Crète terre d’origine de la civilisation sud-européenne (3) : Gortyne

Sommaire

Nous quittons Archanès qui nous a donné une idée du labyrinthe. Bien sûr, d’aucuns me diront que cela n’est propre ni au lieu ni à la Crète, à la différence près que, jusque-là, nous n’en avions qu’une expérience pédestre. Celui dont nous avons fait la connaissance ici a causé des sueurs froides à D. qui aurait bien volontiers envoyé des imprécations à Dédale et à sa conception particulière du plus court chemin pour aller d’un point à un autre. Pour ce qui est du vrai labyrinthe, des sommités de l’Antiquité crétoise et grecque considèrent que le plan embrouillé des ruelles qui séparent les bâtiments de Knossos n’a rien à voir avec une élaboration intellectuelle, mais tout à voir avec des dégâts induits par des tremblements de terre et une reconstruction anarchique. Quant à la légende, les mêmes autorités penchent vers un récit symbolique mettant en scène la certitude des puissants de l’île de maintenir leur indépendance contre toute tentative contraire jusqu’au moment où les Mycéniens, en la personne de l’Athénien Thésée ont démenti cette croyance. Dans cette histoire, Thésée n’était pas n’importe qui, puisqu’il était, selon certains, le fils de Poséidon qui avait une dent contre Minos. Cela revient à dire que, pendant des siècles, la mer fut favorable aux Crétois, jusqu’au jour où elle favorisa les envahisseurs à leur détriment.

Gortys

Depuis Archanes, nous prenons une route qui, à travers la montagne, nous amène dans la partie sud de l’île où les massifs se terminent en deux étroits versants qui tombent à pic dans la mer. Le relief y est très tourmenté avec, parfois, d’étroits vallons fermés dont les eaux s’échappent pas les entonnoirs des gouffres karstiques. De ce fait, il n’y a pas de cours d’eau d’importance, mais la fonte des neiges alimentent les parties basses en eau abondante, ce qui fait la richesse de la Messara, la plus grande plaine du pays vers laquelle nous nous dirigeons.

Ce voyage nous offre l’occasion de constater que le profil de paysage constaté à Lassithi se répète souvent, mais dans des proportions moindres que là-bas et souvent en contrebas de la route avec des pistes pentues pour y accéder. Il m’arrive de frémir lorsque je vois l’angle que dessine un tracteur par rapport à la ligne horizontale : cela me rappelle les pièges tendus par de telles pentes aux petits tracteurs du village maternel qui s’y hasardaient. Nous passons de vallons en gorges étroites. L’olivier omniprésent donne une note constamment verdoyante. Parfois, ils laissent la place à la vigne. À flanc de montagnes, des ruchers se hasardent à poser leur frêle édifice en bordure de piste ou de terrasse. De temps en temps, une chapelle posée sur le bas côté invite le passant à prier pour celui, celle, ceux qui sont morts à cet endroit. Petites, grandes, minuscules, hautes de 1m ou de 30 cm, elles jalonnent ainsi les routes crétoises. En bois, en métal, en pierre, en plâtre, très ornées ou simplement colorées, leur variété est infinie. Humbles, modestes, voyantes, elles parlent de statut social, de richesse, de pauvreté et disent, qu’au final, chacun devient égal à l’autre dans la douleur.

Présentation de ce qui fut une cité majeure de l’île

Nous somme désormais sur le versant sud de l’île, nous amorçons la descente vers la plaine et nous saluons au passage Zaros, capitale de l’eau de source embouteillée. Gortys est un village situé en limite d’un site archéologique majeur, Gortyna, qui s’étend sur 400 hectares au pied sud du Mont Psiloritis (Mont Ida) et en bordure de la plaine de la Messara. Cette ville antique est typique du fait « que la Crète n’est pas une île, à bien des égards, mais une succession de massifs montagneux. De la fin de l’âge du Bronze à la fin de l’époque archaïque, les grandes cités crétoises sont situées dans des territoires de vallées ou de plateaux internes, rarement tournés vers la mer. Pour autant, dès le 9ème siècle avant notre ère, la Crète est au cœur des trafics méditerranéens, paradoxe d’une île montagne située sur les routes essentielles. » Cette affirmation générale mérite un correctif pour ce qui est des premières périodes minoennes (de -2700 à -1450) : les décors de poulpes, algues, poissons, algues, dauphins révèlent une observation in vivo qui ne peut-être que le fait de personnes qui sont en contact constant, ou très fréquent, avec le milieu marin et qui le connaissent bien.

