Crète, terre d’origine de la civilisation européenne

Sommaire





« Il est une île au centre de la mer vineuse, la Crète belle et grasse, entourée d’eau, les habitants ne peuvent s’en compter, les villes sont quatre-vingt-dix. On y entend toutes les langues : il est des Achéens, des valeureux Crétois autochtones, des Cydoniens, trois tribus de Doriens et de nobles Pélasges. Homère,
Odyssée chant XIX

Carnet de voyage au Nord-Ouest : 3 octobre – 14 octobre 2021

Il était une fois une île qui était tellement puissante, dans des temps fort reculés, qu’elle marqua les esprits à jamais et qu’il lui fut donné une place de choix dans le genèse de la Grèce et dans les récits légendaires dont ils témoignent. Histoire sanglante et sauvage qui met à jour les faiblesses et les lâchetés des hommes. En relisant ces récits, j’ai compris que ce que j’avais pris, jusqu’alors, comme la versatilité des dieux n’étaient que la conséquence et la sanction des actes et des parjures des hommes aveuglés par leur sentiment de toute-puissance et leur orgueil démesuré. À reprendre attentivement l’Illiade, j’y ai même trouvé les traces de tentatives diplomatiques semblables à celles d’aujourd’hui pour éviter des guerres qui semblaient inéluctables, pour abréger la durée de ces guerres ; les traces de médiation ou d’offres de médiation pour maintenir l’unité de nations entre elles, de combattants entre eux ou pour proposer des solutions de paix.

Il était une fois Crès qui régna sur la première population de l’île, les Étéocrétois, les véritables Crétois. Lorsque Rhéa fut enceinte pour la énième fois, il lui proposa comme asile, une grotte du Mont Ida, protégée par son environnement escarpé et par l’épaisseur de la forêt qui l’entourait. C’est ainsi que naquit Zeus, hors de l’appétit dévorant de son père, Kronos (le temps) qui avait déjà avalé ses enfants précédents. On lui attribue les premières lois qui régirent l’île avant le grand travail de législation de Minos… Ce qu’il advint de ce préambule, je vous invite à le découvrir au fil des lieux qui furent le théâtre de ces récits.

Atterrissage sur le plancher des chèvres et brebis crétoises (3 octobre au soir)

6h (heure crétoise : Nous arrivons à la hauteur du soleil couchant qui, sorti de ses brumes pour nous dire bonsoir, illumine la cabine et nous aveugle. Nous apprenons qu’il fait 21° à Iraklio… Apollon, dans la gloire finissante de ce jour nous gratifie d’un disque royal aux mille nuances de rouges, jaunes, orangés et nous signifie la bienvenue par ses rayons largement ouverts.

6h10 : Le bleu du ciel se confond avec le sol liquide nous donnant l’impression que nous volons au-dessus du ciel bleu sous la voûte d’une mer laiteuse. Les valeurs des couleurs se sont inversées… Le soleil a disparu dans un moutonnement de vagues nuageuses donnant à croire que la pointe de la Crète est un de leurs avatars. Au fur et à mesure de notre approche, elles semblent être une colonie d’icebergs séparés par quelques courants marins… L’avion aborde l’île par le sud-est avant de virer plein ouest vers la piste. Nous fonçons vers les icebergs, secoués par des courants qui ballottent l’appareil… Nous sommes à 2218 km de Luxembourg après un trajet de 2h51. La côte défile à toute allure déployant ses milliers de lucioles qui nous saluent d’un joyeux « Kalispera »!

Marina nous accueille au nom de l’agence. Elle est accompagnée d’un jeune Français qui travaille durant ses vacances comme chauffeur amenant les arrivants à leur hôtel. Durant vingt kilomètres, la voiture roule dans la nuit bien installée, puis arrive dans un bourg à grimpette où les rues sont désertes car tout le monde est chez soi. Et voilà ! Nous sommes en Crète, à Archanes, très exactement, et nous allons y passer trois nuits.

