intellectuelle et artistique dont elle fut le centre au temps des Vénitiens. Au début du 16ème siècle, la ville atteint son apogée et compte 10 000 habitants, chiffre qui n’a été dépassé qu’après la seconde guerre mondiale. La floraison culturelle crétoise n’a alors d’équivalent en Grèce que dans les îles ioniennes. Une classe urbaine et cultivée se développe faisant le renom de l’université créée par des Rethymno-Vénitiens qui avaient étudié à Padoue, attirant des artistes, écrivains, intellectuels poètes. Ce développement est dû au découpage territorial de l’époque en quatre territoires avec Chania, Iraklio, Sitia, Réthymno comme chefs-lieu et à la volonté des Vénitiens d’avoir un centre commercial entre Khania et Iraklio. C’est d’ici que partaient les fûts de vin de malvoisie, célèbre dans toute l’Europe, vin provenant de la vallée proche de Malevisio.
Rethymno sous le joug ottoman
En novembre 1645, la ville est attaquée par la mer et par la terre, depuis Khania, prise en juin de la même année. 8500 personnes se réfugient dans la Fortezza qui capitule au bout de vingt-trois jours à cause du choléra. Les Vénitiens quittent l’île avec leur suite et leurs archives. Ceux des habitants qui ne sont pas autorisés à partir finissent aux galères (hommes) ou comme esclaves (femmes et enfants). Les habitants des alentours sont convertis de force, mais nombreux sont ceux qui continueront à vivre leur foi chrétienne de façon cryptée. Sans attendre un grand nombre de personne partent d’elles-même dans la montagne ou s’y retrouvent après avoir été chassées de la ville. La vitalité de la ville, son expansion et sa vie créative en furent cassées net, car les Turcs, découragèrent les tentatives intellectuelles ou artistiques au nom de l’interdiction islamique de toute représentation vivante. De plus, ils empêchèrent, autant qu’ils le pouvaient, toute transmission de la culture crétoise. Les monastères reprirent le flambeau en créant dans leurs murs des écoles clandestines qui enseignaient autant le « b.a.=ba » de l’alphabétisation que des notions supérieures. La dévalorisation des Crétois par les nouveaux occupants ne s’arrêta pas là. La volonté de les réduire en miettes et de les asservir se manifesta aussi par un ajout à leur nom de famille assez systématique : le suffixe insultant « akis » désigne désormais la plupart des Crétois comme des minus imbéciles, des pauvres types. Ce qu’ils n’ont jamais été, ouf ! Ce suffixe « akis », je trouve qu’il a des consonances proche du « accia » ou « accio » qui désignait, en Corse, les bourgs créés sur la côte marécageuse, hostile, pour les justiciables chassés de chez eux. On a ainsi Gisoni et Gisonaccia. J’en fais remarque à Konstantinos qui poursuit : « Alors, c’est comme en Crète. Ceux de la côte, ils n’ont pas le véritable caractère crétois. Ils pensent trop à gagner de l’argent. »D. évoque alors ce jeune homme à qui nous avions demandé un renseignement à une pompe à essence et qui n’avait pas fait mine de nous voir parce qu’il n’avait rien à gagner avec nous. « Voilà, c’est tout à fait ça. Ils ne savent plus la gentillesse et la serviabilité crétoise. »
Dans les trois grandes villes, les Ottomans attribuèrent une petite église aux Crétois après avoir transformé les autres en mosquées, en entrepôts ou en fabriques. La pression pour les conversions à l’islam était telle que nombre de personnes se convertirent pour éviter la ruine par de lourdes impositions, les constantes marques de déshonneurs, les accusations calomnieuses et tout ce qui touchait à leur honneur dans un but d’avilissement. Nombre d’entre eux, cependant continuèrent à pratiquer la foi chrétienne, à se marier entre chrétiens et à faire baptiser leurs enfants dans la foi chrétienne. Certains qui étaient riches et puissants aidèrent les chrétiens et jouèrent un rôle à leur hauteur lors des différents soulèvements dans l’île. Les monastères portèrent de toutes leurs forces le maintien du sentiment national et religieux.