La ville très ancienne fut d’abord construite dans les hauteurs avant que son centre ne soit déplacé en plaine au 7ème siècle avant notre ère. La colline qui la domine (acropole) a été habitée au moins six mille ans avant J.C et a été dotée d’une enceinte fortifiée après l’invasion dorienne qui comprenait un mur polygonal et des tours à ses coins. Cet acropole contrôlait la principale voie d’accès depuis le nord ainsi que l’ensemble de la plaine. Aujourd’hui, on le connaît sous le nom d’Agios Joannis. Les pierres de construction furent extraites d’une carrière souterraine et les couloirs multiples qui se croisent et s’entrecroisent donnèrent à penser à certains qu’il s’agissait là du véritable labyrinthe. Dans l’histoire du 20ème siècle, elle fut utile aux Allemands comme dépôt de munitions durant la seconde guerre mondiale.

Gortyne est l’exemple type d’une ville qui, de l’époque minoenne à la Grèce archaïque, se transforma, de façon lente et progressive en cité grecque (« polis ») dès les débuts de l’âge du fer, sous l’influence dorienne. Ces derniers qui commençaient à expérimenter ce modèle sur le continent avec la création de Sparte, trouvèrent le substrat tout prêt pour faire de l’île celle qui abritait cent cités aux dires d’Homère. Elles furent, en effet, faciles à développer car, sur les anciennes villes minoennes, se trouvaient déjà une voirie conséquente, des réseaux de canalisations, des bâtiments publics, des quartiers d’habitation. C’est ainsi que la Crète fut également en avance sur ce plan. Peut-être que la légende qui fait d’Athènes, patrie de Thésée, une vassale de la Crète n’est que la reconnaissance de ce fait historique, au même titre que la mention de la ville par Homère au chant 3 de l’Illiade lorsqu’il dénombre les forces assiégeantes de Troie :

Les Crétois, eux, suivaient le valeureux Idoménée [petite-fils de Minos].

C’étaient les gens de Knossos et de Gortyne aux bons remparts,

De Lyctos, de Miletos et de la crayeuse Lycastos,

De Phaestos et de Rhition, villes des mieux peuplées,

Et bien d’autres encore, venant de la Crète aux cent villes. …..

Ils étaient arrivés avec quatre-vingt noires nefs.

Entre le -7ème et le -4ème siècle, période de la plus grande expansion de Sparte dans le bassin méditerranéen, Gortyne est rattachée aux possessions de la cité guerrière. À partir, de -67, les Romains en font la capitale de la Crète pour mille ans.

Pour les historiens de l’Antiquité grecque, Gortyne est un site majeur et primordial pour la connaissance de l’activité législative d’une cité grecque. Site majeur, mais pas unique, car des inscriptions juridiques ont été trouvées sur plusieurs sites crétois (Dréros, Arkades…) qui donnent à penser aux spécialistes que la Crète a été l’un des foyers majeurs de la formulation du droit dans l’espace hellénique. En effet, dès le -7ème siècle, d’énormes blocs d’inscriptions sont exposés sur l’espace public qui servait à l’assemblée des citoyens. Ces écrits portent sur des conflits, les amendes infligées et les règles à appliquer en justice. Des blocs du -6ème siècle émettent des règles pour qu’il y ait un renouvellement régulier du groupe de dix magistrats (cosmes) élus chaque année pour administrer la cité, commander les forces armées et exercer la justice. Il prévoit, par exemple, un intervalle de cinq ans pour que soit réélu le magistrat en charge des étrangers. L’amende se paie par un certain nombre de chaudrons en bronze, objets de grandes valeurs qui étaient utilisés dans les circuits pré monétaires. Au -5ème siècle, une gigantesque inscription écrite de droite à gauche sur une ligne, puis de gauche à droite sur la ligne suivante… (boustrophédon), présente un code de lois régissant toute la vie de la cité. Il légifère sur le droit des esclaves, des divorces, des adoption, sur les crimes sexuels, sur le droit des femmes…. Cette inscription représente l’aboutissement d’une activité législative déjà ancienne. La mise en place de ces outils juridiques assez complexes assied la popularité et la réputation du droit crétois dans toute la Grèce. C’est à Gortyne qu’Aristote situe l’un des plus anciens législateurs grecs, Thalès ou Thaléas.