Dès que nous sortons de la voiture, le vent aigre et la température qui se situe aux alentours de 14° imposent un contraste avec Iraklio et même Luxembourg. Heureusement que l’air est sec, sinon ce serait pire. Direction l’appartement qui nous est réservé décoré dans la plus pure tradition crétoise avec des tentures au tissage artisanal. Une fois installés, Marina entre en scène et l’agence avec elle. Remise de cadeaux : un flacon de vin rouge et un autre de tsikoudia (alias raki pour les étrangers), provenant tous deux des vignes de Konstantinos Aloupis et vinifiés par lui. Cela illustre une constante qui perdure encore où des petits propriétaires terriens qui travaillent en ville remontent régulièrement s’occuper personnellement de leurs terres ; deux verres pour la dégustation de la tsikoudia sur lesquels sont représentés un musicien et deux hommes hilares dansant une de ces danses crétoises rapides et acrobatiques ; un savon à l’huile d’olive parfumé à la verveine ; un tube de fleurs de lavande. Nous est également remis notre livret de voyage avec, pour chaque jour, carte itinéraire, présentations des lieux de visite, et, à la fin, les formules de conversation les plus courantes. Dernières formalités et non des moindres : mise en place fonctionnelle de WhatsApp (dont j’ai téléchargé l’application avant le départ) et de Google maps. WhattsApp nous ous maintiendra en lien avec Ecoevents tout au long du voyage. Pour une raison ou une autre, nous pourrons les joindre par sms ou par téléphone avec réponse immédiate. D’autre part, tous les soirs, nous sera demandé un bilan rapide de la journée et nous sera envoyé le programme du lendemain et le lien avec Google maps pour le parcours routier prévu par l’agence. De quoi nous aider à parcourir le pays hors des sentiers battus par les touristes.

Premier repas

Avant de repartir, ils nous déposent en ville pour que nous puissions nous restaurer et c’est notre premier contact avec la cuisine crétoise dont nous constatons que le fromage y est omniprésent ainsi que le miel. C’est très bon, dépaysant et c’est ce que nous cherchons dans ce voyage. La note finale est, elle aussi dépaysante : outre nos plats, deux mentions supplémentaires attirent mon attention. La première indique « psomi », 1€ et la seconde, « potery nero », 1,50€. Au cours du voyage, nous finirons par deviner que « psomi » indique le pain que nous avons consommé lors du repas. Nous n’avions pas de raison de nous méfier puisque la corbeille arrivait spontanément à table sans que nous ayons rien demandé. Comme il n’y a plus de production de blé sur l’île, le pain de froment est une denrée rare et de luxe d’où la taxation de la corbeille qui s’applique aussi, sauf erreur de ma part, à tous les pains d’une autre farine. Quant au « potery nero », il s’agissait du verre d’eau qui m’avait été servi comme boisson, « potery » désignant le verre et « nero » le contenu de ce verre à savoir l’eau du robinet. Par la suite, je n’ai jamais trop bien su s’il valait mieux prendre une bouteille d’eau de source ou si je pouvais utiliser sans surprise l’eau de la carafe qui était souvent mise sur la table aussi spontanément que le pain.

Petit-déjeuner crétois

En plein jour, nous découvrons le lieu de notre hébergement pour trois nuits. La porte de notre appartement donne sur un patio. Le chemin circulaire qui dessert chaque appartement monte en pente douce vers la terrasse occupée par une piscine à un de ses coins. Le lieu est beaucoup plus sympathique, beaucoup plus intime que ne le laissaient croire les photographies que nous avions eues. Il montre l’opulence discrète de qui sait compter et crée ainsi les conditions d’un accueil qui met chacun à l’aise.

La piscine devient un élément du décor qui anime la terrasse par sa densité turquoise et, par sa simplicité, met en valeur le luxe des jarres énormes occupées par des bougainvillées, des plumbagos, des genévriers, palmiers nains, citronniers, orangers, lantanas : verdure vernissée et couleurs éclatantes. Nous avons ainsi, immédiatement, un spectacle que nous aurons sous les yeux durant tout notre voyage, chaque fois que nous entrerons dans un lieu clos. Depuis la terrasse où nous prenons le petit-déjeuner, la coiffe d’une cheminée chez les voisins attire mon œil et éveille ma curiosité : cette cheminée semble coiffée de quelque chose qui pourrait ressembler à une poterie cassée et renversée. Eh bien ! C’est partout comme ça. C’est une survivance des premières maisons en pierre où il était de coutume de coiffer la tête de la cheminée extérieure d’une jarre cassée. Lors des périodes d’intempéries, on mettait une pierre dans le trou.