Rethymno au temps de l’indépendance
En 1820, la Grèce accède à l’indépendance. Explose alors la révolution de 1821 menée avec force, courage, détermination par des Crétois qui veulent obtenir, par eux-mêmes, ce que les Grecs ont déjà obtenu. Ils veulent leur liberté et n’acceptent plus qu’un conquérant les en prive. Pour leur participation à cette insurrection, les Réthymniens sont massacrés en masse. Ce n’est qu’après 1897 que Réthymno renouera avec le développement dynamique d’antan : construction de routes, de ponts, ouverture de la première école maternelle, du premier studio photo, première clinique dentaire. Suspension de ce dynamisme avec le départ des troupes des grandes puissances qui avaient chassé les occupants de l’île. C’est après la seconde guerre mondiale que Réthymno retrouvera tout son dynamisme tourné maintenant vers le tourisme et la mise en valeur de son patrimoine et de ses autres atouts pour ceux qui préfèrent la plage, le shopping ou les marches. « Le tourisme, nous le réussissons parce que nous sommes très hospitaliers et parce que nous adorons recevoir des gens. »
Les Crétois
« Les Crétois ont fait face aux invasions des Achéens, des Doriens, des Romains, des Arabes, des Vénitiens, des Ottomans, des Allemands parce que leur île était très convoitée. Les Crétois, malgré leur bravoure, ne purent maintenir leur indépendance. Et je suis bien content que la Crète soit unie à la Grèce et que la Grèce fasse partie de l’Union européenne. Grâce à ces liens, les tentations de reconquête de Erdogan seront contenues. L’Union européenne, c’est la garantie de notre paix face à la Turquie. »
Konstantinos parle avec fougue et passion et nous écoutons, complètement captivés tout en savourant les mezze de l’apéritif. Pour l’heure, je rebondis sur le caractère des Crétois : « Et qu’est devenu leur caractère bagarreur et combatif ? » « Il subsiste sous d’autres formes. Nous avons toujours des défis à relever, en particulier celui de préserver notre culture traditionnelle, notre originalité… » Je pense alors à cette phrase de Kazantzakis interrogé par Claude Dervenn sur ce qui fait le fond du caractère crétois : Je crois que c’est le courage… et aussi le sens de la responsabilité envers la Crète… Tout ce que nous lui devons à cause de sa civilisation plus antique que toutes les autres, à cause de ses malheurs… »
Là-dessus, Konstantinos nous parle des trafiquants d’armes et du traumatisme généré dans le pays par l’abandon des forces alliées en 1941 dont j’ai fait mention plus haut. Le sentiment d’avoir à ne compter que sur ses propres forces en cas de coup dur a fait croire à nombre de personnes qu’il était légitime d’avoir une arme chez soi. Ces armes, les hommes les sortent à l’occasion des fêtes. Lors d’un mariage, les hommes en arme font une haie aux mariés à la sortie de l’église et les acclament par des pétarades assourdissantes. Cette histoire d’un peuple qui s’organise autour d’un sentiment d’abandon et d’insécurité me rappelle ce que mon grand-père disait de la Corse. Il soutenait le fait que; au moment où cette île avait été rattachée à la France, les clans étaient en voie de dis-parition. Le fait qu’aucune politique du continent n’ait inclus l’île dans ses projets a fait surgir ce sentiment d’abandon et la tentation de se réfugier sous une protection collective a recréé les habitudes et liens claniques.
Responsabilité envers la Crète, abandon, bannissement, cela me rappelle que, pendant longtemps, le bannissement fut le pire des châtiments car il équivalait à la privation totale des biens et droits personnels, mais aussi de l’identité, au sens large, celle de l’individu, celle du citoyen, celle liée au travail. L’individu et sa famille perdaient ainsi toute liberté et toute dignité. Les Crétois ont vécu maintes et maintes fois ce bannissement et ses conséquences. Cela a renforcé, de façon plus particulière qu’ailleurs, leurs liens, leur attachement à leur terroir, à leurs traditions, leur sens de la responsabilité envers leur île.
Plus tard, à tête reposée, faisant le constat que les régions méditerranéennes où s’est développée la culture de la vendetta ont subi des histoires assez semblables à celles de la Crète, quoique moins systématiques, je me demande si, justement, la vendetta ne serait pas la conséquence psychologique du vécu de bannissement et de constante injustice. La vendetta serait alors une forme de compensation pour retrouver la fierté bafouée, pour redevenir agissant dans sa vie propre et celle des autres, pour mettre à distance le sentiment d’impuissance en créant les conditions de l’action par la défense de ses biens propres à commencer par la famille élargie. Celui qui attenterait, d’une façon ou d’une autre, aux biens terrestres, familiaux, humains serait considéré à l’égal de l’oppresseur qui vole, viole, détruit, bannit en toute impunité avec la différence que, celui-là, on a la possibilité de le punir et de se venger. La sentence familiale ou clanique s’étendrait sur plusieurs générations comme l’était souvent les sentences de bannissement d’autrefois.