Quelques uns des blocs recouverts d’inscriptions juridiques

Gortyne fut une cité-état orgueilleuse qui devait sa prospérité à la fertilité de la plaine de la Messara et à la proximité d’un port qui ajoutait à sa richesse agricole les facilités du négoce et les apports culturels et commerciaux des échanges intra-méditerranéens. Fière de son opulence, elle chercha souvent noise à Phaïstos, Lyttos et Knossos pour instaurer sa prééminence. Lors du processus d’unification de l’île au cours du -3ème siècle, la lutte hégémonique entre ces trois cités-états provoqua une guerre dévastatrice. Il en résulta des conflits internes, au moins à Gortyne, où une partie de la population s’opposa à l’oligarchie régnante et réclama des changements constitutionnels. Par la suite, son soutien aux Romains fut récompensé par sa désignation comme siège du Koinon des Crétois (ligue des cités crétoises) et comme capitale de la province de Crète et de Cyrénaïque (région orientale de la Libye). La concentration de ces fonctions fit beaucoup pour son expansion urbaine et sa capacité d’attraction : vers elle, convergèrent les ressources de l’ile. Au 9ème siècle, les Sarrazins ravagent une cité qui avait fortement déclinée depuis deux ou trois siècles. Cependant, elle conserva son statut de capitale et ce n’est qu’après la reconquête par les Byzantins qu’elle fut progressivement supplantée par Chandax (Iraklio) qui finira par lui arracher sa fonction de métropole.

Site archéologique

Le site archéologique commence dès la sortie du village de Gortys et, au long de la route, on distingue des ruines au milieu des oliviers. Arrivés au site principal, nous sommes charmés par la beauté du décor arboré et floral (vieux oliviers aux larges troncs noueux, platanes élevés qui arborent à leur base un âge incontestable). Après avoir dûment acquitté le prix d’entrée, nous partons à la découverte des lieux. L’église Saint Titus rappelle que Saint Paul est venu ici en l’an 59 accompagné de Titus. Saint Paul avait fait escale dans l’île au cours de son voyage pour gagner Rome où devait avoir lieu son procès. En repartant, il laissa Titus comme premier évêque de l’île. La basilique actuelle qui fut construite au milieu du 6ème siècle a encore des restes imposants : une abside, deux chapelles et les bases des colonnades de la nef, ce qui donne une bonne image de l’importance de ce que fut l’édifice. Dans l’une des chapelles encore intacte, quelques icônes et un bac à sable en cuivre sur piétement également en cuivre qui accueille des bougies.

Dans l’Odéon romain, nous nous serions volontiers assis pour écouter un concert et des joutes musicales. Cela eut été charmant dans ce milieu arboré. Juste à côté, les tables de loi font les timides derrière les grilles d’un bâtiment en dur qui les protège des intempéries. Elles sont à l’endroit où les Romains les avaient déplacées, bien alignées les unes à côté des autres. À l’origine, elles étaient placés en cercle pour être visibles de partout.

Platane oriental à feuillage persistant (platanus orientalis sempervirens) de Gortyne

Après avoir tourné en rond pour toujours retomber sur un célèbre platane au feuillage persistant, nous nous résignons au constat que le reste du site est soit en travaux, soit en dehors du périmètre des visites payantes et disséminé dans les vergers d’oliviers qui longent la route. C’est le cas du temple d’Apollon pour lequel nous avons marché en plein soleil au moins cinq cents mètres sur la route avant de rentrer dans un champ d’oliviers. Très vite, nous nous mettons alors à marcher sur ce qui fut la rue principale du nouveau quartier civique et institutionnel de la ville après que les Romains en ait doublé la superficie, quartier construit autour du temple d’Apollon Pythien. Avançant sur cette voie dallée, je me suis vue en belle créto-romaine allant d’un pas majestueux rendre hommage au dieu guérisseur accompagnée par les crissements des grillons. Un bémol cependant : les restes du quartier que j’étais censée traverser étaient difficilement détectables sous la végétation.