Le soleil réchauffe les lieux et la brise fait batifoler les feuillages. Il fait donc un peu plus chaud que lors de notre arrivée, mais un pull en laine reste recommandé. Une fois à table, découverte du petit-déjeuner crétois. Petites crêpes phillo pliées en carré sur des herbes locales qui ressemblent à des épinards ou du fromage ; omelette aux herbes ; petits gâteaux au miel fourrés au fromage, bol de yaourt crétois épais comme du fromage blanc (mélange de lait de brebis et de chèvre) ; muesli au yaourt crétois avec, miel, raisins secs, noix et grains de grenade. Cela nous confirme ce que nous avions commencé à comprendre à la taverne : le miel, le fromage et le yaourt sont une base que l’on retrouve autant dans le salé que le sucré. Tout cela est très bon et nous nous régalons. La boisson ? J’allais l’oublier. Thé en sachet quelconque : c’est un produit pour étranger ; on leur en sert pour leur faire plaisir. Jus d’oranges fraîchement pressées à volonté. Alors ça, le jus d’orange frais, ce sera une autre constante du voyage et on en boira parfois au litre au cours des petits-déjeuners. Des oranges sucrées, douces, sans acidité, parfumées… Miam !

Donc, pour un premier contact, l’hôtel est juste dépaysant comme il faut, juste assez intime pour nous permettre la transition entre la France d’où nous venons et ce pays que nous allons découvrir. Nous accordons tout de suite nos suffrages au petit-déjeuner local ainsi qu’au patio où il a lieu. J’imagine la vie d’une famille méditerranéenne aisée autour de ce patio, espace intime protégé des regards indiscrets par les bâtiments qui l’entourent et la forte porte donnant sur la rue.

Arkhanes ou Archanès

Notre hôtel est perché en haut d’Arkanès (à prononcer Arrhanès), petite ville de deux mille habitants, à 400m d’altitude entre les sommets du Mont Spathi et du Psiloritis ex Mont Ida. À voir les photos, je craignais une ville qui arbore ses plus beaux atours dans le but d’allécher un touriste avide de couleurs locales. La réalité est tout autre. Les couleurs que j’avais trouvé trop vives sur les photos se sont adoucies d’où un aspect toujours coloré, mais plus sympathique et plus méditerranéen, à mes yeux. Je m’imprègne de son architecture usuelle, des contrastes d’une maison à l’autre entre les riches et ceux qui le sont moins ou beaucoup moins. La riche façade style début 20ème siècle d’un ancien café transformé en modeste taverne parle d’un passé prospère et d’une bourgeoisie qui ne l’est plus. Au point de vue architectural, cette ville a la particularité d’avoir nombre de maisons édifiées dans un style néo classique peu courant en Crète. C’est le fait de Crétois qui, après l’accession de la Grèce à l’indépendance, en 1821, furent soucieux d’afficher leurs différences avec les Ottomans qui occupaient encore leur pays et leur solidarité avec la Grèce libérée.

Les rues en forte pente ne permettent pas à deux véhicules de se croiser si un autre est garé, ce qui entraîne des manœuvres savantes à chaque fois soit pour le véhicule montant, soit pour le véhicule descendant. Les arpenter est excellent pour les biceps. Quant à parcourir le lieu en voiture, c’est affronter les arcanes du labyrinthe mythique.

Arkhanès concentre, sur un petit périmètre, un condensé de toute l’histoire de l’île, ce qui est normal puisqu’elle fut une des cents villes dont parle Homère. Selon un décompte fait par un helléniste-archéologuei, il y avait, à la date de -157, trente-huit cités-état qui battaient monnaie et 13 ports. Les autres villes étaient, sans doute, des vassales. Ainsi, Arkhana est citée dans un traité entre Knossos et Tylissos datant du milieu du 5ème siècle av. J.-C.