Autre chose sur le caractère des Crétois ? « Dans la montagne, les hommes continuent à vivre au rythme des bergers d’antan : « Siga siga ! » « Doucement ! ». C’est ainsi qu’un jour, Konstantinos qui convoyait des touristes fut arrêté dans une rue de village par des hommes occupés à discuter tranquillement en son milieu. En homme respectueux des usages et de ce que l’on doit aux plus âgés que soi, le guide prit le parti de patienter, puis trouva le temps long, puis sortit de son véhicule pour leur demander de faire de la place. « Siga siga ! » « Doucement, on a tout notre temps ».
La nourriture crétoise
Le repas continue, les plateau des meze est parti. Suivra ensuite, des plats de viande, de légumes. Ne me demandez pas les détails. Tout était délicieux et la conversation qui allait avec, captivante. Je ne me souviens plus très bien de ce que nous avons mangé, mais l’impression d’ensemble est que le souvenir de la cuisine crétoise traditionnelle est désormais inscrit dans la mémoire de mes papilles.
Selon certains historiens, le mode de vie dans la région autour du Psiloritis perdurerait depuis le 7ème siècle, au moment où les Crétois ont fui les cités antiques, proches de la côte, et les razzias des pirates. Ils auraient alors choisi des sites faciles à défendre et y auraient installé leurs villages. Protégés des incursions et des conquêtes, il furent, de ce fait, à l’écart des grands courants commerciaux, culturels et de leur influence. Ayant appris à se débrouiller seuls et vivant en autarcie, ils continuèrent ce mode de vie durant des siècles. Ils adaptèrent leurs besoins à ce que l’exiguïté des terrains montagnards leur permettait : oliviers, légumes adaptés au climat et au terrain, vignes, ruches, chèvres, moutons, amandiers, noyers, caroubiers. Chaque année, les familles constituaient des réserves de base : vin, huile, céréales, viande salée conservée dans de l’huile, légumes en saumure, légumes secs, cosses de caroube, fruits secs, paximali, fromage… Tout cela était stocké dans des jarres ou des pithoi (piti). À partir du moment où des routes ont désenclavé ces lieux, où l’électricité a comblé certains besoins de conser-vation, où l’eau courante a facilité l’hygiène, l’économie fermée s’est ouverte à des échanges dont la variété étaient inimaginable. Cela généra un rapide déclin des us et coutumes ancestraux et de l’artisanat traditionnel qui vivait de cette économie. Par exemple, les besoins en poteries diverses se limitèrent au profit d’ustensiles en métal, en aluminium, en plastique.
Au cours de la conversation arrive le rôle des femmes dans la subsistance alimentaire et celui des mères acharnées à protéger leurs enfants et à donner la priorité au maintien de leur santé. Ainsi, dès qu’il y avait assez de céréales, elles cuisaient autant de « paximali » que possible qui, en cas de pénurie, seraient réservés aux enfants (éventuellement aux insurgés). Ces pains doublement cuits étaient cachés dans des grottes pour éviter pillages et réquisitions. D’un point de vue très général, ce type d’économie basée sur la conserve de divers aliments et de séchage de fruits, était de mise dans toute société rurale jusqu’à l’apparition des congélateurs et je l’ai connu et pratiqué personnellement. La différence avec la Crète réside dans un contexte où il y avait nécessité à se prémunir constamment contre l’attaque toujours possible d’un ennemi.
Bientôt l’heure de se séparer. Je parle de ma sensation de pertes de repères quand je compare les noms et les phrases grecs dans leur écriture normale et dans leur transcription en lettres latines. En grec, l’accentuation me donne une musique et un rythme de la langue qui sont perdus dans la deuxième version. Je trouve alors qu’elle subit un appauvrissement, la perte de son essence. « Ah oui alors ! Et c’est encore pire depuis que les jeunes pratiquent le « griechich ». « Comme chez nous le « franglais ».
Sources documentaires
Guide GallimardCrète – Encyclopédie du voyage, éd. Gallimard – La Crète : 5000 d’histoire – Dossiers Archéologie, éd. Faton, 2017 – Dervenn Claude – La Crète vivante,, éd. Horizons de France, 1957 – Grimal Pierre – Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Presses universitaires de France, 1963 – Dalègre Joëlle – Il regno di Candia : La Crète, Venise du Levant, Inalco press Open Edition books, 2019