Nous retournons pique-niquer à l’ombre protectrice du site principal, puis faisons nos adieux au platane chenu qui nous domine de ses ans millénaires si l’on en croit la légende. Sa particularité d’être toujours vert au long de l’année serait due au fait que c’est l’endroit où Zeus amena Europe pour lui faire trois enfants dont l’incontournable Minos. Cet arbre est un « Platanus orientalis cretica sempervirens », platane oriental à feuillage persistant. On ne le trouve qu’en Crète où, de façon sporadique, il apparaît à divers endroits de basse altitude. Il est une variété endémique du Platanus orientalis lequel colonise les rives, ravines, lieux frais, de la zone côtière à la zone montagneuse, en Crète et sur le pourtour européen de la Méditerranée. Contrairement à son frère « sempervirens », le Platanus orientalis à feuilles caduques compte de nombreux exemplaires célèbres sur toute l’île, tel celui de Platanas, à l’Est, qui vous regarde du haut de ses 2400 ans et vous défie d’entourer de vos bras ses 24m de circonférence.

Un peu de mythologie

Avant de repartir, nous regardons autour de nous l’étendue des vergers qui nous entourent et nous nous demandons lequel fut une prairie assez drue pour donner pâturage au taureau blanc de Poséidon et à ses amours avec Pasiphaé, femme de Minos, qui, par la suite, accoucha du Minotaure. C’est ainsi que le roi de la mer se vengea du roi de cette terre. Dans la voiture, dès que je suis sûre qu’une longue étendu de route me laisse tranquille du côté de Googl maps, je cogite sur la signification symbolique des deux légendes dont j’ai fait état dans les lignes qui précèdent. En les mettant en lien avec les faits historiques, je détecte un fil d’Ariane dont je déroule le fil de ma méditation. L’ère minoenne, sa prospérité et sa stabilité démarrent avec le taureau Zeus qui crée la dynastie avec Europe. Europe dont le prénom pourrait être traduit ainsi : « bonne chance » ou « bonne inclination ». Le taureau, animal fétiche durant les siècles de l’ère minoenne, est l’animal qui amorce son déclin, puis sa ruine par la perte de ses liens favorables avec la mer.

C‘est la mer, en effet en la personne de Poséidon, qui envoie le taureau blanc qui introduira l’élément de conflit avec les cités du continent, prétexte futur à une invasion de l’île. Le minautore est celui qui va précipiter la Crète entre les mains de ses envahisseurs par son appétit dévorant qui exige d’Athènes un tribut annuel de jeunes gens. Parmi eux, Thésée, fils de Poséidon. Il y a donc un moment, saisi par la légende, où la mer se retourne contre l’île et devient son ennemie. Les Crétois peuvent aller se faire voir dans la montagne autant qu’ils le veulent, Poséidon n’acceptera plus sur ses rebords côtiers que des étrangers. Mais comment Poséidon en était-il venu à haïr à ce point Minos au point de précipiter l’île dans la destruction ? La faute en revenait au roi à qui Poséidon avait offert un taureau blanc qu’il devait sacrifier au dieu, le jour où il monterait sur le trône. Minos trouva le taureau beaucoup trop beau pour en faire l’holocauste (sacrifice par le feu) et décida de le garder dans ses troupeaux comme reproducteur. Il tint parole (croyait-il) en offrant à son protecteur un animal plus banal.

Sources documentaires

La Crète : 5000 d’histoire – Dossiers Archéologie, éd. Faton, 2017

Grimal Pierre – Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Presses universitaires de France, 1963

Bailly A. – Dictionnaire de grec [ancien] français, Librairie Hachette, 1950

Sfikas Georges – Fleurs sauvages de Crète, éd. Groupe Efstathiadis, Athènes, 1988

Malamut Isabelle – Les Iles de l’empire Byzantin, chapitre III Villes, villages, lieux-dits de l’empire Byzantin aux VIIème-XIIème s. éd. La Sorbonne, 1988, OpenEdition books, 2021

Homère – L’Illiade, traduction Frédéric Mugler, éd. La Différence, 1989

Zurbach Julien – d’Ercole Cecilia – Naissance de la Grèce : de Minos à Solon (3200 à 510 de notre ère), éd. Belin, 2019