Aux alentours de la ville, on trouve un cimetière dont les tombes riches en œuvres d’art sont datées entre -12500 à -2500 ; un petit palais minoen qui a peut-être été une résidence d’été pour le souverain de Knossos ; une riche villa (-1600 /-1500 ) où se trouve un pressoir à huile complet dont on ne connaît que peu d’exemplaires ; un tout petit sanctuaire minoen détruit par un tremblement de terre et un incendie vers -1700 : quatre squelettes y ont été trouvés dans deux pièces différentes et l’un d’eux semble avoir été la victime d’un sacrifice humain (c’est plus noble qu’un simple crime). Un mystère digne d’Agatha Christie : connaissant la position des corps et l’agencement des lieux, déterminez si le coupable est le fuyard proche de la sortie, la personne sortant d’une des pièces ou celle se trouvant au centre de la même pièce. Question subsidiaire : laquelle d’entre elles est décédée d’une crise cardiaque sous l’effet du choc ?… Et maintenant, à vos plumes !

Cet inventaire se complète de quatre églises du 14ème siècle. Pour ce qui est de l’histoire proche, les gens du coin ont retenu que, pendant l’occupation turque, la ville et ses environs ont été constamment la cible d’attaques. Pour la grande histoire, c’est là qu’en 1897 s’est réunie l’Assemblée pan-crétoise lorsque les Grecs débarquèrent dans l’île pour chasser les Turcs qui se vengèrent en multipliant massacres, destructions et incendies. Cette assemblée coordonna les opérations militaires menées contre les Ottomans jusqu’à la libération de l’île en 1898. Elle fut aussi un centre de résistance important durant la seconde guerre mondiale et un centre d’espionnage du fait que les Allemands y avaient installé leur commandement central. C’est ici que fut enlevé le Général Kreipe par des rebelles crétois et des agents britanniques.

Cependant, nous n’en sommes qu’à notre deuxième jour dans l’île, nous en avons encore une vision très archéologique et très mythique, et ce qui va au-delà de la période romaine nous passe au-dessus de la tête.

Iraklio

Présentation historique

Iraklio , la capitale de l’île et unique très grosse ville est, de plus, la cinquième ville de Grèce avec 174 000 habitants. Strabon (-58 – +21), grand géographe de l’Antiquité, signale Héraklium comme étant le port de Knossos. Après 826 et la prise de la Crète par les Sarrazins, la petite ville portuaire est transformée en centre urbain d’une certaine importance et en forteresse invincible. Elle prend le nom de la forteresse qu’ils ont érigée « Rabd-al-Kandaq » (la Forteresse aux douves). Nom simplifié en « Handakas » , « Kandax » ou « Chandax » par les habitants de l’île.

« La ville arabe de Chandax était la plus fortifiée de toutes les villes de Crète que Nicéphore Phokas détruisit en 961. Au moment du siège, Nicéphore Phokas chercha longtemps où donner l’assaut : « En faisant le tour, il vit que tout endroit était difficile. D’un côté il y avait la mer ; de l’autre les fondements de la citadelle étaient de pierre égale et de même niveau. La construction était récente et étrange : de terre en effet et de poils de chèvre et de porc mis ensemble. Les murs étaient d’une telle largeur qu’il y avait de la place pour deux chars, de hauteur considérable, et il y avait encore deux fossés de très grande largeur et profondeur ». Place Eleuthéria a été découvert un mur d’enceinte, construit avec de grandes pierres, qu’il faut rattacher au mur arabe de Chandax sur lequel plus tard fut érigé le mur byzantin.

Chandax fut totalement rasée après sa reconquête par les Byzantins, Nicéphore Phokas, le général vainqueur, ayant l’intention de la transférer en hauteur sur le site de Téménos. Il suivait ainsi un mouvement général de déplacement des populations et des centres administratifs vers l’intérieur, mouvement qui s’était amorcé bien avant l’incursion des ennemis. L’opposition à ce projet fut telle, que la ville fut, au final, reconstruite sur l’emplacement de celle qui avait été construite par les Sarrazins. La nouvelle enceinte suivit le tracé de la précédente qui fut également conservée par les Vénitiens. Dès sa reconstruction, Chandax devient une cité et une métropole ecclésiastique, siège d’un évêché. Au tout début du13ème s., la ville comptait 30 000 habitants.

Les voyageurs européens l’appelèrent « Candie » jusqu’au 20ème siècle, et étendirent cette appellation à l’ensemble de l’île. Au cours des 16ème et17ème siècles, la ville fut le centre d’une intense vie intellectuelle et artistique avec, en particulier, le peintre El Greco et un pape, AlexandreVI. Les Ottomans rebaptisèrent Candie en « Megalo Kastro » (la « Très grande forteresse »), nom qui resta à la ville jusqu’en 1923, moment où les autorités grecques décidèrent d’helléniser les noms de leurs cités. C’est ainsi que, désormais, la plupart des voyageurs atterrissent à Iraklio sans se poser de questions.

Musée archéoloogique

Le parking, bien choisi par l’agence, est à cinq cent mètres du musée en ligne directe. À nous les belles choses, plaisir des yeux, nourriture artistique et intellectuelle. En excellent français, le préposé aux billets nous explique gentiment qu’il nous donne un billet valable sur deux jours parce que l’étage où sont exposées les fresques mondialement connues est fermé pour la journée. C’est lestés d’une grande déception que nous abordons la première salle dont les vitrines occupent l’espace avec un grand art de la mise en scène tout en étant au service de la fluidité des visiteurs. Le menu est copieux. En ce qui me concerne, je me contenterai d’explorer la période allant de la préhistoire à la fin du minoen, c’est à dire jusqu’à -1470 parce que j’en ai déjà plein la vue et le cerveau, et aussi parce que les périodes suivantes (mycéniennes, grecques et romaines) me sont plus familières.

Les pièces exposées ? Quelle richesse ! quelle inventivité ! quelle créativité ! quel foisonnement ! Richesse des formes, des motifs. Minutie de l’exécution. Défis pour transformer de la pierre semi précieuse en vase élancé ou pour en faire le sceau d’une bague, minutieusement travaillé en fine miniature aussi fouillée qu’une gravure de Jacques Callot. J’ai aimé le musée d’Iraklio en artiste qui apprécie à sa juste mesure la créativité foisonnante d’un peuple qui a voulu explorer toutes les formes qu’il imaginait , s’en est donné les moyens et a repoussé le plus loin possible les limites techniques. J’ai été époustouflée par l’invraisemblable variété des formes données aux poteries et aux vases de pierre, la finesse des décors et des détails, les ruses pour restituer le naturel de la vie humaine, végétale, animale avec une vraisemblance parfaite. Liberté créative qui s’affranchissait des stéréotypes séculaires habituels à de nombreuses civilisations. J’ai retrouvé chez les divinités aux serpents la grâce et la forme de ces araucarias que l’on retrouve partout sur la côte, qui peuvent atteindre soixante mètres de hauteur et que l’on appelle « pins de Norfolk ». Ces arbres, qui semblent être une partie constitutive de l’île et dont le positionnement des aiguilles semble avoir inspiré un des motifs dominant dans toute la poterie crétoises n’ont été introduits en Europe qu’au milieu du 19ème siècle : curieuse rencontre entre l’art endémique et la modernité. Pour le reste, inutile de décrire ce que j’ai vu : les poteries, cruches, marmites, sceaux, bijoux, tout cela est tellement exhaustif que j’ai calé.

Pourrais-je ajouter quelque chose ? Je fouille ma mémoire et je tire son fil d’Ariane.

Je suis restée un moment à admirer sous divers angles la statue en ivoire du « sauteur au taureau ». Quelle élégance dans la forme, quelle finesse dans l’exécution et le rendu du mouvement ! Baudelaire qui se plaignait que les sculpteurs négligeaient beaucoup trop le fait que leur œuvre pouvait être vue sous plusieurs angles pour ne peaufiner que le côté face aurait apprécié. Autre chose ? Le pendentif en or des abeilles est d’une beauté à l’état aussi pur que son matériau : deux abeilles qui se joignent par la queue et la tête forment un cercle en haut duquel se déploient largement deux ailes : tel en est le motif principal. Un grand vase en pierre dure sur lequel est ciselée une scène de moisson : les moissonneurs, faucilles à la main, s’avancent en rang. Le premier est à terre et celui qui le suit est penché (pour lui porter secours?). Que d’humanité sur un espace aussi restreint ! Sur une autre face ces moissonneurs chantent et rient en plein élan de vie. Sur d’autres poteries, il y a ces oiseaux éclatants, ce chat qui rampe, ce mignon petit singe penché pour cueillir des fleurs. Je passe rapidement mon chemin devant la célèbre et incontournable tête de taureau noire et polie surmontée de cornes d’or. Il semble trop vivant pour être honnête. Et moi, les taureaux… il m’est arrivé de faire une fois la course pour atteindre avant l’un d’eux la clôture d’un champ qu’il fallait enjamber pour sortir. Adrénaline garantie ! Je reprends vite mes esprits devant une cruche à bec emmanché que je verrais tout à fait sur ma table comme théière accompagnée de quelques tasses dont la finesse est un art en soi.

J‘ai cité le pendentif aux abeilles, parmi les bijoux, il y en a un autre que je dédie en pensée à l’une de mes filles : une toute petite grenouille qui se demande ce qu’elle a fait au bon Dieu pour ne plus se réchauffer sur la gorge d’une belle dame. Lorsque je passe devant la vitrine qui alignent les sceaux de pierre en intailles, je suis fascinée et médusée par leur abondance. Avec quel outil, quel matériau furent gravées ces représentations d’une extrême finesse ? Les artisans ne disposaient alors ni du fer ni de l’acier.

L‘ère dorienne est moins amusante : les déesses minoennes portaient une robe souple qui donnaient à penser qu’elles étaient prêtes à danser. Celles des Doriens sont aussi figées que leurs habits. Quant aux décors végétaux, ils ont adopté une rigidité abstraite fort déconcertante. Brr ! Ça ne devait pas être des marrants, ces Doriens.

Les tablettes du linéaire B m’intéressent pour ce que je peux apprendre de la vie de l’époque. Cette écriture apparue lors de la période postpalatiale démarrent avec les Achéens (ou Mycéniens) venus du Péloponnèse. Tout d’abord, je découvre que l’huile d’olive est une des ressources principales de l’île depuis l’époque minoenne, sauf qu’à l’époque, elle servait pour les lampes (comme encore aujourd’hui devant les icônes) et pour les athlètes qui s’en enduisaient le corps. En linéaire B, les idéogrammes distinguent l’olivier cultivé de l’olivier sauvage et de l’huile. En les quittant pour une autre vitrine, je sais que les Crétois d’alors se nourrissaient de figues, d’escargots, de poissons, de légumes, de fruits, de miel, de viande de chèvre, mouton, bœuf.

Depuis que j’ai appris qu’ont été trouvés des bifaces paléolithiques en 2010, au sud-ouest de l’île, je regrette d’avoir survolé la partie « préhistoire » du musée. Peut-être que j’en aurais vu un et que mon âme d’ancienne préhistorienne se fut réjouie de savoir que des hommes de Néandertal posaient une colle à certains scientifiques avides de rationalité et peu enclins à se laisser bousculer dans leurs certitudes. « Mais comment, diable, sont-ils arrivés là ? D’où ? D’Anatolie, certainement ! Mais comment ? »

À la mémoire du « dernier boulevard (ouvrage de fortification) de la chrétienté »

Je suis saturée de formes, de beauté, d’émerveillement, d’informations : c’est l’heure de digérer tout ça. Pendant que mon époux continue la visite, je pars m’asseoir avec délices dans le jardin arboré aux allées en courbes du musée. Je ferme les yeux un moment, me concentrant sur ce que je vais écrire de cette visite. Je suis à fond sur mes notes lorsque quelque chose vient titiller un de mes yeux. C’est quoi cette stèle ? « À la mémoire du duc de Beaufort, amiral de France et des officiers, soldats et marins français au nombre d’un millier tombés sous les murs de Candie. » Et paf ! Je viens, d’un coup, de franchir au moins trois mille ans. Aussi bien ou mieux qu’une machine à remonter le temps. Bigre ! Le petit-fils d’Henri IV à la tête des mousquetaires du roi, de la cavalerie, des troupes de marine ! Lorsque ces braves franchirent l’espace marin pour se porter au secours de la garnison de Candie, cela faisait vingt ans que le reste de la Crète était aux mains des Ottomans. Chania (La Canée) et Réthymno étaient tombées depuis longtemps. Seule, cette formidable forteresse résistait encore. Entre autres nations, la France, en la personne de Louis XIV, envoya des troupes pour défendre ce « dernier boulevard de la chrétienté ».

Tranquillement installée dans ce jardin, je salue la ville qui eut la prouesse de résister à un siège des Turcs durant 21 an. Grâce à la solidité de sa construction, grâce aux renforts envoyés régulièrement par les puissances occidentales dont la France, la forteresse semblait imprenable. Elle fut pourtant prise en 1669 après la trahison d’un colonel du génie qui se rendit aux forces assiégeantes et les informa de certaines faiblesses sur les murs des bastions est et ouest. Comme je suis en Crète, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement entre Ariane qui dévoila les secrets de conception du labyrinthe à Thésée et cet ingénieur qui fit de même avec les ennemis en dévoilant des faiblesses architecturales.

Petite revue de ce que nous aurions pu voir

Au moment où nous quittons le centre ville, j’adresse un salut à Nikos Kazantzakis dont la tombe est situé sur le bastion Matinengo. Kazantzakis dont « Le Christ recrucifié » a été pour beaucoup dans ma maturation spirituelle quand j’avais seize ans. En revanche, je n’avais pas aimé « Zorba le grec », trop grec et trop folklorique à mon goût, pas assez universel. Lorsque, au début des années 1970, est parue la traduction en français de son « Odyssée », j’ai revécu l’amertume qui m’avait submergée lorsque j’étais parvenue aux dernières lignes grecques du dernier chant de l’oeuvre d’Homère qui était au programme de ma deuxième année de licence. En découvrant, au cours de ma traduction, qu’Ulysse était condamné par les dieux à repartir sur la mer en punition de ses crimes, l’horreur d’un tel gâchis m’avait coupé la respiration, un bref instant. Tout ça pour ça ! Et vive la théorie de l’absurde, façon Albert Camus !

Une autre pensée pour la cathédrale et la bombe de 1941 encastrée dans un de ses murs et qui n’a jamais explosée. Quant à L‘histoire de l’église Saint-Titus, elle résume à elle seule les vicissitudes subies par les édifices religieux crétois au cours des siècles. Construite en 961 par des Byzantins qui, après avoir chassé les Sarrazins, étaient soucieux de réveiller une foi chrétienne dont ils craignaient qu’elle ait été amoindrie par les influences de l’Islam. Détruite en 1544 par un incendie, puis reconstruite, transformée en mosquée, détruite en 1856 par un tremblement de terre, à nouveau reconstruite. Le terme de « mosquée » m’amène, tout naturellement, à évoquer le faux pas fatal que firent les Ottomans, le jour où, le 5 août 1897, ils décidèrent du massacre d’un grand nombre de personnes dont des Anglais venus prêter main forte aux révoltés. La présence d’Anglais parmi les victimes fit un scandale au Royaume uni, en France et en Russie, ce qui obligea ces pays à ne plus fermer les yeux sur ce qui se passait sur l’île. À Iraklio, la rue du 25 août (25sis avgoustou) rappelle cet épisode.

Retour à Arkhanes par la route de montagne qui nous fait découvrir un aspect du paysage qui sera une constante presque partout où nous irons : vallons qui se succèdent ; moutonnement de collines basses qui se renouvelle après chaque passage d’un col ; coteaux pentus tous plantés d’oliviers bien alignés qui donnent un air de verdure partout où l’oeil se pose. Je pense que cette impression est accentuée par le fait qu’ils sont taillées bas pour faciliter la récolte et qu’ils développent donc une ramure d’autant plus touffue. C’est ainsi que la route défile, paresseuse, suivant docilement les courbes d’une vallée étroite. Impassibles les vignes ou les oliviers des coteaux poursuivent leur conversation sans nous accorder un seul regard. Nous nous vengeons en adoptant la première pente venue pour quitter ce lieu d’indifférence et gagner une autre vallée…

sources documentaires : Crète – Encyclopédie du voyage, éd. Gallimard / Dervenn Claude – La Crète vivante, éd. Horizons de France, 1957 / Malamut Isabelle – Les Iles de l’Empire byzantin, chapitre III Villes, villages, lieux-dits de l’Empire / Homère – L’Odyssée, traduction Philippe Jaccottet, éd. La Découverte, 1982

i La Crète aux cents villes, Paul Faure, Bulletin de l’Association Guillaume-Budé, 1960 publié sur le site Internet Persée.